Depuis des années, des décennies même, j’ai l’habitude de dire à mes étudiants, expliquer dans mes cours ou écrire dans mes travaux que les invasions biologiques sont la seconde plus grande menace sur la biodiversité au niveau mondial.
Ces invasions – le processus par lequel certaines espèces sont introduites par les activités humaines dans des régions où elles n’ont pas évolué, et où elles s’implantent, se propagent et créent des dégâts écologiques, sanitaires et économiques – sont même la première cause connue d’extinctions d’espèces récentes.
C’est dire ma surprise lorsque, à la plénière de la première évaluation globale de l’IPBES, à l’Unesco à Paris en mai 2019, j’ai entendu qu’une nouvelle synthèse plaçait les invasions à la cinquième place, derrière la destruction de l’habitat et les trois autres menaces globales (surexploitation, changement climatique et pollution). Faisant alors partie de la délégation du CNRS pour la France, j’ai discuté avec d’autres collègues – notamment des délégations du Canada, de Nouvelle-Zélande et du Sénégal – qui tous étaient aussi surpris, voire choqués, que moi de ce classement.
Depuis, lorsque je mentionne la seconde place des invasions biologiques au triste palmarès des menaces, les journalistes me répondent souvent étonnés que l’IPBES ne donne pas cet ordre et me demandent alors quelle place réellement je dois donner aux impacts des espèces exotiques envahissantes. Quel est le vrai classement des menaces globales. Et quelle est la pire ?
Cela m’a conduit à beaucoup de réflexion, notamment avec ma collègue Céline Bellard, experte des invasions biologiques et qui a notamment montré – dans des publications qui font autorité mondialement – l’impact majeur de ce processus. Selon ses travaux, les invasions biologiques sont aussi la pire des menaces pour la biodiversité dans les écosystèmes insulaires, ceux-là mêmes qui sont parmi les plus riches en biodiversité dans le monde.
Vidéo : Invasions biologiques : Comment lutter contre les espèces qui menacent l’équilibre des écosystèmes ?
Définir la biodiversité et définir les menaces
Alors, nous sommes-nous demandé : faisons-nous fausse route depuis toutes ces années ? Elle, moi et des milliers de biologistes des invasions ? Qui a raison et qui a tort dans cette funeste compétition à qui occasionne les pires dégâts ?
Le fruit de ces réflexions, auxquelles s’est jointe sa doctorante Clara Marino, qui fait sa thèse sur l’impact des invasions biologiques sur les différents groupes de vertébrés, vient d’être publié dans Nature Communication. Elles nous ont fait réaliser que ce classement n’était pas aussi simple que celui d’une course à pied.
La question « quelle est la pire menace globale sur la biodiversité ? » implique de définir ce qu’est la biodiversité en question et comment on définit cette menace globale.
Très simplement, prendre toute la biodiversité dans son ensemble implique de considérer toutes les espèces de plantes, d’animaux, de procaryotes, de champignons, mais aussi la biodiversité à l’intérieur de ces espèces (leur diversité génétique) et jusqu’au sein des écosystèmes. Et c’est là que cela se complique. En fait, toutes les études sur les classements de menaces n’étudient pas vraiment la même chose pour répondre à la même question.
Quelles espèces prendre en compte ?
Pour commencer, ce ne sont pas forcément les mêmes espèces qui sont prises en compte. Dans une recherche idéale, on prendrait tous les groupes taxonomiques, mais toutes les espèces ne sont pas connues, et celles qui sont connues sont loin d’avoir toutes été évaluées pour leur statut de conservation. Quand bien même elles l’auraient été, on ne sait pas toujours attribuer une menace donnée à une espèce menacée.
De fait, certaines études se focalisent sur un (ou plusieurs) groupe taxonomique précis parce que les données y sont plus complètes. Mais ces espèces ne sont pas forcément les mêmes d’une étude à l’autre, et donc on obtient des classements sur des échantillons qui diffèrent dès le début de l’évaluation.
Par exemple, selon le classement le plus récent des espèces menacées de l’UICN (2021), la dégradation de l’habitat est la première menace pour les plantes mais que la troisième pour les oiseaux. On voit tout de suite qu’il est difficile, juste du fait d’effets différents sur deux groupes majeurs, de trancher sur la place de cette menace sur la biodiversité globale.
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Mais cela se complique. Car même au sein de groupe taxonomiques homogènes, les caractéristiques écologiques des espèces vont les rendre sensibles à des menaces distinctes. Si l’on se focalise uniquement sur les vertébrés dans leur ensemble, alors les plus petits sont principalement menacés par la perte d’habitat, mais la menace la plus importante pour les plus grands est la surexploitation.
Comme rien n’est jamais simple en écologie, l’habitat joue également. Rien qu’au sein des mammifères, le classement des menaces est totalement différent entre ceux qui vivent en milieu terrestre et ceux qui vivent en milieu aquatique.
Quel indicateur pour évaluer la menace ?
Ensuite, pour étudier les menaces sur la biodiversité, il faut choisir une métrique de mesure, et toutes les équipes de recherche n’ont pas sélectionné la même, ne serait-ce parce qu’ils se focalisent sur des groupes biologiquement très différents. Il peut paraître évident d’étudier des pertes d’espèces, mais cette métrique ne couvre pas toutes les dimensions d’une menace et peut même sous-estimer le danger.
De fait, de nombreuses métriques sont utilisées, et si certaines sont particulièrement bien adaptées à certains écosystèmes, elles ne le sont pas pour tous. Par exemple, le pourcentage de couverture en corail vivant, qui souligne les menaces générées par la surexploitation et la pollution, est approprié pour certains écosystèmes marins, mais pas pour les autres, et donc les classements ne seront pas comparables.
D’autres indicateurs de menaces, comme la taille moyenne des poissons, ne sont pertinents que pour un nombre limité d’écosystèmes, et expliquent notamment que les invasions biologiques – qui n’ont que peu d’effet sur cette métrique – puisse descendre dans certains classements des menaces.
Des effets qui changent dans le temps
Enfin, il est aussi important de considérer que l’importance des menaces, et l’importance de leurs effets évoluent dans le temps.
Historiquement, la surexploitation puis la destruction de l’habitat, ont été les principales menaces sur la biodiversité. Depuis quelques siècles, ce sont les invasions biologiques qui ont fait le plus de dégâts.
Actuellement, le changement climatique n’a pas encore énormément affecté les espèces vivantes, mais l’ensemble des travaux en écologie prédisent que ce sera probablement la première menace dans les décennies à venir.
On voit dès lors que la question de l’ordre d’importance des menaces sur la biodiversité est non seulement plus complexe qu’il y parait, mais n’a que peu de sens, car chaque étudie des objets différents, avec des outils différents ; les classements qui en résultent ne sont souvent pas comparables entre eux. Enfin, aucune de ces études n’est plus juste qu’une autre.
Et si on arrêtait de hiérarchiser les menaces ?
En plus de la complexité et de la pertinence de cette question de hiérarchie des menaces, notre réflexion nous a rapidement fait percevoir qu’elle présente en fait un danger pour la conservation de la biodiversité. Si le travers du scientifique est de vouloir tout classer et hiérarchiser, celui du décideur est de prioriser.
Si l’on présente à des décideurs un classement des cinq plus grandes menaces sur la biodiversité, alors leur réflexe sera très probablement de s’occuper de ces menaces par ordre d’importance. Et comme les ressources pour la protection de l’environnement sont toujours très limitées, quel que soit le pays ou le système politique, la tendance naturelle sera de s’occuper principalement du haut de la liste. Or, on l’a vu, certains groupes d’espèces, ou certains écosystèmes, sont en priorité menacés par des processus qui ne sont pas classés premiers globalement.
La réponse à la question « quelle est la pire menace sur la biodiversité ? » est donc relativement simple : « ça dépend ». Les politiciens détestent cette réponse, les scientifiques ont du mal à s’en passer. C’est certainement l’une des raisons sous-jacentes aux incompréhensions entre ces deux maillons indispensables de la préservation de notre environnement.
Il n’en reste pas moins que si les cinq grandes menaces sur la biodiversité sont globales, elles ne sont globalement pas comparables, pas hiérarchisables, et qu’il n’y a ni pire, ni moins grave. Ni priorité, ni postériorité. La préservation de la biodiversité doit être conçue globalement, et menée globalement.
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Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay