A l’heure où nous écrivons ces lignes, l’opinion publique grecque est bouleversée par les événements tragiques qui se sont déroulés lors de deux naufrages ayant fait de nombreux morts au large des îles de Lesbos et de Kythira. Pour la énième fois, ont coulé des bateaux de petite taille et totalement inadaptés à la navigation dans des conditions agitées, transférant « illégalement » des réfugié·e·s et des migrant·e·s de la Turquie vers l’Italie. Le nombre de morts enregistré « officiellement », pour le moment, s’élève à 35 réfugié·e·s, pour la plupart des jeunes femmes et des enfants. Mais il est acquis que le nombre de morts est bien plus élevé, puisque des dizaines de réfugié·e·s sont « portés disparus », deux jours après le naufrage dans des eaux froides et tourmentées.
Sur les eaux entourant Kythira, sous les yeux des habitants, des cadavres flottent encore, car le temps ne permet pas de les récupérer. Il n’est pas difficile d’expliquer en termes techniques (conditions de navigation) comment et pourquoi cette atrocité a pu se produire. Mais il faut avoir à l’esprit l’accord raciste entre l’Union européenne (UE), la Grèce et la Turquie. Il vise à maintenir de force plus de 4 millions de réfugié·e·s (principalement Syriens, mais pas seulement) en Turquie. Il s’opère à l’ombre du déploiement des forces multinationales lourdement équipées de Frontex ; cela dans le but de surveiller les routes de la mer Egée orientale. Le déploiement des garde-côtes grecs, ayant une pratique raciste et meurtrière pour ce qui relève des refoulements [entre autres, des actions de « push back »] ont forcé les réfugié·e·s à chercher d’autres routes, bien plus dangereuses. Ils tentent de rejoindre l’Italie, ce qui implique un très long voyage et l’obligation de naviguer dans les eaux dangereuses au sud du Péloponnèse. Afin d’éviter d’être repérés par Frontex, ils prennent généralement la mer la nuit et par mauvais temps, alors que tous les autres bateaux évitent la mer. Il n’est pas nécessaire d’être un marin expérimenté pour comprendre que la tentative d’effectuer un tel voyage coûtera inévitablement un lourd tribut en vies aux réfugié·e·s et aux migrant·e·s.
Le gouvernement de Kyriákos Mitsotakis s’est empressé sans vergogne pour rendre… la Turquie responsable de cette tragédie, déclarant qu’Erdogan utilise la question des réfugié·e·s comme un « outil » afin de « ternir la réputation internationale de la Grèce ». L’argument ne tient pas : l’engagement systématique dans des opérations de refoulement – à la frontière terrestre avec la Turquie, autour du fleuve Evros, et pire encore en mer Egée afin de boucler les îles – a déjà provoqué une vague de condamnations de la part des ONG actives sur le terrain et a poussé le chef de Frontex (Fabrice Leggeri) à démissionner en mai 2022. Le drame récent pourrait conduire à une enquête européenne officielle sur les responsabilités de l’Etat grec.
Mais le parti de droite au pouvoir, Nouvelle Démocratie, tente de transformer ces responsabilités en une opportunité politique : l’exacerbation du racisme anti-réfugié·e·s et du nationalisme anti-turc est au cœur du projet politique de Mitsotakis en vue de l’élection cruciale du printemps 2023.
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Les manifestations d’une réalité odieuse ne se limitent pas à la souffrance des réfugié·e·s et migrant·e·s. Au cours des neuf premiers mois de 2022, 51 travailleurs ont perdu la vie dans des « accidents » du travail. A la fin de l’année, nous serons confrontés à un bilan meurtrier, similaire à celui des années qui ont suivi la chute de la junte militaire, en 1974. C’est la preuve que, par les temps qui courent, les capitalistes ne s’embarrassent pas de « luxes » tels que les mesures de sécurité au travail. Mais il y a aussi un élément plus concret, qui met en évidence la politique ultra-néolibérale du gouvernement : la plupart des victimes étaient des « salariés hyper-intérimaires », c’est-à-dire des travailleurs qui n’étaient pas embauchés par l’entreprise pour laquelle ils travaillaient. Ils y ont été envoyés par une « agence pour l’emploi » qui met de la main-d’œuvre à la disposition de multiples employeurs. Cette extrême flexibilité non seulement rend plus difficile l’organisation de la résistance et la grève, mais elle signifie également que si un travailleur est blessé, malade ou même décède, l’employeur n’a aucune responsabilité ou obligation d’indemnisation. L’utilisation de travailleurs « loués » dans des professions où les niveaux exigés d’expérience professionnelle sont importants (comme les mines, les produits chimiques ou la logistique) peut être « très rentable ». Elle montre avant tout une dépréciation extrême de la valeur de la vie des travailleurs.
En Grèce aujourd’hui, les salaires sont « gelés » et se situent au niveau de ceux de 2010, tandis que les pensions de retraite sont en baisse de 40% par rapport à 2010. L’inflation s’élevait à 12,1% en septembre 2022. L’impact est évident sur l’épargne des gens. Le peu qui restait sur les comptes bancaires d’un secteur dit de classes moyennes s’évapore rapidement. Mais l’impact est plus grave pour les ménages de la classe ouvrière, qui dépendent uniquement du revenu salarial. Selon les données fournies par le service statistique grec, les « ménages les plus modestes » (qui comprennent ceux qui vivent d’un ou de deux salaires…) sont désormais contraints de dépenser 80% (!) du total de leur revenu pour couvrir les seules dépenses de nourriture et de logement.
Les dépenses contraintes pour ces biens ont les traits d’un massacre social. Le prix du gaz naturel a augmenté de 332% (!) en un an, le mazout de 65,1%, le carburant pour le transport de 17,7%, l’électricité de 30,5%, le pain de 19%, les produits laitiers de 23%, la viande de 18% et ainsi de suite. Les inquiétudes en prévision de l’hiver à venir se traduisent par le doublement du prix du… bois de chauffage.
Les « dommages collatéraux » de l’inflation relèvent d’un scandale social. Selon le syndicat des travailleurs techniques de la société publique d’électricité (DEI-Dimósia Epichírisi Ilektrismoú, aujourd’hui privatisée…), au cours des huit premiers mois de 2022, la DEI a ordonné 305 000 coupures de courant électrique pour des ménages qui n’avaient pas payé leurs factures. Au cours de l’année 2021, ce chiffre était de 168 000. Le syndicat prévient que d’ici à la fin de l’année 2022, le nombre de coupures dépassera les 400 000. Il prévient également qu’en hiver, des coupures de courant programmées dans les principaux quartiers, villes et villages, seront nécessaires parce que la DEI (privatisée) sera incapable de couvrir entièrement les besoins du pays en énergie électrique.
Derrière ces chiffres, on peut trouver des exemples de souffrance inhumaine. Comme la coupure d’électricité infligée à une personne handicapée qui avait besoin d’une assistance technique respiratoire. Le Comité de coordination de lutte des personnes handicapées a appelé à une manifestation devant le siège du Premier ministre. On peut aussi relever des menaces futures, comme l’avertissement par la DEI qu’elle coupera le courant aux grandes écoles publiques des banlieues d’Athènes et du Pirée, en raison de leurs dettes, laissant aux caprices de la météo les conditions de température des locaux pour les étudiant·e·s et les enseignant·e·s.
Les prix des denrées alimentaires ont également des conséquences dramatiques. Des enquêtes menées dans les grandes écoles publiques des quartiers populaires montrent que les capacités d’attention, d’étude de nombreux élèves sont affectées par leur alimentation réduite. Le pourcentage de ceux qui déclarent que « ces dernières 24 heures, je n’ai pas mangé autant que je l’aurais voulu » a doublé. Le pourcentage de ceux qui confient que la famille est obligée de sauter des repas n’est pas mince, tandis que 5% indiquent qu’il y a eu des moments où ils n’ont pas eu de repas du tout pendant 24 heures… Il est évident lors d’un passage dans un supermarché que les gens sont obligés de se reporter vers des produits alimentaires moins chers et de mauvaise qualité, alors que la population dans son ensemble a déjà réduit sa consommation alimentaire de plus de 10%.
Face à cette dure réalité, Kyriakos Mitsotakis semble favorable à une proposition plus ancienne d’Alexis Tsipras : augmenter le salaire minimum à 800 euros par mois (contre 751 aujourd’hui). SYRIZA demande toujours 800 euros, bien que beaucoup comprennent que cette revendication, initialement avancée il y a deux ans, équivaut aujourd’hui à un salaire inférieur à 700 euros (en termes de pouvoir d’achat et en calculant les effets de l’inflation).
S’exprimant à la Foire internationale de Thessalonique en octobre, Alexis Tsipras a évoqué pour la première fois la perspective d’une indexation automatique des salaires sur l’inflation, provoquant un tonnerre d’applaudissements de ses partisans dans la salle. Une semaine plus tard, il a été contraint de se rétracter : « Je ne parlais pas – a-t-il dit – de la mise en œuvre de l’indexation automatique en général. » Elle ne devrait s’appliquer que pendant un an, et sous la condition d’un « accord » entre les partenaires sociaux, c’est-à-dire sous la réserve de l’approbation des employeurs.
De tels reculs mettent en évidence, a contrario, la direction que le mouvement ouvrier doit prendre. La revendication d’augmentations indispensables des salaires et des pensions, supérieures à l’inflation, est une condition de survie pour notre classe sociale. La demande de contrôle public des prix (avec l’implication essentielle des syndicats), la revendication d’augmentation des dépenses sociales, la lutte contre les privatisations, sont les principales composantes d’un agenda revendicatif immédiat qui correspond aux besoins de la majorité sociale et non aux profits. Un ordre du jour qui ne peut être défendu et imposé que par une progression des luttes ouvrières et populaires, venant d’en bas.
Antonis Ntavanellos