Istanbul,
La crise économique actuelle en Turquie, déclenchée à la mi-février, s’est manifestée par une forte crise financière, débouchant sur une dévaluation de près de 100 %, provoquant une importante récession, suivie de nombreuses faillites et licenciements. On estime que le revenu moyen par habitant a reculé de 3 200 à près de 2 000 $ en l’espace de quelques jours...
Il s’agit certes d’une crise financière et monétaire « made in FMI », estimée assez classique dans son genre, mais avec bon nombres de particularités « à la turque ». Il faut noter en premier lieux qu’il y a (comparativement) beaucoup moins de capital étranger en Turquie qu’en Asie orientale ou Amérique Latine : moins d’un milliard de $. Ce sont donc les facteurs structurels et conjoncturels internes qui ont ébranlé les équilibres fragiles de l’économie turque, soumise depuis plus d’un an à une politique d’austérité dirigée par le FMI, afin de réduire le taux d’inflation (qui avait effectivement reculé de 70 à 20 %).
En arrière plan de cette crise, se situe un affrontement au sein de deux secteurs du capital turc, affrontement qui s’est exacerbé durant la dernière décennie : d’un côté, la grande bourgeoisie industrielle traditionnelle, qui défend une ligne de « modernisation » de l’appareil économique (privatisations, dérégulations, refonte de la sécurité sociale, quasi suppression des subventions à l’agriculture, etc.) et de réformes structurelles politiques (une certaine « démocratisation » conforme aux « critères de Copenhague »), le tout visant à s’intégrer à l’UE ; de l’autre côté, les secteurs maffieux, d’économie souterraine et les rentiers, qui se sont beaucoup enrichis ces dernières années.
Durant les 10 dernières années, le dette publique en est arrivée à avaler la quasi totalité du budget de l’Etat. Le stock de la dette atteint les 70 % du PIB. Le paiement des services de la dette avale près de 95 % des recettes de l’Etat (contre 30% il y a dix ans). De plus, le déficit des banques publiques atteint aujourd’hui 18 % du PIB. Ce système d’endettement interne permanent a été financé par la dette extérieure qui a aussi quasiment triplé en quelques années (elle dépasse aujourd’hui les 100 milliards de $), ainsi que par un impôt indirect supplémentaire sur les travailleurs, sous forme d’une inflation chronique de 70%. C’est ce système qui a aujourd’hui fait faillite.
Durant les années 80, la période marquée par le président Özal, la restructuration économique et la dette externe (ainsi que les gains commerciaux durant la guerre Iran-Irak) avaient permis de réaliser d’importants investissements d’infrastructure, qui ont accompagné un véritable « boom » dans certains secteurs (transport routier et aérien, télécommunications, textile, construction, banques, énergie, médias, audiovisuel, électroménager, grande distribution, etc.). Les capitalistes turcs avaient même commencé à gagner des contrats à l’extérieur, surtout dans les Balkans, l’ex-URSS et certains pays arabes. Certains secteurs traditionnels de « contrebande » (notamment tabac, alcool, etc.) ayant été « libéralisés », d’importants secteurs « clandestins » ou maffieux ont pu prendre pignon sur rue, blanchissant ainsi « légalement » leur capital « noir » accumulé dans les années précédentes. Les « proches » du président Özal en ont aussi profité pour se remplir les poches (« pots-de-vins et contrats publics) et la corruption s’est généralisée dans tout l’appareil d’Etat, à une échelle inégalée.
Avec les années 90, marquées par le président Demirel, l’endettement s’est poursuivi en s’accélérant et les proches se sont toujours autant enrichis, mais avec les investissements en moins, avec plusieurs récessions et deux graves crises monétaires (1994 et 1997).
Au « crony capitalism », s’est ajouté un clientélisme débridé, qui avait aussi pour fonction de « calmer » le mécontentement social. Seulement, en une décennie, une demi douzaine de partis politiques (sociaux-démocrates, libéraux, nationalistes, islamistes) se sont succédés au pouvoir, au niveau aussi bien municipal que national, puisant chacun à tour de rôle dans le trésor public. L’armée s’est également taillée la part du lion, avec le financement de la guerre contre le PKK et d’importants achats d’armes modernes. De nouveaux secteurs maffieux (liés à la police, certains secteurs de l’armée et les seigneurs féodaux kurdes) ont émergé avec la guerre au Sud-Est (trafics d’armes et de drogue), ainsi qu’un vaste secteur d’économie parallèle, encouragé par l’Etat en raison de son dynamisme (notamment en matière de commerce extérieur).
Il s’est ainsi créé un « système » très particulier, qui est à l’origine de la crise actuelle : Les banques publiques contrôlées par les politiciens ont distribué à la pelle des crédits avantageux aux patrons véreux de leur entourage ; avec ce « capital » ces derniers ont empoché des contrats publics, acheté des entreprises et ont surtout acquis des banques privatisées. Avec l’argent de ces banques, ils ont financé leurs affaires et se sont remplis les poches (en vidant parfois carrément la caisse, comme l’a fait le neveu de Demirel !), notamment en prêtant de l’argent à l’Etat en achetant des bons du trésor pour des taux d’intérêt exorbitants (dépassant les 50 %, voire les 70 %) et ont ensuite profité du cours avantageux du dollar pour changer le capital accumulé en dollar et le réinvestir à étranger... L’argent ainsi « évaporé » est estimé à plus de 200 milliards de $, soit l’équivalent du PIB !
Ces secteurs ne payant pas d’impôts ni de charges sociales, tout le poids des recettes publiques a pesé sur les salariés (retenue à la source et forte TVA), ainsi que les holdings de la grande bourgeoisie traditionnelle. Ces derniers (qui ont pourtant aussi profité du « système ») ont commencé à se plaindre de la « concurrence déloyale ». De plus, le « scandale de Susurluk », il y a quatre ans, a dévoilé les liens de la maffia, de l’extrême droite et de la police, ainsi que leurs implications dans de nombreux assassinats de personnalités de gauche ou de nationalistes kurdes, provoquant en réaction une importante mobilisation populaire (la campagne « une minute d’obscurité pour obtenir la clarté »). Les militaires ont aussi commencé à s’inquiéter des dangers de dérive sociale, mais surtout de la faillite des finances publiques, qui mettait en péril leurs importants et coûteux projets de modernisation de l’armée.
A terme, le « système » s’est d’ailleurs grippé : les petites banques privées et les banques publiques ont commencé à faire faillite, les politiciens camouflant autant se faire que peut cette situation, de peur d’une nouvelle crise financière. Le clientélisme a aussi atteint ses limites : tous les partis politiques ont perdu leur base électorale, les deux premiers partis ne récoltant que 22 et 18 % aux dernières élections (1999). Aujourd’hui, dans les sondages, aucun parti ne dépasse la barrage national de 10 % !
Un changement de cap était donc devenu inévitable. Le grand patronat a imposé au gouvernement actuel un nouveau programme économique de « lutte contre l’inflation » et de « restructuration ». De plus, une opération « mains propres » a été déclenchée par les sommets de l’Etat. Avec le départ de Demirel de la présidence et son remplacement par Sezer, le « petit juge honnête et démocrate », plusieurs patrons véreux ont commencé à être arrêtés pour malversations (parmi eux plusieurs banquiers, anciens ministres ou grands patrons « proches » de Demirel et même le patron du 2e groupe de média du pays !). D’autres sont sur la sellette, notamment des proches des leaders politiques de la coalition actuelle ou de l’opposition !
Mais tout cela se développe sur fond d’incertitude et d’instabilité politique totale. La grande bourgeoisie, qui est la seule à avoir un programme d’ensemble, n’a pas suffisamment les moyens de la faire appliquer. Son propre personnel politique lui résiste : Les politiciens doivent certes s’exécuter, mais de mauvaise grâce, freinant des quatre fers les mesures de restructuration (qui leur feraient perdre leurs prérogatives économiques) et tentant chacun d’épargner les patrons qui leurs sont proches (de peur que les scandales finissent aussi par les toucher plus directement). Les militaires, eux, sont tout à fait d’accord avec la politique économique, mais beaucoup moins enthousiastes sur le programme de « démocratisation », corollaire pourtant indispensable d’une intégration européenne.
Quant aux travailleurs, ils soutiennent certes l’opération « mains propres », bien que peu confiants dans son aboutissement, mais ils sont évidemment nettement plus tièdes sur la politique d’austérité, dont ils seront encore une fois les victimes ! Par ailleurs, plongés dans la lutte au quotidien pour la survie, les couches les plus défavorisées de la population (petite paysannerie, chômeurs et déracinés urbains, petite bourgeoisie provinciale) ont, de leur côté, cessé depuis longtemps « d’attendre » quoi que cela soit de la politique « rationnelle » à l’échelle nationale : la majorité d’entre eux vivotent autant se faire que peu alors qu’une minorité cherche à calmer son désespoir dans les bras de courants idéologiques radicaux (ultra-nationalismes kurdes ou turcs, intégrisme, sectes religieuses ou ultra-gauche en tout genre, etc.), tous difficiles à « intégrer » ou « domestiquer » dans un système bourgeois « normal ».
Bref, l’impasse politique est quasi totale. C’est d’ailleurs sur ce fond d’instabilité que s’est déclenché le crash du mois de février, faisant voler en éclat le fragile équilibre financier du pays : globalisation exige, les spéculateurs effarouchés (locaux et étrangers) ont massivement retiré leurs capitaux hors des frontières, au moindre signal de crise politique : une bagarre du président Sezer et du premier ministre Ecevit, devant les militaires, à cause des lenteurs de l’opération « mains propres » leur a suffit.
Aucun gouvernement n’aurait logiquement pu rester en place après une telle catastrophe économique. D’ailleurs, la réaction populaire ne s’est pas fait attendre. Outre les ténors de la grande bourgeoisie, qui sont montés au créneau pour fustiger les « politiciens incapables », les syndicats, puis les commerçants et artisans sont descendus dans la rue.
La « Plate-forme du travail » (réunissant toutes les confédérations syndicales et les associations professionnelles) a réunie 20 000 personnes à Istanbul, dans une manifestation peu combative. En effet, la bureaucratie syndicale (assez pourrie et droitière) a tout fait pour freiner le mouvement, d’autant que les travailleurs sont assez disloqués et désorientés par la peur du chômage et l’érosion lente, mais permanente de leurs pouvoirs d’achat depuis les deux dernières décennies. Certes, leur mécontentement est très profond, mais l’absence de débouché et d’alternative politique les empêche de se radicaliser plus sérieusement : la coalition actuelle est dirigée par un des deux partis social-démocrate, alors que le second (qui n’est même plus présent au Parlement) a éclaté en trois morceaux dans les semaines qui ont précédé la crise ! Quant à la gauche radicale (ÖDP), elle est non seulement trop faible pour constituer un pôle d’attraction assez crédible, mais traverse également une période de crise interne assez grave, qui menace son unité... C’est donc surtout la démoralisation qui prime.
En revanche, plus massives et radicales (violentes bagarres avec les flics) ont été les divers manifestations (plus ou moins « spontanées ») des petits commerçants et patrons de PME. Il s’agit en fait de la réaction à chaud de la « petite bourgeoisie enragée », qui se voit soudain au bord de la faillite avec la dernière crise. Ils sont certes plus radicaux, mais idéologiquement plutôt proches de l’extrême droite nationaliste ou intégriste. Le fait que l’extrême-droite nationaliste (MHP) soit membre de la coalition actuelle pourrait d’ailleurs « presque » être considérée comme une chance ( !) : car si ce parti avait été dans l’opposition, il aurait pu capter à lui tout seul le mécontentement et la radicalisation de la petite bourgeoisie et gagner largement les prochaines élections. Or aujourd’hui, ce parti étant lui-même assez discrédité, car tenu pour l’un des responsables de la crise actuelle, alors que les islamistes sont tout aussi discrédités par leur passage au pouvoir il y a deux ans, la radicalisation de la petite-bourgeoisie d’extrême droite reste dépourvue de débouché politique immédiat.
Du coup, même si elle a du plomb dans l’aile, la coalition hétéroclite (gauche nationaliste, extrême droite, droite « libérale ») dirigée par un premier ministre septuagénaire et gâteux réussit à se maintenir en place, faute d’alternative politique au sein ou en dehors du Parlement. Des crises semblables, mais moins importantes, avaient certes abouti à des coups d’Etat (en 1960, 71 et 80). Mais cette fois-ci, une intervention militaire directe irait contre les intérêts économiques de la grande bourgeoisie, puisqu’elle éloignerait la perspective européenne.
C’est donc de « l’extérieur » qu’est venu la solution provisoire, en la personne du parachutage dans le gouvernement d’un nouveau « super-ministre » de l’économie, Kemal Dervis, un expert turc de la banque mondiale, connu pour ses positions « social-démocrates libérales ». Il aura une triple mission : formuler un nouveau programme économique répondant aux vœux de la grande bourgeoisie ; donner des garantie suffisantes aux G-7, au FMI et à la Banque mondiale pour une nouvelle « aide financière » internationale et enfin, redonner « espoir » au reste de la population, le tout, grâce à ses mains propres et ses compétences mondialement reconnues !
Depuis son arrivée à la tête de l’économie, il semble avoir gagné la première étape de son pari : faire illusion. Il dispose du soutien sans faille de la grande bourgeoisie et des bailleurs de fonds étrangers, ainsi que de l’armée. De plus, faute d’autre espoir, une grande partie de la population semble lui accorder sa confiance, d’autant qu’il a l’air sympathique et promet aussi des « mesures sociales ». Les médias bourgeois veulent déjà voir en lui le second « Özal », sauveur de la Turquie et lui prédisent un brillant avenir politique en cas de réussite de son programme.
Seule la classe politique et ses collègues du gouvernement ne le soutiennent que du bout des lèvres et sont tout disposés à lui mettre autant de bâtons qu’ils peuvent dans ses roues. En effet, le laisser appliquer son programme équivaut pour eux à un suicide collectif à moyen terme. En revanche, le contrecarrer trop ostensiblement équivaudrait à un suicide immédiat (par voie de « lynchage par la population »). Ils n’ont guère le choix...
Il ne reste donc plus à Dervis qu’à passer à l’acte et utiliser sa baguette magique... Mais c’est là que ses problèmes vont commencer, puisque les dynamiques sociales et les rapports et conflits de classe qui ont déclenché la crise actuelle sont toujours en œuvre : l’équation de départ reste toujours aussi difficile à résoudre... D’autant que les effets sociaux de la crise ont à peine commencé à manifester leur gravité. Quand sera-t-il dès demain, lorsqu’il deviendra de plus en plus clair que les mesures sociales annoncées ne sont que des promesses pour le long terme, alors que les mesures d’austérité sont déjà réelles et applicables dès hier ! Et qu’adviendra-t-il si ce gouvernement finit malgré tout par tomber en lambeaux ?