Ce livre a été publié par le CETIM, le Centre Europe – Tiers Monde de Genève. Il s’inscrit dans un remarquable travail d’édition et de renouvellement de la solidarité internationale. Le CETIM a aussi publié une collection de « pensées d’hier pour demain » consacrée à des recueils de textes des grandes figures de la décolonisation
Le livre donne les outils pour comprendre le rôle et l’importance de la monnaie dans les économies nationales et dans les rapports internationaux. Il le fait dans un langage simple et abordable, très pédagogique. Il s’agit en fait d’un excellent exposé de la situation géopolitique mondiale actuelle, de ses fondements, de ses contradictions et des prolongements possibles.
La question de la monnaie est tout à fait centrale pour la compréhension de l’économie et du capitalisme. Elle n’est pas toujours facile à comprendre, c’est pourquoi les approches pédagogiques et novatrices sont d’une grande importance. Un mouvement comme ATTAC lui accorde une grande importance et il faut rappeler les travaux de Jean Marie Harribey
La monnaie dans la crise du capitalisme
Un premier chapitre expose en une quarantaine de pages les éléments d’ordre conceptuel, historique et institutionnels nécessaires à la compréhension du rôle et de l’importance de la monnaie et de son rôle. Il rappelle l’existence d’un étalon de valeur dans la longue histoire de l’Humanité, de ses productions et de ses échanges, dans l’évolution de la croyance à la confiance et à la mesure. La monnaie est très progressivement devenue un intermédiaire facilitant les échanges, un moyen de circulation permettant de facturer les activités commerciales et de dissocier les actes de vente et d’achat de marchandises dans le temps et dans l’espace. La confiance se renforce avec les garanties et les institutions qui accompagnent la présence des Etats sur des territoires nationaux.
Les échanges marchands et les monnaies, ainsi que le capital commercial et bancaire se renforcent dans la transition du féodalisme eu capitalisme et s’intensifient avec le commerce à longue distance. La monnaie, anciennement intermédiaire ou médium, devient une fin en soi ; elle fonctionne comme capital dont le mouvement n’a pour but que le profit. La monnaie a été représentée par des métaux nobles, l’or et l’argent, adaptés à la fonction d‘équivalent général. Le billet de papier-monnaie a remplacé l’or et l’argent. Ce mouvement s’est accentué par la création du crédit, des titres de dette qui fonctionnent comme monnaie.
A partir des révolutions industrielles et surtout du 19ème siècle, la monnaie est de plus en plus liée aux émissions de crédit par les banques. Face à un système bancaire privé, déréglementé et exposé aux crises, les Etats capitalistes étendent leur contrôle en assumant la création monétaire dite primaire et en laissant le crédit bancaire, essentiellement privé, assurer la création secondaire. La création de monnaie suit la croissance de l’économie. Le système bancaire, avec le contrôle de la Banque centrale, peut influer sur l’activité économique en modifiant la quantité de monnaie en circulation par l’octroi de prêts et la fixation des taux d’intérêts.
Pendant très longtemps, l’or était la référence qui permettait de régler les déséquilibres entre les balances de paiement des différents pays. Les pays les plus puissants, le plus souvent colonisateurs, en compétition pour l’hégémonie mondiale ont imposé leurs monnaies comme monnaies de réserve internationale. C’est le cas du dollar aujourd’hui. L’entre-deux guerres a été marquée par le passage de l’hégémonie britannique à l’hégémonie des Etats Unis et de la livre sterling au dollar. Le système monétaire international est redéfini à la Conférence de Bretton Woods en 1944, qui crée le FMI (Fond Monétaire International) avec le rôle dominant des Etats Unis. En 1971, les Etats Unis décident de supprimer la convertibilité-or du dollar ; ils confirment leur position hégémonique et préparent une nouvelle phase du capitalisme, celle du néolibéralisme.
Depuis une cinquantaine d’années le capitalisme traverse une crise systémique, multidimensionnelle, qui touche le centre de pouvoir de la finance qui contrôle l’accumulation depuis quarante ans. Le système de crédit et le capital monétaire sont impactés par des capitaux « fictifs » qui manipulent les taux de change et les taux d’intérêts. La crise des subprimes sur le marché immobilier américain éclate en 2007. Elle résulte des vagues de dérégulation et d’intégration des marchés monétaires et financiers déplaçant le pouvoir vers les oligopoles de la haute finance imposant ses diktats aux économies. Le système de la finance mondiale s’est bloqué. Pour éviter une récession trop marquée, les banques centrales ont créé de plus en plus de monnaie et les banques privées ont multiplié les crédits. La sortie de la crise monétaire se heurte à la crédibilité des autorités monétaires et la confiance des agents dans ces institutions.
La géopolitique de la monnaie par grande région
Les six chapitres suivants présentent la situation dans les grandes régions géoculturelles. Le chapitre sur l’hégémonie monétaire des Etats Unis relie le pouvoir de la haute finance et le règne du dollar au chaos mondial. Aux Etats Unis, comme en Angleterre à laquelle ils ont succédé, le règne de la haute finance et la mise sous tutelle de l’Etat par les oligopoles géants s’effectue à partir du mécanisme de l’endettement public. La haute finance américaine se lance à la conquête du monde à partir de la guerre de Cuba en 1898. Après une parenthèse avec le renforcement de la surveillance des Etats, entre la crise de 1929 et la décennie des années 1970, on assiste à la domination de la finance avec le contrôle par les oligopoles bancaires et financiers et par les firmes transnationales. Elle s’appuie sur la remise en cause de la stagflation au Nord, combinant inflation et chômage, l’échec des bourgeoisies du Sud à partir de la crise de la dette des années 1980 et l’effondrement du bloc soviétique en 1989. Il s’ensuit une modification du rapport de forces entre capital et travail à l’échelle planétaire. La finance organise la dérégulation et la mondialisation. Les Etats Unis affirment avec la remise en cause de l’étalon or en 1971, « le dollar est notre monnaie mais c’est votre problème ».
Un enchainement de crises des échanges, à partir de 1997, prépare la crise systémique en 2007- 2008, et les contre chocs de politique monétaire à partir de 2009. A partir de 2014, l’arrêt des assouplissements quantitatifs aux Etats Unis, le redressement du dollar et la hausse des taux d’intérêts entrainent des ravages dans les économies du Sud et de l’Est. Les Etats Unis ont durci leurs réactions contre tous les pays qui ont remis en cause la suprématie mondiale du dollar. Le dollar reste encore et toujours le problème du monde entier. Il constitue toujours la devise clé, celle des cotations des prix des matières premières, des transactions économiques et de la plupart des réserves de change. La sortie du désordre monétaire global implique la redéfinition du système financier mondial et de la place du dollar dans ce système.
Le troisième chapitre présente l’Europe entre apories et impasses. Depuis plus de quarante ans, le néolibéralisme a imposé ses diktats à l’Europe. Une seule expérience alternative d’envergure a été tentée en France entre 1981 et 1986. Elle s’est heurtée au « mur de l’argent » et a dû revenir à des positions néolibérales. Remy Herrera présente la situation monétaire européenne à partir de la camisole de l’euro et de la logique du chacun pour soi, comme mode de fonctionnement collectif. L’espace européen est un espace contrôlé par les oligopoles européens avec un traité budgétaire qui impose des déficits budgétaires proches de zéro. On a pu mesurer la logique et les comportements inacceptables de la BCE (Banque Centrale Européenne) et de la Commission à l’occasion de la crise de la dette grecque en 2010
Le quatrième chapitre concerne l’Afrique sous influence mais en lutte. Il met en évidence le néocolonialisme persistant, la dette perpétuelle et le panafricanisme néolibéralisé. Le continent reste dépendant des entrées de capitaux étrangers, écrasé par la dette extérieure, livré au pillage des multinationales, et saigné par les fuites de capitaux. Le choix du régime de taux de change revêt une importance décisive pour chaque pays. Le montant cumulé des fuites illégales de capitaux entre 2000 et 2015 serait supérieure à la dette totale des pays africains. Les pays à régimes flexibles, notamment l’Afrique du Sud, le Nigéria, l’Egypte, ont adopté des politiques monétaires variées mais restent, presque tous soumis au diktat du FMI. Le franc CFA reste un anachronisme à la française. Les quinze pays de la CEDEAO (Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest) envisagent de créer une monnaie commune, l’éco.
Le cinquième chapitre concerne l’Océanie, souvent oubliée mais révélatrice. Les formes de domination monétaire des centres capitalistes sont masquées par l’archaïsme, supposé, des sociétés traditionnelles. La monnaie au sens moderne du terme est d’un usage généralisé dans les sociétés océaniennes. Il s’agit d’un espace éparpillé mais hiérarchisé et placé sous la coupe du dollar. La Papouasie Nouvelle Guinée est un exemple de passage direct du colonialisme au néolibéralisme. Les mécanismes de la dépendance financière et monétaire vis à vis du capitalisme australien et néozélandais. Les structures sociales papouaso- guinéennes ont réussi à éviter l’effondrement des systèmes sociaux ancestraux sous l’effet de la monétisation associée aux dédommagements. Le franc CFP pour sa part reste une « communauté financière » qui cache mal les colonies françaises du Pacifique.
Le sixième chapitre concerne l’Amérique latine et caribéenne sur le chemin de sa seconde indépendance. Considérée par les Etats Unis comme leur arrière-cour, c’est en Amérique Latine et caribéenne que la question du dollar a été continuellement présente et que se sont développées les tentatives pour s’en dégager. C’est le sens des leçons monétaires d’une région en rébellion. La dollarisation ne garantit ni la stabilité des prix intérieurs, ni celle de la balance des paiements et elle assure encore moins la croissance économique, la résorption du chômage ou le recul de la pauvreté. Le Mexique a été entrainé par la dollarisation dans la crise des changes de1995. L’Argentine de Kirchner et Cristina Fernandez a profité d’une augmentation des recettes d’exportation pour restructurer l’essentiel de sa dette. Le Brésil de Lula a redoublé d’effort pour maitriser les finances publiques et ramener l’inflation à moins de 10%. En 2004, les salaires réels ont augmenté de 2% et les profits des entreprises cotées de 33%. Trois pays confrontés à l’hostilité des Etats Unis, voire à des blocus, l’Equateur, la Bolivie et le Venezuela, ont essayé d’innover en matière monétaire. C’est le cas aussi de Cuba qui a cherché à préserver sa souveraineté monétaire en ayant successivement recours à la dollarisation à la suite de la chute du Comecon en 1990, pour recourir ensuite à la dédollarisation. Les pays de l’Amérique latine, qui est « si loin de Dieu et si près des Etats Unis », ont multiplié les expériences pour sauvegarder leur souveraineté monétaire.
Le septième chapitre concerne l’Asie en quête d’un avenir meilleur pour elle et pour le monde. La crise « asiatique » de 1997 a d’abord été une crise des changes. Pour contrecarrer une stagflation et une déflation persistante, la Banque du Japon réduit à zéro son taux directeur et se lance dans une politique monétaire non conventionnelle, inventant l’assouplissement quantitatif (Quantitative easing, QE) et accroit massivement les liquidités par la création de monnaie de crédit. Cette crise balaye la plupart des pays de la région, Thaïlande, Indonésie, Malaisie, Philippines, provoquant des bouleversements économiques et géopolitiques. La Corée du Sud qui suit l’orthodoxie néolibérale a vu son PIB diminuer le plus. Le désordre monétaire accompagne la suprématie du dollar. Toute la région de la Turquie à l’Inde, et notamment le Moyen Orient sont touchés, à l’exception de quelques pays comme Singapour, Taiwan, la Malaisie et le Vietnam. La République Populaire de Chine bénéficie de la maîtrise publique effective de sa monnaie.
Les pays de l’ASEAN, l’Asie du Sud Est, ont décidé à la suite de la crise de 1997 de renforcer leur coopération économique et monétaire. Pourtant, moins d’une décennie plus tard, en 2009, les pays d’Asie comme le reste du monde ont été à nouveau plongés dans la tourmente à la suite de la crise structurelle de 2008. La plus grande partie des pays d’Asie reste sous domination du dollar. C’est le cas de tous les pays pétroliers du Moyen Orient qui sont complètement dollarisés. L’Inde qui dispose d’une monnaie nationale non librement convertible et qui maintient une politique monétaire de restriction des mouvements de capitaux, a connu une vaste opération de démonétisation. La roupie indienne a été entrainée par les remous spéculatifs en 2017-2018.
En Chine, le choix a été fait en faveur de la finance de marché ; il n’est peut-être pas définitif. Les interventions des autorités monétaires restent massives au sein du système financier. Depuis 2005, l’ouverture du capital des banques étatiques et la création de bourses de valeurs ont suivi celles des entreprises publiques. Le système chinois de financement de l’économie reste fondé sur l’intermédiation bancaire. L’intégration au système mondial est toujours plus poussée mais reste contradictoire. Après 2008, les autorités monétaires ont réagi énergiquement pour atténuer l’impact de la crise globale. L’essentiel du système bancaire reste sous contrôle étatique. C’est la Commission de Régulation des Titres qui gère les marchés financiers. Les grandes entreprises publiques cotées en bourse ont peu ouvert leur capital.
En 2015, l’explosion de la bulle formée sur les places de Shangaï et Shenzen a servi de leçon. Il a fallu perfectionner les circuits de crédit à l’intérieur et réguler plus fermement le marché des capitaux. Le gouvernement contrôle le cours du yuan et ne le laisse pas flotter. La monnaie est protégée de la mondialisation financière par le contrôle des changes. L’ajustement des évolutions de la masse monétaire, la fixation des taux de d’intérêt et la détermination des volumes de crédit sont fixés en fonction des orientations stratégiques de la planification. La politique monétaire chinoise est très volontariste et son usage est intensif. Les taux d’intérêt sont semi-administrés de préférence à des taux d’intérêt dirigistes. L’Etat ne s’endette pas sur les marchés internationaux, il emprunte auprès de ses banques de deuxième rang. Le contrôle de la monnaie et de toutes les grandes banques permet une planification stratégique approfondie.
La recherche des réponses aux questions monétaires
Après avoir examiné les différentes situations le dernier chapitre pose la question de la marche vers des monnaies au service des peuples. La crise systémique s’approfondit : l’austérité réduit les revenus du travail et les salaires, les budgets publics sont réduits, la programmation de la transition écologique est remise en cause. La dévalorisation du dollar et le déclin de l’hégémonie américaine ont été confirmés par la crise depuis 2008. La guerre des monnaies s’est exacerbée. La pyramide de dettes s’est accentuée avec la création de dollars par la Fed (la Banque Fédérale) des Etats Unis et par le système de crédit international. Les banques centrales des pays du Sud et de l’Est ont été prises au piège. L’hypercentralisation des oligopoles financiers s’est accentuée et les marchés libéralisés sont de plus en plus spéculatifs. La mise en avant des thèses ultralibérales ne masque pas la profondeur de la crise. Le néolibéralisme, en tant que phase de la mondialisation capitaliste rencontre ses limites. Les déséquilibres mondiaux nécessitent des remises en cause plus profondes. Ces contradictions sont exacerbées par la pandémie et la crise climatique et écologique qui prolongent les crises sociales et géopolitiques.
Rémy Herrera examine quelques solutions innovantes qu’il qualifie de sympathiques mais limitées ou fausses. Il examine la proposition de la « monnaie hélicoptère » consistant à distribuer de la monnaie aux ménages pour qu’ils consomment et redynamisent l’activité en évitant la récession et la déflation. Mais en fait, ces liquidités ont alimenté les dettes publiques et ont surtout arrosés les spéculateurs et formés des bulles qui menacent d’éclater. La deuxième proposition, celle de la « monnaie fiscale », serait formée de bons du Trésor en monnaie nationale faiblement rémunérés. Les contours de cette monnaie complémentaire, qui alourdit aussi la dette publique, sont restés flous. La troisième proposition qui a connu une certaine notoriété est celle des « monnaies locales ». Leur objectif méritoire est de dynamiser les liens sociaux et les productions locales. Ces expériences très estimables ont eu une portée limitée. La quatrième proposition est celle des « banques alternatives ». Elles restent limitées et sont souvent captées par le système financier standard. La cinquième proposition est celle de la microfinance. Le microcrédit a des effets contradictoires et on y trouve des réussites et aussi des effets néfastes. Les institutions de microcrédit ont aussi souvent été captées, de différentes manières, par les systèmes financiers dominants.
Les réponses aux questions monétaires ne sont pas envisageables sans prendre en compte la base productive de la société et la structure de la propriété, notamment la financiarisation du capitalisme qui constitue l’assise politique de la monnaie. La nature de la monnaie n’est pas remise en cause par la disparition de la monnaie physique. Le compte bancaire devient une partie intégrante de l’intégrité des individus. Les monnaies électroniques se sont considérablement développées. Les cryptomonnaies, ou monnaies électroniques, numériques, virtuelles, se sont développées en réaction à la méfiance contre les banques et les institutions étatiques. Elles permettent un contact direct entre acheteur et vendeur, débiteur et créancier, en passant par-dessus les mécanismes de centralisation bancaire et en échappant aux règlementations fiscales nationales. La première cryptomonnaie, le bitcoin, a été lancée en 2009. Il en apparaît des nouvelles à tout moment. Elles sont caractérisées par la volatilité extrême de leurs prix et de leurs rapports de change qui sont définis sur des marchés virtuels. Les bouleversements dans la gestion monétaire que porte l’introduction des cryptomonnaies n’en sont qu’à leur début.
L’évolution du système monétaire international
Rémy Herrera met en évidence un des nouveaux facteurs de la situation mondiale. L’économie chinoise s’est imposée comme une des deux principales économies mondiales. La devise chinoise, le yuan, pourrait devenir une devise de réserve internationale. Elle a déjà atteint le seuil critique en termes de production intérieure et de puissance d’exportation. Sa politique macroéconomique lui permet de maitriser l’inflation, de limiter l’endettement public et d’assurer la stabilité du système de change. Il lui faudrait, pour internationaliser le yuan, accélérer les bourses de valeurs, permettre l’ouverture du compte en capital et la flexibilité du régime de change. Ce qui implique une intégration plus poussée des marchés financiers chinois dans le marché capitaliste mondial. Internationaliser le yuan apporterait des avantages concurrentiels à l’économie chinoise mais impliquerait une soumission à la finance mondiale et une perte de maîtrise de sa politique monétaire et le renoncement à sa stratégie de développement autonome et de souveraineté nationale.
Le choix de la Chine n’est pas encore affirmé et les contradictions sont très vives. En attendant, la Chine continue de renforcer ses partenariats stratégiques avec ses voisins asiatiques et de nombreux pays du Sud et de l’Est. La nouvelle Banque de développement des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), créée en 2014, avait pour objectif d’être une alternative au FMI et à la Banque Mondiale. Elle devait permettre des échanges commerciaux bilatéraux dans les monnaies nationales. Il s’agissait de promouvoir un processus de dédollarisation. La Banque Asiatique pour les investissements en Infrastructures créée en 2014 compte aujourd’hui 86 pays actionnaires. Le projet est d’inscrire le yuan dans un monde multipolaire des monnaies.
L’alternative serait de fonder des régionalisations qui ne soient pas soumises à la logique de la mondialisation et de la finance mondiale. La présentation du livre sur la Monnaie par grandes régions va dans ce sens. Un monde multipolaire des monnaies pourrait s’appuyer sur des organisations régionales, économiques et politiques, remettant en cause l’étalon dollar et le rôle du FMI et de la Banque Mondiale. Il s’appuierait sur la mise en place de taxations internationales des grandes fortunes, des profits de entreprises multinationales et des flux de capitaux financiers ; sur l’éradication des paradis fiscaux ; sur le règlement du problème de la dette extérieure. Les changements, pour s’imposer, doivent d’abord être impulsés au plan national. Chaque pays doit limiter strictement la mobilité internationale des flux de capitaux et regagner le contrôle complet de sa banque centrale. Chaque pays doit mener la socialisation des banques privées et constituer un secteur bancaire et financier public et instaurer la monnaie en bien public. Il s’agit de refonder un système monétaire global et d’instaurer une nouvelle monnaie de réserve mondiale, qui ne se substituerait pas aux monnaies nationales et qui serait gérée par une nouvelle institution internationale contrôlée démocratiquement.
Les pistes explorées par Rémy Herrera s’inscrivent dans les réflexions sur l’évolution du système géopolitique et institutionnel mondial. La question monétaire, le système monétaire international ne se limitent pas au rôle de la monnaie ; elles redéfinissent le système institutionnel international. Les accords de Bretton Woods signés en 1944 avaient instauré un système monétaire international fondé sur la libre convertibilité des monnaies, la fixité des taux de change et la suprématie du dollar. Le système a été réaménagé après la crise monétaire de 1973 ; aujourd’hui, c’est la suprématie du dollar qui est remise en cause. A travers bien des contradictions et des difficultés, c’est un nouvel ordre institutionnel international qu’il va falloir définir.
Nous sommes dans un moment où nous devons identifier les nouveaux systèmes de contradictions pour tenir compte des différents facteurs et des nouvelles questions. Parmi celles-ci, la transformation des sociétés est toujours confrontée à l’importance des inégalités et au fait qu’elles ne sont plus supportables. Mais, la transformation sociale doit aussi prendre en compte l’urgence climatique, la remise en cause des biodiversités, les pandémies. Ce qui change radicalement les conceptions dominantes sur ce qu’on appelait le développement. Il ne faut pas non plus oublier la question de la paix avec l’irruption du nucléaire militaire. Et la question des droits fondamentaux, pour les humains et pour les autres espèces, les droits individuels et collectifs, y compris les droits internationaux.
Ce qui remet en cause le système monétaire international et la définition d’un nouveau système, c’est la crise du système économique dominant, du capitalisme et de l’impérialisme. Rosa Luxemburg
La situation géopolitique a déjà profondément changé. Les rapports de puissance, les alliances, les blocs sont en recomposition
La guerre en Ukraine illustre les contradictions de la situation et l’imprévisibilité des évolutions. Elle ne résume pas, à elle seule, la situation. L’invasion russe est contraire au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans le cadre du droit international. En mettant en cause la responsabilité de Lénine dans l’affirmation de ce droit, Poutine souligne la différence entre la Russie actuelle et la révolution soviétique. Certes, la stratégie américaine et le rôle joué par l’OTAN ne sont pas négligeables. Ils ne permettent pas pour autant de remettre en cause le droit de résister à une occupation. La stratégie américaine met en œuvre tous les moyens pour sauvegarder sa position dominante et préparer ses réponses à la montée en puissance de la Chine. L’Europe a choisi de suivre les positions américaines. Une grande partie des pays du Sud ont pris leurs distances et sont à la recherche d’une nouvelle division internationale du travail et d’un non-alignement ; c’est l’hypothèse d’un « Bandung 2 ».
Le temps long de la décolonisation inachevée modifie déjà le système international. Chou En Lai avait déclaré à Bandung, en 1955, « les Etats veulent leur indépendance, les nations veulent leur libération, les peuples veulent la révolution ». L’indépendance des Etats est en partie réalisée mais reste inachevée ; le système international est à redéfinir ; la libération des nations remet en question le modèle de l’Etat-Nation. Les nouvelles radicalités sont très marquées par les nouvelles prises de consciences comme on peut le voir notamment avec le mouvement des droits des femmes, les luttes contre le racisme et les discriminations, l’écologie, les luttes des peuples autochtones, les migrations.
Nous ne savons pas encore quelles formes va prendre le nouveau système monétaire en fonction de l’évolution du système international. La définition du système des Nations Unies avait suivi les négociations de la première guerre mondiale et de la Seconde guerre mondiale, de la SDN (Société des Nations) à l’ONU. La redéfinition du système des Nations Unies, et notamment celle du Conseil de Sécurité, est à l’ordre du jour ; elle va s’imposer comme une priorité
La proposition d’une nouvelle orientation a été discutée et adoptée par les Nations Unies, en 1986, dans la Déclaration pour le droit au développement. C’était une tentative de réponse, à l’initiative du Mouvement des Non Alignés, à la montée en puissance du néolibéralisme. Cette déclaration a été marginalisée par la Banque Mondiale, le Fond Monétaire International et l’Organisation Mondiale du Commerce qui ont imposé l’ajustement structurel au marché mondial et qui ont agi comme fondés de pouvoir des grandes puissances occidentales. La Déclaration sur le droit au développement, adoptée par les Nations Unies en 1986, peut servir de point de départ pour définir de nouvelles orientations. On trouvera la présentation de la Déclaration dans le livre du CETIM publié en 2008
La Déclaration avait été voté par l’Assemblée Générale des Nations Unies par 146 pays avec une seule opposition, celle des Etats Unis, et une dizaine d’abstentions. L’objectif du droit au développement est de réaliser l’autodétermination et la souveraineté des peuples quant au choix de leur propre modèle de développement, dans un esprit d’égalité et de respect mutuel ; il implique aussi que les bénéfices soient équitablement répartis. L’heure est à l’achèvement de la décolonisation.
Gustave Massiah
29 septembre 2022
Notes