SamediSamedi 29 octobre, à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), des milliers de personnes ont défilé à travers champ, en tentant d’éviter les chausse-trappes des gendarmes et policiers mobilisés en masse. Leur objectif : dénoncer et réclamer le démantèlement d’un chantier de « mégabassine », une retenue d’eau à des fins agricoles. Alors que l’interdiction de manifester a été prolongée, il restait quelques dizaines de protestataires sur place lundi soir.
S’inscrivant dans le droit fil de luttes écolos emblématiques, contre l’extension d’un camp militaire dans le Larzac, contre un projet de centrale nucléaire à Plogoff (Finistère), ou encore contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), la bataille des « mégabassines » cristallise les inquiétudes à propos de la disponibilité et de l’accès égalitaire à une ressource vitale : l’eau.
Au-delà des polémiques qui ont surgi à la suite de la manifestation, c’est ce qu’il faut d’abord retenir de l’événement. Qu’il s’agisse des contestataires sur place ou des nombreuses personnalités politiques de gauche venues les soutenir et inscrire le sujet à l’agenda institutionnel, on pourrait dire que tous et toutes ont pris au sérieux l’avertissement d’Emmanuel Macron en cette rentrée : « Nous vivons la fin de l’abondance. »
Cette fin de l’abondance n’est bien sûr pas vécue pour tout le monde, et notamment par les secteurs privilégiés que la politique économique du pouvoir protège. A contrario, le spectre de la rareté est déjà bien connu par de nombreux ménages qui jonglent avec les dépenses contraintes et un reste à vivre famélique. C’est pourquoi la phrase présidentielle a choqué.
Mais d’un point de vue collectif, il y a une part de vérité dans cette affirmation : nous avons indexé des manières de vivre et des aspirations sur des extractions insoutenables de matières et d’énergies. Plus exactement, nous vivons dans un système économique dont la reproduction repose sur une inlassable quête de croissance qui épuise à la fois la force humaine de travail et les ressources de l’écosystème, lequel s’en trouve déréglé.
Le problème, c’est que l’exécutif et sa majorité semblent les premiers à ne pas se mettre en règle avec ce constat accablant. Celui-ci devrait pourtant inciter à mobiliser l’ensemble des énergies politiques et des savoirs disponibles pour sortir par le haut – c’est-à-dire dans la justice et la démocratie – de cette impasse de plus en plus criante. En l’occurrence, la logique à l’œuvre avec les mégabassines défie toute rationalité.
Un symbole de la politique en temps de dérèglement climatique
Déjà l’an dernier, 200 personnalités, dont des scientifiques, lançaient ce cri d’alerte dans une tribune du Monde : « Les mégabassines ne profitent qu’à une petite minorité d’irrigants qui vont continuer à s’agrandir pendant que leurs voisins disparaîtront. Elles ne visent qu’à maintenir en sursis face au changement climatique un type de productions intrinsèquement dépendantes des intrants chimiques, qui stérilisent les sols, font disparaître la faune et la flore, polluent les milieux aquatiques et l’eau du robinet. »
Un peu comme ces magazines qui produisent des dossiers sur l’urgence climatique, mais se financent grâce à des publicités pour SUV, le gouvernement vit en plein hiatus.
D’un côté, des objectifs climat sont annoncés haut et fort au niveau national et international, où il est de bon ton de fustiger les dirigeants souhaitant s’écarter des Accords de Paris (au demeurant insuffisants en eux-mêmes pour respecter les limites planétaires). D’un autre côté, on continue de jouer le jeu de la compétition économique internationale, de la protection des niveaux de profit, et de la répression des mobilisations écologistes.
Le dispositif policier déployé pour la manifestation de Sainte-Soline annonçait déjà la couleur. Mais outre les manifestants malmenés, c’est le commentaire du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, dimanche 30 octobre, qui a le mieux illustré l’inanité de toute réflexion politique sérieuse sur l’enjeu de l’habitabilité de la Terre.
Selon lui, la manifestation « extrêmement violente » a en effet été prise en main par « une quarantaine de personnes fichées S à l’ultragauche » dont « les modes opératoires relèvent – [il n’a] pas peur de le dire – de l’écoterrorisme ». Un terme qu’il a répété dans une autre intervention : « Je veux redire que cela relève de l’écoterrorisme. […] La main ferme de l’État sera au rendez-vous. »
On aimerait d’abord que la fermeté de la personne ayant prononcé ces propos soit parfois dirigée vers les groupes politiques qui menacent, intimident et tabassent réellement, à savoir l’extrême droite qui pouvait par exemple tranquillement défiler dans les rues de Lyon (Rhône) il y a dix jours, en hurlant des slogans xénophobes.
Sur le fond, l’adjectif choisi est évidemment d’une indécence la plus totale au regard de la mémoire des victimes du terrorisme, en plus de se situer à un niveau politique particulièrement médiocre. Le ministre ne fait que surenchérir à l’inflation des anathèmes envoyés aux activistes écologistes depuis des années, des « Khmers verts » aux « ayatollahs de l’écologie » en passant par les « djihadistes verts ».
Une manière de dépolitiser en criminalisant, voire en pathologisant les contestataires. Comme jadis avec le groupe de Tarnac, les transformer en un collectif terroriste revient à évacuer la dimension politique de leur engagement, et à introduire un biais qui justifie la dimension d’exception de la loi mise en œuvre contre eux. « Cette stratégie discursive indécente ressemble à une entreprise pour faire oublier les crimes climatiques et leurs responsables », a dénoncé Attac dans un communiqué.
Au passage, Gérald Darmanin oublie que si l’« écoterrorisme » a une parenté, c’est celle de Theodore Kaczynski, alias « Unabomber », qui a traumatisé les États-Unis en envoyant seize bombes qui ont fait trois morts et 23 blessés entre 1978 et 1995. En France, son seul fan connu ne se situe pas dans la mouvance écolo, mais du côté de l’extrême droite : Patrick Barriot, le référent santé de Marine Le Pen, se targue en effet d’avoir entretenu une longue correspondance avec le terroriste américain.
À celles et ceux qui alertent sur notre subsistance à long terme, le gouvernement répond donc par la répression, la fin de non-recevoir, l’absence d’empathie envers des générations craignant pour leur avenir, et la non-prise en compte des arguments de fond mobilisés par le camp opposé aux mégabassines.
Il se joue là un affrontement d’intérêts typique d’une ère politique où il ne s’agit plus seulement de se battre autour d’un surplus économique à partager, ou de l’égalité des droits déniée à telle ou telle minorité, mais autour de ressources existentielles.
L’évanescence anormale d’Europe Écologie-Les Verts
Le moment devrait être l’occasion pour les écologistes politiques de faire valoir le bien-fondé de leurs alertes et de leurs propositions, et d’être plus offensifs que jamais vis-à-vis du pouvoir en place. Pourtant, ce qu’il reste de leur présence samedi à Sainte-Soline – de nombreux élu·es d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) étaient présent·es – laisse un goût amer.
L’ex-candidat à la présidentielle, Yannick Jadot, qui avait orienté davantage son discours de campagne vers les déçu·es du macronisme que vers le mouvement climat, et fut beaucoup critiqué pour sa présence lors d’une manifestation de syndicats policiers où des slogans hostiles à la justice ont été proférés, a été hué pendant son intervention, et sa voiture taguée.
L’épisode témoigne d’une défiance d’une partie des activistes vis-à-vis d’une écologie perçue comme trop institutionnelle, malgré les brevets de militantisme dont peut se targuer l’ancien de Greenpeace. On peut trouver immature de rejeter des soutiens susceptibles de crédibiliser une cause auprès d’un public plus large. Mais la réaction ne devrait guère surprendre un Yannick Jadot ayant déclaré d’un ton paternaliste, au sujet des tableaux récemment aspergés par des militant·es écologistes : « Le climat mérite mieux que cette caricature imbécile. »
Sandrine Rousseau, qui revendique une « écologie radicale » et une plus grande proximité avec ces mouvements non conventionnels, s’est justement montrée très distante vis-à-vis de l’incident. Interrogée sur cet épisode, elle a même remué le couteau dans la plaie, en déclarant que Yannick Jadot devait entendre que « là, on a besoin de retrouver l’écologie de combat ».
L’un comme l’autre auront en tout cas offert, au plan médiatique, le spectacle d’une fracture ouverte au sein d’EELV, dont les querelles de lignes et de personnes restent pendantes six mois après une élection présidentielle ratée. Le congrès imminent du parti, lors duquel la direction en sera renouvelée, permettra peut-être d’y voir plus clair. Le premier tour départageant les motions d’orientation aura lieu le 26 novembre, et le second tour le 10 décembre.
Quelles que soient les responsabilités des uns et des autres, il y a quelque chose de pathétique à voir se percuter, dans l’actualité, une mobilisation autour de nos capacités de subsistance, sa délégitimation confusionniste par le ministre de l’intérieur, et l’incapacité collective d’EELV à incarner positivement une alternative politique. Pour un parti quarantenaire, né sur un conflit plus que jamais présent dans la conversation publique, il y a une sérieuse introspection à accomplir.
« Notre raison a fait le vide [et] nous achevons notre empire sur un désert », a écrit un jour Albert Camus. La phrase menace d’être prophétique au regard du désastre écologique en cours à l’échelle planétaire. Il est regrettable que les « forces du vide », c’est-à-dire celles qui n’ont pas intérêt aux changements systémiques rendus nécessaires par cette situation, soient aujourd’hui si bien relayées au sein de l’État, par ceux-mêmes qui commandent à ses moyens de coercition.
Mais il est encore plus regrettable que l’écologie politique, qui devrait être un pilier incontournable de l’actuelle coalition des gauches, n’apparaisse encore et toujours que comme une « force vide ». C’est de ces deux réalités, profondes et graves, dont témoigne l’actualité autour des mégabassines, bien loin des rodomontades fabriquées pour les chaînes tout info.
Mathieu Dejean et Fabien Escalona