Selon les chiffres officiels, en septembre l’inflation se situait à 12% . La Banque de Grèce prévient que ce taux pourrait probablement rester supérieur à 10% en 2023. Ces données sont évidemment importantes, mais le coût de la vie effectif supporté par les ménages est bien supérieur : en 2022, au cours des dix derniers mois, le prix du pain (et des autres produits à base de farine) a augmenté de 19,3%, celui de la viande de 17,3%, celui des produits laitiers de 24,2%, l’huile de cuisson de 16,6%, le gaz naturel de 68,4% (!), le mazout de 20,8% et le coût des transports de 30%. La vague d’augmentation des prix érode rapidement le pouvoir d’achat des salaires. Une étude syndicale a révélé que dans les ménages qui disposent du salaire minimum (750 euros), le recul du pouvoir d’achat effectif est égal à 40% du revenu mensuel. Il convient de garder à l’esprit que les salaires en Grèce ont stagné aux niveaux de 2010, que les pensions ont été réduites (jusqu’à 40% !) par rapport à 2010. Alors que les contre-réformes promulguées par les trois mémorandums consécutifs ont conduit à ce que le salaire d’une partie très importante de la classe ouvrière ne dépasse pas les niveaux du salaire minimum.
Ces conditions ont exercé une pression sur les sommets de la bureaucratie syndicale à la tête des deux grandes confédérations pour appeler à une grève générale de 24 heures. Un autre facteur qui a poussé à cette décision est l’exemple international : les annonces ayant trait aux grèves en Grande-Bretagne, en Allemagne, en France, en Belgique, etc. Ces dernières deviennent très populaires parmi les travailleurs et travailleuses qui commencent à les considérer comme un « modèle » d’action.
La grève a été déclarée assez tôt, ce qui a donné beaucoup de temps (plus d’un mois) pour œuvrer à sa préparation. Il ne fallait pas attendre une mobilisation préparatoire importante de la part de la bureaucratie syndicale. Après de nombreuses années d’inertie, il est maintenant peu crédible qu’ils puissent mobiliser des parties importantes de la classe laborieuse, même lorsqu’elle le veut ponctuellement. L’appel à la grève a été repris par les forces de gauche dans les syndicats – principalement le Parti communiste et les organisations de la gauche radicale/anticapitaliste – qui ont fait ce qu’elles pouvaient (au maximum) pour préparer la grève et mobiliser les salarié·e·s.
Cet effort conscient allait de pair avec une colère et une indignation généralisées au sein de la classe qui se traduisaient par de nombreuses « petites » luttes éparses. Par exemple, la lutte dans un établissement vinicole appelé « Malamatina » contre les licenciements et la tentative de briser le syndicat ; la lutte dans les mines de ferronickel Larco contre leur privatisation ; la lutte des travailleurs des navires et ferries contre les conditions de travail brutales ; la lutte pionnière des livreurs de E-Food et Wolt [groupe finlandais]. L’effort de mobilisation a également trouvé un écho favorable dans les rangs des salarié·e·s du secteur public dans lequel s’exprime une résistance – principalement dans les hôpitaux, les écoles, les transports publics et parmi les travailleurs municipaux – qui constituent l’épine dorsale du salariat organisé en Grèce.
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Le résultat final a été un succès significatif de la grève. Elle a été la plus importante depuis la défaite du mouvement social, suite à la trahison par le gouvernement d’Alexis Tsipras du résultat du référendum de juillet 2015 [61,31 avaient voté non aux « propositions » des créanciers]. Au-delà des bastions syndicaux du secteur public, la grève a également été présente dans le secteur privé.
Les manifestations des grévistes à Athènes, Thessalonique, Patra et dans 75 autres petites villes ont été marquées par une forte affluence et une expression militante de la colère de la classe laborieuse. A Athènes, la police a enregistré 20 000 manifestants, mais la vérité est que la manifestation était au moins deux fois plus nombreuse. Les chiffres sont toujours importants, mais il existe d’autres éléments plus qualitatifs et politiques. Pour la première fois après la victoire de la droite en juillet 2019, la composition de la mobilisation gréviste n’était pas limitée principalement au milieu des militant·e·s organisés/politisés de la gauche. Etait évidente la présence de couches plus larges de travailleurs et travailleuses sous les bannières de leurs syndicats, scandant leurs slogans et exprimant leurs revendications.
Dans la tradition établie au cours des années précédentes, il y avait dans de telles occasions des lieux de ralliement distincts, qui reflétaient les différents « clusters » : un autour du Parti communiste et de son organisation PAME (front syndical) ; un autour des deux grandes confédérations syndicales (ADEDY et GSEE) ; un autour des forces de la gauche radicale/anticapitaliste. Mais cette fois, l’ampleur des rassemblements a conduit à une unification de facto des différents « blocs » en un seul courant de grévistes qui a envahi les rues du centre-ville d’Athènes pendant des heures. A l’intérieur de ce courant de grévistes pouvaient nager « comme des poissons dans l’eau » les étudiant·e·s qui se battent contre la présence permanente de la police sur les campus, les courants féministes organisés qui luttent contre le sexisme omniprésent, les petits commerçants inquiets de leur disparition, etc.
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Il est évident que la grève du 9 novembre peut probablement constituer le début d’une progression dans les luttes des travailleurs et travailleuses dans la période à venir. La question cruciale est donc de savoir où nous allons à partir de là. Cette question n’est pas très pertinente pour les dirigeants de la bureaucratie syndicale qui ont appelé à la grève principalement pour se dégager leurs responsabilités et désamorcer la pression de la base. Ces dirigeants, principalement du GSEE et d’ADEDY, sont satisfaits du succès du 9 novembre et refusent d’organiser tout débat sur les prochaines étapes. Or la question est cruciale pour les syndicalistes de gauche qui ont été ceux qui se sont mobilisés pour le 9 novembre et doivent maintenant affronter la question de l’unité d’action dans les syndicats [très marqués par les présences structurées de forces politiques], comme condition préalable pour pousser à un renforcement des luttes.
Ce ne sera pas une promenade de santé. Le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis a protégé le système par une législation qui rend encore plus difficiles l’organisation syndicale sur le lieu de travail et surtout la grève. Les changements brutaux dans les rapports de travail rendent également plus difficile la perspective d’expressions spontanées de militantisme de la classe ouvrière. Mais le succès du 9 novembre montre que nous avons atteint, semble-t-il, un point de basculement dans ce processus.
Le succès de la grève générale aura inévitablement des répercussions politiques.
Tout d’abord, il s’agit d’une contestation retentissante d’une importante prétention gouvernementale selon laquelle Mitsotakis est capable de promouvoir les contre-réformes néolibérales les plus provocantes, tout en parvenant simultanément à maintenir le mouvement ouvrier paralysé et inactif. Le « message » selon lequel cette situation peut être inversée est encourageant pour de larges couches de la population. Mais il constitue également un avertissement pour les pouvoirs en place.
Car le réveil de la classe ouvrière le 9 novembre s’est produit à un moment très « délicat » pour le gouvernement de Mitsotakis. Le pays est secoué par les révélations sur la surveillance étendue de nombreuses personnalités (politiciens, journalistes, chefs d’entreprise, etc.) par le Service national de renseignement (EYP, placé sous la surveillance immédiate du bureau du Premier ministre), en collaboration avec des sociétés privées qui vendent des logiciels espions tels que Predator (le produit d’une société israélienne qui s’est établie à Athènes avec Chypre comme intermédiaire). Lorsqu’il a été révélé que le EYP utilisait le logiciel espion Predator pour surveiller le leader du PASOK Nikos Androulakis, le Premier ministre a été contraint de sacrifier le coordinateur de son Bureau et le chef du EYP pour essayer de s’en sortir. La suite des révélations a prouvé que parmi les personnes surveillées se trouvaient d’anciens ministres et hommes politiques de SYRIZA, l’ancien premier ministre et ex-leader de Nouvelle Démocratie, Antonis Samaras, ainsi que l’actuel ministre des Affaires étrangères, Nikos Dendias. La grande surprise est venue lorsqu’il a été révélé que parmi les victimes de Predator, il y avait aussi l’oligarque Vagelis Marinakis (armateur, magnat des médias et propriétaire du populaire club de football Olympiakos), ainsi que des proches de la famille Vardinogianis [présente dans le secteur pétrolier et gazier, les transports maritimes, etc.], qui est sans doute le groupe capitaliste le plus puissant du pays.
Vagelis Marinakis a déjà manifesté sa colère contre le gouvernement, visant Mitsotakis pour avoir permis l’établissement d’un « réseau fasciste » au sein du gouvernement, en violation ouverte de la Constitution. La cohérence du parti Nouvelle Démocratie et la survie du gouvernement dépendront des prochains épisodes du scandale de la surveillance.
Mais la synchronisation d’une crise en haut (l’explosion des contradictions et des conflits au sein de la classe dirigeante…) avec une montée du militantisme en bas (avec la grève du 9 novembre comme signal) constitue un scénario cauchemardesque pour Mitsotakis. Les jours insouciants de sa domination sans entrave – lorsqu’il devait faire face principalement à la faible et modeste opposition de SYRIZA – sont révolus. Dans le domaine politique, nous vivons le début de la fin pour un gouvernement extrêmement réactionnaire et dangereux. La question centrale est de savoir si le mouvement ouvrier et populaire trouvera le moyen de transformer la crise gouvernementale en une occasion de mettre en avant les besoins et revendications des travailleurs et travailleuses et de lutter pour les imposer. Le succès de la grève générale du 9 novembre nous permet d’envisager cette question de manière plus optimiste.
Antonis Ntavanellos