« La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française... »
(loi du 23 février 2005, article 1).
Adopté par le Parlement français, ce texte reste muet sur la face sombre de la colonisation, les sévices et les crimes dont furent victimes les populations des territoires colonisés [1]. Il ignore les répressions, la torture... Un ambassadeur vient de reconnaître les responsabilités de la France dans les massacres commis à Sétif (Algérie) le 8 mai 1945, jour où s’achevait la seconde guerre mondiale et où l’humanité célébrait la victoire contre le nazisme [2]. Serait-il un ambassadeur de l’« anti-France », comme on disait, au plus sombre de la guerre d’Algérie, pour discréditer toute opposition ?
Il ne s’agit pas ici d’exprimer une quelconque animosité contre les Français des colonies ou, en particulier, les « Pieds-noirs » d’Algérie, même si la mémoire de leurs souffrances, bien réelles, les rend parfois insensibles aux douleurs des autres victimes du conflit algérien. Bien plus dramatique fut le sort de nombreux « harkis » qui, ayant combattu au sein des forces coloniales, furent abandonnés et livrés à la haine populaire. Ceux qui réussirent à fuir se retrouvèrent parqués dans des sortes de « réserves », dépouillés de leur dignité [3].
Il n’est ni honnête ni intelligent de laisser, sous prétexte d’anticolonialisme, le monopole du cœur à des politiciens en quête de voix à l’extrême droite, ou à des activistes de la mémoire qui tentent d’imposer leur vision unique, ou à tout un courant révisionniste « nostalgérique ». Mais c’est une imposture que de s’inspirer de la loi de 2001, qui a qualifié l’esclavage de « crime contre l’humanité », pour faire des Français des colonies des victimes, et interdire toute interrogation sur la colonisation. Il est scandaleux de comparer les abominations commises en Algérie au cours de l’été 1962, après l’accession à l’indépendance le 4 juillet, aux crimes commis envers les juifs sous Vichy, comme certains élus l’ont fait lors de débats.
Ces errements reflètent l’esprit qui règne au sein de la société française depuis les crises qui ont marqué la fin de l’empire colonial. Après avoir longtemps exalté la « plus grande France », les programmes scolaires ont minimisé, voire occulté, cinq siècles d’histoire coloniale. Il aura fallu attendre la loi d’avril 1999, destinée à satisfaire les aspirations des anciens combattants, pour que l’expression « guerre d’Algérie » soit enfin employée dans un texte de loi à la place de « pacification », « événements » ou « maintien de l’ordre ».
Désormais, le silence est impossible. Les acteurs de la guerre, dont beaucoup se sont tus durant des décennies, éprouvent de plus en plus le besoin de parler. Et les jeunes de toutes origines, dont les parents ont vécu sous régime colonial avant d’émigrer en France, sont en quête de vérité.
La classe politique, qui avait longtemps soutenu les guerres coloniales, a réagi à ces demandes par des amnisties – notamment en faveur des anciens de l’Organisation armée secrète (OAS) – et par des lois d’indemnisation répétées – en premier lieu en faveur des rapatriés d’Algérie. Elle y a ajouté l’octroi de dates commémoratives, et la consécration de lieux de mémoire. Le secrétaire d’Etat aux rapatriés annonce même la mise sur pied d’une Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie... Cette Fondation sera, paraît-il, le lieu privilégié du débat, de la recherche et de l’étude historique. Mais laissera-t-on, sans arrière-pensées partisanes, les historiens écrire l’histoire coloniale ? Ils semblent assez mal en cour pour que les responsables politiques n’aient pas daigné les consulter dans la préparation de la loi du 23 février 2005.
Pourtant, dans son article 4, celle-ci stipule : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit... »
Cette loi se permet de trancher ainsi de graves débats : les rapports entre mémoire et histoire et les relations entre les historiens et le pouvoir. Elle impose une sorte d’histoire-mémoire canonique, contraire à la liberté de pensée qui est au cœur de la laïcité, et contraire aux règles de la recherche scientifique. Elle met en cause les compromis, difficilement élaborés depuis la Troisième République, entre l’Etat et la corporation des historiens afin d’élaborer, au sortir de guerres civiles répétées depuis 1789, un consensus permettant d’assurer, à travers l’élaboration d’une histoire commune, l’intégration sociale.
Imagine-t-on un instant des classes où serait enseigné exclusivement le « rôle positif » de l’œuvre française ? Comment ne pas voir que ce serait priver de tout passé les descendants de colonisés et produire ces « sauvageons » des « quartiers difficiles » qui font si peur ? Comment ne pas comprendre que ce « communautarisme nationaliste » ne peut que susciter des contre-communautarismes ?
Encore faut-il que les historiens fassent leur travail. Dans des situations de crise, suffit-il, s’interrogeait Marc Bloch face à l’étrange défaite [4] de 1940, d’être de bons artisans ? L’apolitisme, qu’on confond avec l’objectivité scientifique, et qui est la tentation du métier, est-il de mise devant une telle loi ? Dans une société française post-coloniale, traversée par tant de tensions et où l’histoire pèse si lourd, cet apolitisme n’est-il pas une lâcheté ?
Les spectres qui hantent la société française renvoient au passé. Il suffit d’écouter les médias : « banlieues de tous les dangers », « submersion de l’identité », « islamisation de la France », « guerre des civilisations », « racisme anti-Blancs », etc. Ces peurs, ces enjeux et ces urgences imposent de donner toute leur place à la colonisation et à l’immigration. Ils exigent une version de l’histoire qui intègre la réalité centrale de notre temps : toutes les sociétés occidentales seront de plus en plus traversées par la pluralité. Les jeunes doivent comprendre comment et pourquoi ils sont amenés à vivre ensemble, engagés dans l’engrenage inéluctable et contradictoire de la mondialisation. A défaut de cela fleurissent les à-peu-près, le parti pris et l’idéologie. Terrains propices à l’intervention d’intellectuels attachés au réarmement moral de l’Occident contre les « forces du mal ».
Mais la critique de ces dérives ne doit pas conduire à ignorer les insuffisances de l’histoire anticolonialiste. L’historien peut-il réduire son travail à l’acharnement victimaire, à une contrition indéfinie, à l’élaboration d’une « histoire sainte » du prolétaire, de l’esclave, de l’indigène, de l’immigré ? Peut-il sérieusement étudier l’immigration d’origine algérienne en oubliant qu’elle a été soumise au choc et au poids de deux nationalismes, le français certes mais aussi l’algérien ? Peut-il caricaturer la complexité de la situation coloniale et celle de la République en oubliant que la solidarité avec les luttes de libération se réclamait de l’internationalisme et du modèle dreyfusard, valeurs républicaines ?
Comment, enfin, négliger l’analyse critique des nationalismes du Sud ? Elle est indispensable, un demi-siècle après les indépendances, à la lumière des impasses du développement, des dictatures, des répressions, de l’oppression de la femme, etc.
Autant de débats qui doivent être ouverts. On devrait s’inspirer, pour les aborder, de la lucidité dont fit preuve Edward Saïd qui, luttant contre l’impérialisme, n’a pas omis de souligner les dangers de toutes les identités fermées. « Tous ces appels nationalistes à l’islam pur et authentique, à l’afrocentrisme, à la négritude ou à l’arabité éveillaient un puissant écho : on ne se rendait pas compte que ces essences ethniques et spirituelles allaient coûter cher à leurs adeptes victorieux... Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela. Indien, femme, musulman, américain... [5]. »
Pour l’heure, la priorité est à l’abrogation de cette loi du 23 février 2005, loi qui empêche l’élaboration d’une mémoire commune à tous les Français de toutes origines.