Les généraux putschistes se maintiennent au pouvoir par le recours permanent à la violence. Depuis le coup d’État du 1er février, un minimum de 1 200 civils désarmés ont été tués par la soldatesque birmane, la Tatmadaw, des milliers de civils ont disparu, plus de 5 000 personnes sont incarcérées pour désobéissance à l’État. Quant aux blessés, impossible de les comptabiliser. Ils fuient les hôpitaux et cliniques ayant pignon sur rue, de peur d’y être achevés, ou emprisonnés.
Depuis la mi-juin, le peu d’indicateurs fonctionnant encore dans le pays, en guerre civile larvée, passent au rouge. Le nombre de cas graves de Covid-19 explose à Rangoun et Mandalay, les deux villes les plus peuplées. Plus inquiétant pour la petite caste galonnée qui a renversé un parlement élu, des casernes et autres enceintes militaires sont depuis début juillet reconnues comme clusters, lieu de diffusion maximum du virus.
AVEU D’IMPUISSANCE
Fait unique dans les annales des dictatures militaires se succédant depuis 1962 en Birmanie, les généraux du SAC – State Administration Council, le nom que se sont donnés les putschistes – ont reconnu leur incapacité à faire face à l’explosion du nombre malades du Covid-19. Dans une conférence de presse à Naypidaw le 12 juillet, le Major General Zaw Min Tun, porte-parole de la junte, a déclaré que « le ministère de la Santé est dans l’incapacité d’accueillir davantage de malades », alors que la pandémie prend une tournure exponentielle.
Pour donner une idée de la cohérence du SAC, l’aveu d’impuissance de la junte tombe en même temps que l’ordre donné à toutes les structures médicales du pays de ne plus déclarer les morts dus au Covid-19 comme tels, mais d’enregistrer – sous peine de graves sanctions – une autre cause de décès.
Le fait que la pandémie explose aussi dans des enceintes militaires ébranle les fondements de la Tatmadaw. Les gradés ont accès à des hôpitaux, des écoles pour leurs enfants, des supérettes mieux approvisionnées, des pharmacies, entre autres.
Indicateur de la dégradation subie par tous les secteurs d’activité, selon plusieurs sources auxquelles Asialyst a eu accès, impossible de trouver une boîte de paracétamol dans aucune pharmacie en Birmanie, y compris les pharmacies « militaires ». Ce qui vaut pour le doliprane s’applique à tous les médicaments basiques, et à quasiment toutes les denrées, y compris locales, tant transports et réseaux de distribution sont depuis cinq mois proches de la paralysie totale.
Depuis le début du mouvement de désobéissance civile, les chefs du SAC ont fait preuve d’un surprenant penchant à toujours prendre les mauvaises décisions. Pour tenter d’enrayer la grève générale des cheminots de la Myanmar Railways, la méthode a le mérite de la simplicité. La plupart des cheminots birmans vivent avec leurs familles dans des sortes de HLM bâtis à proximité des gares de triage ou des dépôts de locomotives. Un par un, ces logements ont été visités par des soldats, munis des noms des grévistes – l’immense majorité des cheminots – et tout y a été pillé. Ce qui n’était pas emporté par les militaires ? Cassé. Quant à l’accès à l’appartement : désormais interdit au gréviste et à sa famille. De nombreux grévistes qui avaient des attaches en province y sont repartis.
Résultat : plus personne pour entretenir les locomotives hors d’âge, conduire les trains, dont les militaires ont pourtant un besoin vital pour ravitailler certaines garnisons, inaccessibles par la route. Il a donc fallu improviser des transports de vivres et munitions en hélicoptère, pour ne pas perdre de position stratégique en évacuant une base impossible à ravitailler du fait de la grève des cheminots – et de son traitement par la junte.
EXTINCTION DU RUISSELLEMENT MILITAIRE
En échange d’une obéissance aveugle à leur hiérarchie, les militaires – à partir du grade de sergent – bénéficiaient jusqu’en mars-avril 2021 d’avantages matériels stables qui leur donnait un train de vie supérieur à la plupart des civils – particulièrement évident en considérant leur entourage familial non militaires.
Le tsunami de Covid-19 qui ravage le pays, sans faire de distinction entre civils et militaires, met un terme à ce qui, depuis 1962, a forgé la cohésion de la Tatmadaw : le « ruissellement militaire ». Le fait qu’aucune boîte de paracétamol ne soit disponible dans aucune pharmacie de Birmanie, y compris dans les pharmacies militaires, en dit long sur l’effondrement d’un pays, qui touche également son épine dorsale, la Tatmadaw, dissolvant ainsi le « pacte de ruissellement », seul vrai ciment de l’armée birmane.
Pour les officiers supérieurs, la manne du ruissellement militaire ne s’arrête pas à la retraite : ils sont recasés à des postes bien rémunérés dans toutes sortes d’entreprises et d’institutions – et pas seulement des entreprises d’État, ou des entreprises appartenant directement ou non à des militaires. Toute entreprise privée prospère sait que tôt ou tard elle devra offrir un poste bien rémunéré à un colonel ou un major ayant terminé son parcours sous l’uniforme.
Pour ne rien améliorer au moral des troupes, circule une rumeur insistante : en Birmanie, les seuls à avoir obtenu une double vaccination efficace sont les très haut gradés et leurs proches, dans la plupart des cas injectés à l’étranger.
Selon la brillante analyse d’Igor Blazevic, observateur de haut niveau, revenant de cinq ans de séjour continu en Birmanie, ce désastre, ce chaos incontrôlable, auquel est venu s’ajouter le tsunami du Covid-19, est imputable à un seul homme : le général en chef auteur du coup d’État, Minh Aung Hlaing. Dès le 2 février, le fondateur du SAC était rejeté par l’immense majorité de la population, moines juniors compris.
Les milieux d’affaires indépendants, c’est-à-dire non liés à l’État – ou directement ou non aux militaires – n’apprécient toujours pas la fermeture des réseaux cellulaires depuis la mi-mars ni l’extinction quasi totale d’Internet depuis avril. Seule la caste militaire, incluant les familles, était à priori, par devoir hiérarchique, favorables au SAC, ainsi que des civils, ayant parfois servi l’administration précédente, aspirant à une accélération de leur carrière. Cette base sociale étriquée – moins de de 2 millions de personnes dans un pays d’environ 55 millions d’habitants unanimement hostiles au SAC et à son chef – se rétrécit rapidement.
Des enceintes militaires reconnues cluster du Covid-19 signifient l’écroulement rapide du système pyramidal au sommet duquel trône le général Min Aung Hlaing. L’absence de la moindre initiative de poids, que ce soit de l’ASEAN, de membres permanents du Conseil de Sécurité, donne à penser qu’est partagée l’analyse d’Igor Blazevic dans ces cercles dirigeants : « Rien ne peut évoluer tant que MAH [Min Aung Hlaing] reste en place. » Aprés six mois d’étalages d’actions désordonnées, aussi sanguinaires que contre-productives, la durée de survie, dans tous les sens du terme, du général Minh Aung Hlaing n’est pas illimitée.
Francis Christophe