C’estC’est un point de discussion discret mais aux impacts climatiques énormes qui est sur la table des négociations de la COP27 à Charm el-Cheikh en Égypte. L’article 6 de l’accord de Paris de 2015 vise à mettre en place un marché international du carbone, c’est-à-dire des mécanismes d’échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre entre des pays ou des entreprises qui en émettent trop, et des pays ou des firmes qui en émettent moins.
Toutefois, cette marchandisation du CO2 manque encore de régulation et a surtout servi à maintenir le business as usual des multinationales les plus pollueuses ou des États riches, au détriment des pays du Sud.
Chargée de plaidoyer climat à CCFD-Terre Solidaire, Myrto Tilianaki suit de près les négociations en cours. Elle revient pour Mediapart sur ces pourparlers et sur les principales dérives des projets de compensation carbone en matière de droits humains, de greenwashing et de préservation des écosystèmes.
Mediapart : Pouvez-vous brièvement nous expliquer en quoi consiste le marché carbone qui est actuellement en cours de négociation à la COP27 ?
Myrto Tilianaki : À la suite du protocole de Kyoto [traité climatique signé en 1997 et appliqué à partir de 2005 – ndlr], un premier marché du carbone international a été mis en place : le mécanisme de développement propre. Le principe était que le Nord puisse déployer dans les pays du Sud des projets réduisant les émissions de gaz à effet de serre – plantation d’arbres, pose de panneaux solaires, etc. – en contrepartie de l’obtention de crédits carbone garantis par les Nations unies.
Mais ce mécanisme a tourné à l’échec. Des entreprises des pays riches sont venues avec des projets qu’on peut qualifier de néocoloniaux, et qui intentaient aux droits humains. Au Panamá, des populations autochtones ont été expropriées de leurs terres pour la construction d’un barrage hydroélectrique, et en Inde, des communautés ont été intoxiquées par une installation d’incinération de déchets.
Le libre consentement des populations impactées par ces projets dits « verts » n’était pas pris en considération. Et en aucun cas le mécanisme de développement propre n’a réduit les émissions de CO2. Après cette expérience, l’idée a été soumise durant la COP21 de Paris de 2015 de créer un marché international du carbone mieux encadré. Le principe a été inscrit dans l’article 6 de l’accord de Paris.
Que retrouve-t-on dans cet article ?
Il définit principalement deux mécanismes. Premièrement, un processus qui permettrait à un État qui aurait dépassé ses objectifs nationaux de réduction d’émissions de vendre ses tonnes de carbone « économisées » à un autre État qui ne serait pas parvenu à baisser suffisamment ses rejets de CO2.
Pour vulgariser : si j’ai réduit mes émissions de 110 tonnes de CO2 et que je me suis fixé comme objectif 100 tonnes de CO2 à la fin de l’année, je peux vendre les 10 tonnes restantes à quelqu’un qui n’a pas atteint ses objectifs.
Deuxièmement, l’article 6 prévoit un mécanisme d’échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre entre des États ou des entreprises qui en émettent trop, et des pays ou des firmes qui en émettent moins.
L’an dernier à la COP26 de Glasgow, les États se sont entendus, après six ans de négociations, sur la mise en application de cet article 6, avec ces deux mécanismes majeurs. Un dispositif de plainte a aussi été acté pour que les individus et les communautés négativement impactés par des projets de compensation carbone puissent se défendre juridiquement.
Où en est-on de la mise en œuvre de ce marché carbone, après plus d’une semaine de pourparlers à la COP27 ?
Une instance technique a émis des recommandations pour réglementer ce nouveau marché mondial du carbone. Toutefois, en omettant d’établir des garanties de base en matière de droits humains, cette proposition donnerait aux gouvernements nationaux une marge de manœuvre considérable pour établir leurs propres règles.
Ce groupe de travail spécifique a aussi proposé que les terres agricoles et les océans soient inclus dans les projets de compensation carbone. Cela ouvre la voie à des projets qui peuvent avoir des impacts dévastateurs sur les écosystèmes agricoles et marins. La société civile a alerté les États sur la dangerosité de ces recommandations et, a priori, les discussions seront reportées à la COP28, l’an prochain.
En attendant, les marchés carbone sans aucune régulation internationale sont en pleine explosion…
L’année dernière, António Guterres, le secrétaire général de l’ONU, a alerté sur le fait que de trop nombreuses multinationales et banques s’étaient engagées pour la neutralité carbone d’ici à 2050 alors qu’elles continuent d’investir dans les énergies fossiles.
Au lieu de baisser drastiquement ses émissions de CO2, le secteur privé privilégie en effet la compensation carbone en finançant des projets de plantation d’arbres ou de préservation de la forêt dans les pays du Sud pour pouvoir continuer ses activités nocives pour le climat.
Pour contrer ce greenwashing, António Guterres a alors lancé un groupe de dix-sept experts pour se pencher sur ce qui se cache derrière ces promesses de neutralité carbone de la part d’entreprises, d’institutions financières et même de villes. La semaine dernière, ce groupe a publié son rapport, et ses recommandations sont claires : l’achat de crédits carbone ne peut en aucun cas remplacer la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
En parallèle, John Kerry, l’envoyé américain pour le climat, a annoncé durant cette COP27 le lancement pour l’an prochain d’un nouveau marché volontaire du carbone, sans aucune réelle régulation, avec l’appui de Microsoft, de Pepsi ou encore de la fondation de Jeff Bezos, le patron d’Amazon…
Cela a été accueilli avec beaucoup de stupéfaction par les pays du Sud [Mohamed Adow, du groupe de réflexion Power Shift Africa, a dénoncé un projet « scandaleux » – ndlr]. Je rappelle qu’en août 2021 Oxfam a estimé que si l’on prenait en compte tous les engagements de neutralité carbone des États et des entreprises, l’ensemble des terres cultivées de la planète serait occupé par des projets de compensation carbone.
Quelles sont les dérives concrètes de ces marchés carbone dans les pays du Sud ?
Premièrement, trop de projets de compensation carbone violent les droits humains. Dans les pays du Sud, des accaparement de terres, des intimidations, voire des meurtres accompagnent parfois ces projets qui sont rarement co-construits avec les populations locales et qui n’ont pas pour but d’améliorer leurs conditions de vie.
Dans un article de juin 2022, Bloomberg a rapporté comment, dans le cadre d’un projet de compensation carbone du géant pétrolier BP au Mexique, des villageois étaient sous-payés et exploités pour protéger leurs propres forêts.
Ensuite, cette compensation carbone s’opère au détriment des écosystèmes locaux. TotalEnergies a commencé à planter en monoculture des millions d’acacias en République du Congo sur plus de 40 000 hectares de savanes – quatre fois la superficie de Paris.
L’université Yale a récemment démontré à quel point ces « forêts » sont mal conçues : par exemple, pour un projet de restauration de mangroves aux Philippines, à peine 2 % des arbres plantés ont survécu au bout de dix ans.
Enfin, ces marchés carbone exercent une pression foncière énorme sur les terres agricoles ou forestières.
La compagnie pétrolière néerlandaise Shell, qui prétend atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, prévoyait de planter des forêts pour absorber ses émissions. L’ONG ActionAid a calculé que cela nécessiterait des terres d’une superficie trois fois supérieure à celle des Pays-Bas ! Heureusement, en mai 2021, la compagnie a été condamnée par un tribunal néerlandais à réduire ses émissions de CO2 de 45 % d’ici à 2030.
Le comble de l’absurdité de la compensation carbone a néanmoins été atteint en août 2021. Les mégafeux en Amérique du Nord, accrus par le changement climatique, ont brûlé des hectares de forêt financés par l’industriel BP pour séquestrer ses émissions de gaz à effet de serre.
Mickaël Correia