En février 2022, un certain nombre de chartes politiques,- ayant des impacts différenciés sur la scène politique, le processus et le débat public dans le pays-, ont été publiées. Les chartes politiques élaborées par les Comités de Résistance ont eu un impact majeur sur l’organisation des événements et des débats en mars et avril. Elles développent des visions politiques et économiques, des feuilles de route de nomination d’un gouvernement qui mettrait en œuvre ces visions, et des bases pour des alliances politiques.
Toujours en février, la Mission intégrée d’assistance à la transition des Nations Unies au Soudan (UNITAMS) a publié un rapport de synthèse sur ses consultations en vue du lancement d’un processus politique pour le Soudan, avec un impact limité dans l’espace public. Un examen de ces documents, de leurs points de convergence et de divergence révèle des éléments importants à même de jeter les bases du Soudan à un moment critique de son histoire.
Les chartes politiques
Dès novembre 2021 circulaient des informations relatives à de nouvelles chartes politiques discutées par des Comités de Résistance, et certains projets ont été publiés dès décembre 2021. Comme le public exigeait une accélération du processus, les Comités de Résistance ont publié plusieurs déclarations expliquant la nécessité de l’inclusion et de la délibération pour garantir un document représentatif. En février 2022, deux chartes principales ont été rendues publiques et façonnent le débat depuis lors.
La première est la Charte révolutionnaire pour le pouvoir du peuple, signée par des Comités de Résistance dans sept États lors de sa première publication, avant d’atteindre quinze États sur les dix-huit que compte le Soudan à la fin mars 2022. La seconde est la Charte pour la fondation du pouvoir du peuple, émise par l’organe de coordination des Comités de Résistance à Khartoum.
La Charte révolutionnaire pour le pouvoir du peuple met l’accent sur la démocratisation de la prise de décision et la répartition des richesses. Elle comprend une feuille de route pour former un gouvernement, en commençant par la désignation de conseils locaux lors d’un processus qui commencerait immédiatement dans le cadre de la résistance en cours contre le coup d’État. Ces conseils sont ensuite chargés d’élire des représentants aux niveaux supérieurs dans chaque État, jusqu’au conseil législatif fédéral qui nommerait ensuite un Premier ministre. La première section de la Charte révolutionnaire pour le pouvoir du peuple fournit un cadre conceptuel d’analyse des problèmes historiques du Soudan et définit le sous-développement, les crises économiques et les conflits du pays en tant que produits de la structuration économique coloniale et postcoloniale, ainsi que de celle de l’élite dirigeante. Dans ce cadre, la Charte définit la révolution soudanaise comme une révolution « contre le totalitarisme militaire et civil, les coups d’État et les relations coloniales d’assujettissement ».
La deuxième section de la Charte fournit une analyse et des lignes directrices de nature à orienter le travail du nouveau gouvernement. Elle comprend des détails sur les ministères, les commissions, ainsi que des orientations politiques et socio-économiques. En termes d’économie politique par exemple, la Charte se concentre sur un projet de développement national qui vise à restructurer l’économie, en passant d’une économie rentière à une économie plus industrielle, à travers une politique économique mixte dirigée par le secteur public en collaboration avec le secteur privé. La Charte rejette également clairement les programmes d’ajustement structurel du FMI et ses mesures d’austérité connexes et plaide pour l’éligibilité du Soudan à des mesures préférentielles en ce qui concerne l’allégement de la dette compte tenu des conditions extraordinaires du pays.
En d’autres termes, la Charte s’attaque aux causes du sous-développement économique au Soudan, au lieu de chercher une aide financière rapide et éphémère de la communauté internationale. La Charte aborde également la question des droits des femmes et propose la création d’une Commission pour le démantèlement des systèmes d’oppression et de dépendance, et établit un lien entre les violations des droits des minorités et les structures socio-économiques.
Non seulement cette Charte a été signée par des Comités de Résistance dans quinze États, mais elle a contribué à élever le niveau du débat politique public dans le pays, avec sa feuille de route d’un gouvernement construit par le bas.
L’autre grande charte politique publiée en février est la Charte de fondation du pouvoir du peuple. Bien qu’elle n’ait pas encore été soumise à la signature de Comités de Résistance dans les États au-delà de Khartoum, la Charte tire son importance du poids politique et démographique de la capitale par rapport au reste du pays. Elle a été proposée à l’étude et à la discussion entre les Comités de Résistance de Khartoum, leurs sympathisants et le grand public. La Charte comprend des valeurs révolutionnaires qui peuvent être repérées dans différentes parties du document, notamment l’accent mis sur « aucun compromis sur le droit du peuple à la vie ». Elle critique également le processus en cours qui ne s’est pas attaquée aux origines économiques, sociales et culturelles de la crise, et souligne le « manque de vision de développement durable » pour le pays, tous points qu’elle partage avec le Charte révolutionnaire pour le pouvoir du peuple, dans une certaine mesure.
Cependant, les Chartes diffèrent en ce qui concerne les outils proposés pour mettre en œuvre ces valeurs. La seconde tourne autour du concept d’« unité des forces révolutionnaires » conçue comme objectif principal, et non comme outil. En conséquence, elle envisage une voie façonnée par le consensus et la recherche de compromis. C’est clair par exemple dans la question de l’économie politique où, bien qu’elle donne la priorité aux « droits des personnes à la vie », la Charte appelle à « équilibrer la gestion de la dette publique et les exigences de développement », en s’écartant de l’approche du développement centrée sur les personnes. La même charte comprend également une feuille de route pour la formation du gouvernement, qui commence par la nomination d’un Premier ministre par consensus parmi les signataires de la Charte. Cette clause défend une vision centralisée de la prise de décision politique, en particulier si on la compare à l’approche de la Charte révolutionnaire qui repose sur les conseils locaux. La seconde comprend également des détails sur les ministères et les commissions qu’elle propose de créer, tels que la Commission de la paix, la Commission pour la réforme des secteurs sécuritaires et militaires, la Commission du développement durable etc..
L’accent mis sur le développement et les droits économiques fondamentaux en tant que voie vers la paix et la stabilité dans le pays est une caractéristique commune des deux chartes. Cependant, des définitions différentes de priorités ont conduit à des outils et des solutions différents, reflétant en cela le débat général entre les différents comités révolutionnaires sur le terrain.
Que fait l’UNITAMS ?
De nombreux Comités de Résistance et manifestants se sont regroupés sous le slogan : « Pas de partenariat, pas de négociation, pas de légitimité [pour l’armée] ». Ce positionnement contraste fortement avec la position officielle de la classe politique soudanaise et les tentatives de l’ONU de relancer une période de transition dirigée par des civils dans le pays. L’UNITAMS a lancé un processus politique qui a commencé par « des consultations initiales avec un large éventail de parties soudanaises », qui comprenaient le gouvernement du coup d’État militaire, les partis politiques et les organisations de la société civile, entre autres. Plusieurs Comités de Résistance ont publié des déclarations opposées au processus politique de l’UNITAMS, notamment la légitimation par cette dernière des dirigeants du coup d’État qui ont commis des crimes contre la résistance. Cela a contribuer à divisé l’opinion sur la manière de procéder aux efforts de l’UNITAMS.
En février 2022, l’UNITAMS a publié son premier rapport sur les consultations, qui comprenait des chapitres sur le statut du document constitutionnel, le partenariat militaires/civils, l’accord de paix de Juba, la réforme du secteur de la sûreté et les élections, entre autres questions. La sélection des sujets, ainsi que les priorités présentées par l’envoyé spécial de l’ONU pour le Soudan, ne mentionnent pas la fin du régime militaire dans le pays. Le rapport n’a finalement eu aucun impact sur le discours public : il n’a pas été discuté, aucun slogan pour ou contre n’est apparu dans les manifestations, même parmi ceux qui sont politiquement actifs et engagés.
Alors que les deux Chartes politiques des principaux Comités de Résistance abordaient les questions économiques en détail, il n’y avait pas de section distincte pour les questions économiques dans les consultations et le rapport de l’UNITAMS. L’économie y est abordée dans la section « Pouvoirs exécutifs », et dénote une compréhension superficielle et centrée sur l’international de l’économie soudanaise. Le rapport présente l’allégement de la dette et ses processus connexes, parmi les avancées significatives réalisées par le gouvernement de transition. Il mentionne le déblocage de l’aide,-qui a été suspendue en raison du coup d’État-, comme une mesure de secours, alors que les mesures d’austérité liées au FMI avant le coup d’État avaient déjà aggravé la situation économique pour beaucoup.
Tout au long du rapport, de nombreux chapitres décrivant la période de transition, y compris l’impact et le rôle de l’accord de paix de Juba et traitant le coup d’État militaire et ses conséquences comme faisant partie d’une période de transition-, ne manquent pas d’interpeller tant la différence est frappante entre la façon dont l’ONU et le peuple soudanais perçoivent les succès, les défis et les opportunités sur le terrain. Le rapport de l’UNITAMS est enclin à verser dans des processus de recherche de consensus rapides et exclusifs, et reste bien loin d’aborder les questions soulevées par les Chartes politiques précédemment discutées. Le rapport confirme la déconnexion de la communauté internationale et sa réticence à s’attaquer sérieusement au processus de changement sur la scène politique actuelle du Soudan.
Comprendre le paysage politique du Soudan à travers ses chartes
L’examen de ces documents révèle les courants politiques majeurs qui façonnent ou tentent de façonner le nouveau paysage politique post-coup d’État. On ne peut faire l’impasse sur les divergences de priorités entre la communauté internationale et la résistance soudanaise tant elles sont orientées différemment, – la seconde veut s’attaquer aux causes d’un passé récent et ancien injuste, et la première s’oriente vers un retour à ce même passé insoutenable.
A leur tour, les deux Chartes principales des Comités de Résistance reflètent également des indicateurs importants de la dialectique du processus politique soudanais. Si toutes deux annoncent des objectifs et des valeurs fondamentales similaires liés au développement, à la justice et à la paix et à la stabilité durables en traitant des racines des problèmes du pays, elles adoptent néanmoins deux approches différentes. Le débat sur la démocratisation radicale de la décision politique et de la répartition des richesses et, en face, la réforme des anciennes méthodes dans l’espoir qu’elles puissent produire des résultats différents, est un débat qui va plus loin que les deux Chartes. Les deux voies ont leurs défenseurs parmi la résistance et leurs interactions déterminent le processus politique et les positions des acteurs soudanais.
Alors que la communauté internationale et les puissances régionales feignent d’ignorer les orientations des Comités de Résistance, ce sont ces dernières qui sont discutées dans les rues soudanaises et diffusées pendant les manifestations et elles ont une chance incomparablement plus élevée d’apporter une paix durable.
Muzan Al Neel
13 juillet 2022