SindhSindh (Pakistan).– Des champs submergés d’eau à perte de vue. Et des réfugié·es installé·es dans des campements de fortune sur chaque bout de terre disponible, aux abords des villages sinistrés. Depuis trois mois, les routes du Sindh (Pakistan) ont pris l’allure d’un décor de film d’épouvante : des villages entiers recouverts d’eau, des habitant·es morts noyés, des récoltes détruites et des millions de personnes déplacées internes contraintes de fuir leur maison ravagée par les eaux, perdant tout ou presque de leurs effets personnels et s’enfonçant dans la grande pauvreté.
À quelques kilomètres de Qazi Ahmed, une petite ville située au nord du Sindh, la famille de Nour Hatoun tente de survivre au milieu de l’eau contaminée et des bêtes dont ils s’occupent : des chèvres et des vaches qu’un agriculteur a bien voulu leur confier contre quelques centaines de roupies (moins de cinq euros). « Ça, c’est notre maison », pointe-t-elle du doigt, réajustant le foulard rose et vert qui recouvre ses cheveux. « Elle est totalement détruite, on a tout perdu. Même nos animaux sont morts dans les inondations. »
Engloutie par les eaux, la ville de Khairpur Nathan Shah refait surface lentement. © Photo Nejma Brahim / Mediapart
Encerclée par les eaux, une partie de la maison commence à émerger. À une cinquantaine de mètres de là, et alors que les femmes du camp signalent la présence de serpents, la silhouette d’une fillette apparaît au loin, traversant tant bien que mal le « lac » qui s’est créé sur les terres de ses ancêtres, un bébé dans les bras. « Juste après les inondations, le niveau de l’eau était si haut qu’on n’a rien pu prendre. Dès qu’on a pu, on est allés chercher ces deux lits », se souvient le mari de Nour Hatoun, racontant avoir sauvé ses enfants en les portant sur ses épaules, alors que l’eau lui arrivait jusqu’au cou.
Les lits sont posés là, au milieu des chèvres et de quatre tentes faites de bâtons en bambou et de morceaux de tissu, sur lesquelles des ralli, du nom d’une couverture faite à la main et typique du Sindh, sèchent au soleil. Au milieu des cris des enfants à la mine abîmée, Sughran, 20 ans, tente de perfuser son nouveau-né, âgé de 15 jours, qui souffre de la chaleur. « J’ai pu accoucher à l’hôpital de Qazi Ahmed », explique celle qui n’aura connu que les inondations et ce camp insalubre durant la fin de sa grossesse.
Les enfants sont tous malades, enchaîne Waqar, une autre femme du camp. Les moustiques profitent de l’eau stagnante pour propager la malaria partout dans le Sindh, touchant les populations les plus vulnérables. Waqar se dirige vers une tente placée à l’écart, où elle a réussi à créer, pour son fils atteint de la dengue et allongé sur un lit dans l’obscurité, un « courant d’air ». « Le médecin nous a dit qu’il fallait faire tomber la fièvre comme ça. » Elle a donc investi dans un ventilateur dès qu’elle a pu, qu’elle parvient à faire fonctionner grâce à un panneau solaire.
Des camps de déplacés internes à perte de vue
La famille aurait pu, admet-elle, rejoindre l’un des camps « officiels » réservés aux déplacé·es internes. Mais pas question de prendre le risque de perdre leurs terres, sur lesquelles ils vivent depuis 14 ans. Elle accuse un élu local, propriétaire des terres voisines, d’avoir pompé et détourné l’eau des inondations pour que celle-ci soit dirigée vers leurs terres. « L’eau devrait être absorbée d’ici deux mois. Après, on devra reconstruire notre maison. Les fondations ont été endommagées », résume l’un des hommes.
L’un des nombreux camps de déplacés internes, à Sehwan, dans le Sindh. © Photo Nejma Brahim / Mediapart
Aux abords du village de Johi (Dadu), à l’heure du déjeuner, un jeune homme revient sur le camp de réfugié·es surnommé « Benazir Colony », où les tentes de l’Agence nationale pour la gestion des catastrophes naturelles (National Disaster Management Authority, ou NDMA) longent la route. Il est fier de rapporter trois poissons, suspendus à un fil de pêche, qu’il pourra revendre 100 roupies chacun (soit 46 centimes d’euro). « Avec ça, je peux offrir un repas à ma famille [soit cinq personnes – ndlr] », dit en souriant Ghulam Din, entouré d’enfants aux vêtements noircis par la crasse et aux cheveux brûlés par le soleil.
Un peu plus loin, Faky Muhammad, un homme d’une soixantaine d’années vêtu d’un shalwar qameez vert émeraude, dénonce le manque de suivi des autorités, qui « se renvoient la balle » quant à leur sort. « Ça fait deux mois qu’on vit ici. Au début, on a reçu l’aide de l’armée et des ONG, mais depuis vingt jours, plus rien. Et des personnes qui n’ont pas souffert des inondations sont venues profiter des aides sur le camp. » Le père de famille dit ne pas pouvoir retourner vivre dans sa maison, détruite et encore encerclée par l’eau.
Sur le camp officiel de Sehwan, la ville la plus proche, des centaines de tentes sont installées par rangées sur des terres épargnées par les inondations. Celles et ceux qui n’ont pas trouvé de place se sont installés tout près, le long de la route, comme Lala, qui entame son troisième mois ici. La jeune femme est originaire de Khirdin, un village situé près du lac Manchar, qui a débordé lorsque la digue a cédé. Elle, son mari et leurs enfants n’ont eu d’autre choix que de fuir leur habitation pour venir se réfugier ici, tout comme en 2010, lors des dernières inondations qui ont frappé le Pakistan.
Ici, certains hommes sont pêcheurs, d’autres agriculteurs. Personne, jurent-ils, ne compte quitter ses terres ou son village, et si d’autres catastrophes naturelles venaient à se présenter, ils reviendraient se réfugier là en attendant de pouvoir regagner leur maison. « On veut vivre et mourir chez nous », susurre Lala. Les enfants qui s’agrippent à ses genoux toussent, encore et encore, tandis que d’autres, plus vifs, descendent en contrebas pour se laver dans la rivière.
Une femme et plusieurs enfants s’y seraient déjà noyés en faisant leur toilette, précisent les réfugiés. C’est aussi cette eau qu’ils utilisent pour boire ou cuisiner, dans une marmite posée à même le sol, tout près d’un bidon miteux servant à la transporter. Après avoir reçu l’aide matérielle de l’agence NDMA et des ONG, tous affirment que désormais le gouvernement aurait « coupé les aides » pour les inciter à rentrer chez eux, considérant que le niveau de l’eau aurait baissé. « Mais nos maisons sont toujours pleines d’eau ! »
Une famille s’est installée sur la route près de Khairpur Nathan Shah, en attendant que sa maison émerge des eaux. © Photo Nejma Brahim / Mediapart
Un homme, âgé de 50ans, semble encore traumatisé par les événements. Lorsque l’eau a envahi son village, son cousin a été emporté par les eaux et s’est noyé, tout comme deux de ses voisins. À quelques mètres de là, sur le camp des déplacé·es internes, la stratégie adoptée par l’État semble faire effet : « On va essayer de rentrer chez nous, il n’y a plus rien ici pour nous aider », lâche un père de famille en chargeant l’arrière d’un pick-up. La famille espère s’installer près du lac Manchar pour pouvoir pêcher, en attendant que le niveau d’eau baisse.
Selon Sikander Marri, médecin pour l’organisation gouvernementale Neotic, un quart des personnes déplacées internes installées dans la région de Sehwan seraient déjà parties. « On estime qu’il y a environ treize camps dans les alentours et encore près de 10 000 familles sous tente, chacune d’elles ayant au moins quatre enfants. » Dans le Sindh, plus de 14,5 millions de personnes ont été affectées par les inondations. C’est la région la plus touchée devant le Baluchistan, avec 757 morts (près de la moitié des morts au niveau national), 8 422 blessés, plus de 430 000 bêtes tuées, plus d’un million de maisons détruites et 8 389 kilomètres de routes endommagées.
Vendredi 21 octobre, devant le camion du docteur Marri faisant office d’infirmerie mobile, une longue file d’attente s’étire sur plusieurs mètres. Le médecin voit entre 200 et 300 personnes par jour, contre 600 peu après les inondations. « On observe beaucoup de cas de malaria, de dengue et même d’hépatite B et C. Les déplacés internes ont tout perdu et n’ont souvent pas de quoi se nourrir et se couvrir. La malnutrition et les infections respiratoires font donc aussi leur apparition aujourd’hui », souligne-t-il en auscultant un bébé souffrant de diarrhée sévère. « On vit sur le camp et il est malade depuis plusieurs jours. On ne sait plus quoi faire », regrette sa mère. Depuis quelque temps, les cas de pneumonie augmentent également chez les tout-petits.
Des maisons et des terres ravagées par les eaux
Au soleil couchant, dans le petit village d’Abdul Hakim, composé d’une quinzaine de maisons et de champs de coton submergés d’eau, l’ombre d’Abdul Aziz apparaît au loin, au milieu des briques et des herbes hautes qui ont prospéré dans l’eau stagnante. L’adolescent avance doucement, un pas après l’autre, conscient de piétiner les ruines de sa propre demeure. Les deux tiers de la maison ont été détruits, dont les chambres, la cuisine et la salle de bains ; ainsi que le muret qui la séparait de leurs champs, et qui avait été construit après les inondations de 2010.
« On pensait qu’il nous protégerait d’autres catastrophes, mais il a vite cédé », confie Dilshad, veuve et mère de deux enfants. La famille a fui dès que l’évacuation a été annoncée, souvent via la mosquée. Elle est revenue vivre ici dix jours plus tôt, tout en sachant qu’elle n’aurait pas les moyens de remettre sur pied sa maison avant des années et que l’eau aux alentours ne serait pas absorbée avant deux mois. « Ma seule préoccupation est notre prochain repas. » Son beau-frère, agriculteur, leur apporte des vivres de temps à autre. La famille a improvisé une cuisine en empilant quelques briques pour former un four.
Dans le village d’Abdul Hakim, une famille tente de se réinstaller dans les ruines de sa maison. © Photo Nejma Brahim / Mediapart
Dilshad a également vendu le peu de réserves de blé qu’elle a pu sauver des inondations pour avoir un peu d’argent. Sa fille Soumaya est assise sur l’un des lits installés dehors et ne décroche pas un mot. « On ne peut pas dormir dans la partie qui tient encore debout, car elle peut s’écrouler à tout moment », explique Abdul Aziz. Dilshad ne pourra jamais revendre ces terres, qu’elle ne peut exploiter pour l’instant, pour partir s’installer ailleurs : « Elles appartiennent à nos ancêtres. Même si on sait qu’il y aura d’autres catastrophes à l’avenir, sûrement pires que celles-ci, on restera. »
Un sentiment à moitié partagé par ses voisins, qui vivent de l’autre côté de la route et sont eux aussi venus se réinstaller dans leur habitation ravagée par les intempéries. « Ce sont les troisièmes inondations que je vis, d’abord en 1976, quand j’étais enfant, puis en 2010. Cette fois-ci, elles sont dix fois plus importantes », assure Hedayet, entourée de ses cinq enfants – deux de plus sont à l’hôpital – et de son mari, au milieu des gravats. « Je n’aurais jamais cru que ça pourrait être aussi intense. Quand on était sur le camp de réfugiés, j’ai cru comprendre que les prochaines seraient plus massives encore. »
Les pommettes saillantes, sublimées par un piercing au nez, elle se dit inquiète du dérèglement climatique – le réchauffement climatique aurait augmenté de 50 % les pluies extrêmes au Pakistan –, et bien qu’elle ne soit pas « attachée » aux terres environnantes, qui ne lui appartiennent pas mais qu’elle cultive avec ses proches, elle imagine mal pouvoir quitter le milieu rural. « On n’a pas fait d’études, personne ne nous considérera en ville. Ici, on a des contacts qui nous font travailler, on arrive à s’en sortir. »
Mais comment faire face aux conséquences de la crise climatique, comme la contamination de l’eau des puits, que personne ici ne consomme déjà plus depuis 2010 ?
Le lendemain, sur la route menant à Khairpur Nathan Shah, ville de 100000 âmes, des habitants avancent difficilement dans l’eau, à pied, en charrette ou à scooter, pour rejoindre leur habitation. Les eaux ont englouti près de 80 % de la ville lors des inondations, allant jusqu’à recouvrir totalement une pompe à essence et les arbres reposant sur les champs. « Seule une petite partie a été épargnée, car elle est légèrement surélevée par rapport au reste de la ville », indique Saba, qui a dû s’installer, avec vingt de ses proches, sur un bout de terre sèche sur le bord de la route.
Hedayet et son mari ont déjà vécu trois inondations et s’attendent encore à d’autres catastrophes naturelles. © Photo Nejma Brahim / Mediapart
Il faut s’enfoncer dans les ruelles pour découvrir de petits groupes d’habitants, survivant dans les décombres du cataclysme. Saba revient ici régulièrement pour surveiller le niveau de l’eau : « Ma maison est encore noyée, on va devoir attendre au moins deux mois pour pouvoir la reconstruire. » Avec son fils et l’un de ses voisins, elle monte à bord d’un petit bateau pour rejoindre les ruines de son habitation. En guise de rame, l’homme plonge un bâton en bambou dans ce lac artificiel qui a torpillé toutes les habitations sur son passage.
« C’est ma maison », lance-t-elle alors que rien n’apparaît sous nos yeux. Elle pointe du doigt le fond de l’eau, où les briques se sont accumulées pour former un tas, puis parvient à en extraire une hors de l’eau. La scène est apocalyptique. En poursuivant son chemin, l’embarcation s’arrête devant plusieurs habitations dont les murs ont été avalés. Ce sont celles de sa mère et de sa sœur, et, comme si de rien n’était, plusieurs enfants s’occupent à jouer au milieu des ruines, tandis qu’un adolescent grimpe sur le toit de sa maison pour constater les dégâts et les rapporter à son père, resté en contrebas.
L’administration nous a laissés pour morts. C’est comme si on n’existait pas.
« On ne combat pas seulement les inondations, mais aussi leurs conséquences, la misère, les serpents et les scorpions qu’on trouve un peu partout, le manque de nourriture et d’eau potable… », soupire Muhammad Musa, la quarantaine, qui ne peut retenir ses larmes. Sa femme est décédée quelques semaines plus tôt de la malaria. « Nous étions hébergés chez des proches à Masri Chandio [un village du Sindh – ndlr]. Elle a été malade pendant plusieurs jours, mais je n’avais pas d’argent pour lui acheter des médicaments. » Elle laisse derrière elle trois enfants, dont le plus âgé n’a que 12 ans.
Un autre habitant dit avoir perdu deux nièces et une tante des suites des inondations : l’une avait besoin d’une transfusion sanguine, l’autre d’un traitement qu’ils n’ont pu dénicher dans ce contexte de crise. « J’ai encore peur de rentrer dans ma maison, c’est comme si j’étais traumatisé », confie-t-il, préférant dormir à l’extérieur, au milieu des eaux stagnantes que foulent les enfants et de l’odeur nauséabonde à laquelle tout le monde s’est habitué. Ces habitants sont revenus deux semaines plus tôt, découvrant parfois, sous les pierres de leur maison, les effets personnels de leurs voisins.
Depuis, assurent-ils, les autorités sont aux abonnées absentes. Les sinistré·es doivent demander de la nourriture aux commerces et restaurants alentour, épargnés par les eaux, pour survivre. « On nous a bien ramené des machines pour pomper l’eau, mais sans nous donner le fuel qui les fait fonctionner. Personne ici n’a les moyens d’en acheter », fait remarquer HubAli, 65 ans, qui a laissé une partie de sa famille à l’abri à Karachi en attendant de pouvoir la faire revenir.
« L’administration nous a laissés pour morts. C’est comme si on n’existait pas. » À ses côtés, plusieurs accusent un élu de Sehwan d’avoir fait céder l’une des digues du lac Manchar pour épargner sa ville, en assumant d’en inonder d’autres. Selon nos informations, les autorités auraient fait plusieurs annonces pour demander aux habitants de Khairpur Nathan Shah d’évacuer, mais beaucoup auraient préféré rester, se référant à leur expérience des inondations de 2010, qui n’avaient pas engendré de situation aussi critique.
En repartant sur son campement, Saba passe devant la mosquée où certains ont stocké les effets qu’ils ont pu sauver – principalement du linge de lit, qui sèche encore au soleil, et quelques vêtements ou livres religieux, placés en hauteur ou sur le toit de l’édifice.
Depuis le bord de la route, trois garçons plongent dans les champs submergés, poussant difficilement un bidon vide qui flotte à la surface, pour sans doute le remplir d’eau potable de l’autre côté de la rive. L’image résume à elle seule ce qu’endure le Pakistan, livré à l’une des pires catastrophes naturelles que le pays ait jamais connues.
Nejma Brahim