Ils sont censés jouer un rôle central dans la stratégie économique définie par le Parti quelques années avant l’accession au pouvoir de M. Xi Jinping en 2012 : diminuer la part des investissements étrangers et celle des industries d’exportation de produits à faible valeur ajoutée dans l’économie et accroître celles de la demande intérieure, de la haute technologie et de la finance. Qui peut tirer la croissance par sa consommation et occuper les emplois très qualifiés dont l’économie chinoise a besoin, si ce n’est cette classe moyenne (
Elle est également censée servir de modèle aux classes populaires, c’est-à-dire aux paysans. Pour l’heure, il y a une adéquation presque parfaite entre classe moyenne et classe urbaine : celle qui peut profiter des nouvelles occasions en matière d’éducation, d’emplois et d’accumulation patrimoniale. Néanmoins, la seule façon d’en élargir les contours est d’y incorporer les travailleurs-paysans (mingong) qui se sont rués dans les villes pour servir de main-d’œuvre au « miracle chinois ». Encore faut-il « civiliser » ces masses, c’est-à-dire, dans la logique du pouvoir, les initier au bon comportement, au bon goût, à la civilité. C’est la mission assignée à la classe moyenne, par le discours officiel et le système éducatif (
Elle doit également donner le bon exemple politique. Elle est légitime à protester mais dans la modération. Elle est invitée à participer au processus continu d’amélioration du « système légal », à condition de ne pas remettre en cause le système politique. Elle doit donc se comporter de manière à la fois progressiste — en faveur de la modernisation — et conservatrice — afin de maintenir la stabilité.
« Restons couchés »
Ce rêve d’une moyennisation presque totale de la société, omniprésent dans tous les mots d’ordre officiels de « petite prospérité » ou de « prospérité commune », se heurte aux difficultés économiques actuelles, aux contradictions de la société et à l’apparition d’autres imaginaires sociaux. Le phénomène s’observe dès le début des années 2000, même si la pandémie l’a accentué.
Ainsi, la nouvelle économie tarde à prendre le pas sur l’ancienne. Surtout, elle ne permet plus de satisfaire les désirs d’ascension sociale de la population. Les universités continuent de former un personnel qui entre sur un marché du travail déjà saturé. L’économie « traditionnelle » semble atteindre ses limites. Les délocalisations des usines chinoises ou étrangères se multiplient, et la construction qui tirait la demande est entrée en crise de surproduction (lire « En Chine, les fragilités d’un président tout-puissant »). Les potentiels futurs membres de la classe moyenne sont au chômage ou contraints d’accepter des emplois dans les plates-formes de commercialisation ou le secteur de la livraison, mal rémunérés.
Les positions sociales se rigidifient : les nouveaux venus ont du mal à se faire une place, les parvenus tournent en rond. Les revenus n’augmentent plus, mais les charges s’accroissent. Les prix de l’immobilier ont explosé depuis la fin des années 1990, obligeant les jeunes à s’endetter ou les parents à vendre un appartement, quand ils le peuvent, pour financer ce premier achat. Les frais de scolarité des enfants s’accumulent pour payer l’école (mais aussi les cours extrascolaires, malgré leur interdiction) et pour se loger dans les quartiers offrant de bons établissements scolaires, ce qui renchérit d’autant les projets immobiliers.
De plus, avoir le sentiment d’appartenir à la classe moyenne — les « gens bien » — suppose de répondre à ses normes du bon goût et de consommation. Le « luxe » (en réalité le demi-luxe) est devenu un mode de vie. Il faut acheter un certain type de vêtements, de meubles, de voitures, de téléphones portables, vivre dans un certain quartier, aller manger dans certains restaurants, voir certains spectacles et visiter certains pays, faire du sport, surveiller sa santé, tout en s’occupant de ses vieux parents…
Il faut aussi compter avec les charges de santé qui ont augmenté ces dernières années, alors que les systèmes d’assurance médicale collective n’en couvrent qu’une proportion sans cesse déclinante. Cotiser à des assurances privées devient indispensable. Si les employés des grandes entreprises et les fonctionnaires réussissent à surnager, ce n’est plus le cas des travailleurs indépendants ou des petits patrons. Ayant entraîné le confinement de millions d’individus et l’arrêt de tout déplacement, la pandémie a remis en cause la vitalité de millions de petites et moyennes entreprises dont les marges étaient déjà réduites. Certains petits patrons ne peuvent plus payer leurs traites.
Alors que, depuis l’ouverture des années 1990, s’était installée l’idée que chaque génération allait continuer à profiter d’une situation meilleure que la précédente, la croyance dans une croissance perpétuelle du niveau de vie, ou pour le moins dans la reproduction sociale des statuts, disparaît. Chacun se sent pris dans une spirale infernale de dépenses et de dettes, remettant en question tout sentiment de sécurité.
Ce qu’illustre parfaitement l’immobilier. Les grands-parents et les parents ont accumulé un capital considérable dans ce secteur qui représenterait 70 % de l’ensemble du patrimoine des ménages (
Bien sûr, il est toujours possible d’aller travailler dans des villes moyennes au niveau de vie plus bas. Mais les perspectives de carrière et la qualité des institutions scolaires y sont moins bonnes. N’est-ce pas déchoir que de quitter la métropole, symbole de réussite et de statut social ?
La classe moyenne ne se contente pas d’exprimer son angoisse dans la sphère privée. Elle la partage sur les réseaux sociaux et mène parfois des actions collectives. Récemment, plusieurs mouvements d’opinion sont apparus qui, tous, revendiquent une rupture avec les normes et les valeurs de réussite sociale à tout prix, de compétition permanente et de culte du travail. Le plus célèbre, « Restons couchés » (Tangping), rappelant le célèbre « droit à la paresse », préconise de se retirer du jeu social, de travailler juste ce qu’il faut pour survivre, de ne pas se marier, de ne pas avoir d’enfants et de profiter de la vie. Selon le célèbre sociologue Sun Liping, ceux qui professent et surtout pratiquent cette éthique sont les enfants de parents qui ont travaillé dur pour accumuler une solide richesse ; « rester couché » est un luxe (
Les « prospères » se rebiffent
En parallèle, des manifestations éclatent, comme en avril dernier, quand cinq banques régionales ont gelé les comptes de 300 000 personnes. L’argent semblait avoir disparu dans des investissements hasardeux, notamment dans l’immobilier. Depuis cet été, un mouvement de boycott des remboursements de prêts immobiliers prend forme. Il concerne 320 programmes à l’arrêt parfois depuis plusieurs mois, dans une centaine de villes.
Le plus curieux dans la situation actuelle n’est ni que le rêve de la moyennisation de la Chine s’éloigne ni que les « privilégiés du miracle » s’insurgent, mais que le Parti ait pris la mesure du malaise et essaie de le contenir. Certes, il s’inquiète de cette jeunesse sans conscience civique (et nationaliste) qui ne veut plus travailler. Dans le même temps, les chercheurs sont autorisés à critiquer la faiblesse des politiques publiques. Selon eux, le gouvernement devrait mieux financer les assurances sociales pour la santé ou les retraites, lutter contre les inégalités sociales et l’ultra-richesse, baisser les frais de scolarité et de l’immobilier, rendre moins compétitifs les examens, obliger les entreprises à moins harceler leurs employés et à favoriser la coopération au détriment de la lutte de tous contre tous. Manifestement, certains dirigeants communistes souhaitent de telles réformes.
Ainsi, quand les autorités du Henan ont voulu freiner les protestations des épargnants floués par les banques, en en arrêtant quelques-uns et en annulant le passe sanitaire de 1 300 personnes afin de les empêcher de se rendre aux manifestations, le gouvernement a pris rapidement des mesures d’apaisement (
Certes, la question de la « classe moyenne » ne sera pas inscrite telle quelle dans l’agenda du Congrès. Mais elle sera présente dans tous les esprits et abordée dans tous les débats. Que ce soient les défis du développement économique, la lutte contre les inégalités, la « prospérité commune », la stabilité sociale, les « prospères » sont au centre des préoccupations du pouvoir. Leurs problèmes sont même parfois instrumentalisés par les autorités locales dans leurs rapports de forces avec le gouvernement central. Elles sont censées prévenir de tels mouvements, mais elles jouent aussi sur l’anxiété des responsables nationaux devant de possibles débordements pour obliger Pékin à dédommager les « gens bien ».
Ces mécontentements n’annoncent pas pour autant une prochaine révolution ou une imminente déstabilisation du régime. Il n’existe aucun signe de remise en cause de la mainmise du PCC au nom d’une autre construction politique. Est-ce que le contrat social actuel — une Chine puissante et prospère contre le maintien du parti unique — serait mieux assuré par une forme de démocratie de marché ? On peut en douter : les mouvements d’opinion et de protestation reflétant l’angoisse de la classe moyenne visent plus la société capitaliste que le régime. Néanmoins, les « gens bien » attendent d’être rassurés, ce sera aussi une des tâches du congrès.
Jean-Louis Rocca
(
(
(
(
(
(