La vague de chaleur particulièrement précoce qui s’est propagée sur le territoire métropolitain au cours de la deuxième quinzaine de juin 2022 a fait ressurgir le spectre de la canicule de 2003, qui a causé la mort de près de 20 000 personnes en France et 70 000 en Europe (Stern 2020). Alors que le gouvernement renouvelait le genre de l’inaction climatique en proposant, comme mesure de long terme, d’accompagner les maires à « renaturer » les villes en y plantant des arbres, il y a urgence à rappeler des choses simples et basiques : de tels épisodes météorologiques exceptionnels – que le dérèglement climatique tend à multiplier – ne surviennent pas comme des catastrophes purement naturelles ; ils intensifient des inégalités sociales préexistantes ; et la manière dont les discours politiques et médiatiques les présentent, loin d’être neutre, façonne leur compréhension. C’est précisément ce que fait le sociologue étatsunien Eric Klinenberg dans Canicule. Chicago, été 1995, qui vient d’être traduit en français.
Initialement publié en 2002, il avait été réédité en 2015 avec une nouvelle préface analysant les effets des ouragans Katrina (2005) et Sandy (2012) ainsi que certains dispositifs environnementaux mis en place à Rotterdam et Singapour pour adapter les configurations urbaines au dérèglement climatique. Dans Canicule, Klinenberg, aujourd’hui professeur de sciences sociales à la New York University, expose le fruit de cinq ans d’enquête sociologique menée entre 1995 et 2000 lorsqu’il était en thèse à Berkeley. Son objet : la canicule qui a touché Chicago en juillet 1995 et a conduit à la mort de 739 personnes, très majoritairement noires, pauvres, âgées et/ou isolées. Contre les interprétations dominantes à l’époque qui ont réduit ce « drame social » (p. 65) aux conditions météorologiques ou l’ont abordé d’un point de vue strictement sanitaire, le sociologue défend les gains de connaissance qu’apportent les sciences sociales et leurs méthodes d’enquête. Il insiste par ailleurs sur les spécificités des vagues de chaleur par rapport à d’autres événements climatiques (ouragans, tsunamis) et sur les enjeux que cela pose au chercheur ou à la chercheuse en sciences sociales : « Les vagues de chaleur sont des assassins silencieux et invisibles de personnes silencieuses et invisibles, et les conditions sociales qui les rendent si meurtrières ne sont pas tant dissimulées à notre regard que dédaignées par les médias et leur audience. » (p. 75) Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’un tel texte tombe à point nommé.
L’autopsie sociale d’une catastrophe oubliée
Klinenberg conçoit son enquête comme une « autopsie sociale », dont l’objectif est « [d’examiner] les organes sociaux de la ville et [d’identifier] les conditions qui ont alors contribué à la mort d’un si grand nombre d’habitants » (p. 64). Pour ce faire, il bâtit une structure argumentative redoutablement efficace. Après un prologue décrivant de manière détaillée les journées caniculaires de la mi-juillet 1995 et leurs conséquences tragiques, l’introduction expose les soubassements empiriques et théoriques d’ouvrage qui se déploie sur cinq chapitres denses et passionnants.
Tout d’abord, il s’agit de rendre raison des effets combinés de différentiation sociale qui, à plusieurs niveaux imbriqués, ont produit une telle surmortalité des groupes particulièrement vulnérables. Dans le premier chapitre, le sociologue montre ainsi, statistiques à l’appui, à quel point l’isolement, c’est-à-dire le fait de vivre une « déconnexion radicale par rapport aux réseaux de connaissance, de parenté ou de soutien formel » (p. 97), a joué un rôle déterminant dans le phénomène de surmortalité engendré par la canicule. Sans surprise, isolement physique et solitude sociale se combinent à d’autres déterminants sociaux, tels que le genre, l’âge, la race et la classe sociale.
Or ces propriétés sociales prennent sens et forme dans des conditions « socio-écologiques » locales spécifiques, à tel point que deux quartiers voisins présentant « des facteurs de risque similaires » ont pu connaître « des taux de mortalité radicalement différents pendant la crise » (p. 99). C’est là la première originalité des résultats de l’enquête, exposés au chapitre 2. Examinant l’environnement physique et social des quartiers de North Lawndale, majoritairement noir, et de Little Village, majoritairement hispanique, Klinenberg montre comment des éléments tels que la forme des rues et de leur pavage, la présence de commerces animés, la stabilité résidentielle, la géographie locale du trafic de drogues, la densité du tissu institutionnel et des réseaux d’entraide (églises, associations de voisins), ce qu’il appelle « l’infrastructure sociale », ont façonné les formes de l’espace public et les pratiques quotidiennes des habitant·es, notamment en termes de mobilité, certain.e.s s’isolant dans leur domicile pour éviter la « dangerosité de la rue ». Dans de telles circonstances, « les coûts sociaux de la peur de la rue et de la peur dans la rue se sont manifestés brutalement pendant la canicule, lorsque les stratégies d’isolement adoptées par les habitants pour se protéger se sont retournées contre eux » (p. 199). La crise que constitue la canicule apparaît ainsi comme un révélateur de lignes de clivage et d’inégalités préexistantes.
Quand on étudie de près les quartiers, conclut le sociologue, on observe que l’une des principales raisons des taux de mortalité élevés des Afro-Américains au cours de la vague de chaleur de Chicago est le fait qu’ils sont les seuls à être presque systématiquement ségrégués et ghettoïsés dans des espaces peuplés d’immeubles abandonnés, de terrains vagues, de zones commerciales sinistrées, et marquées par le déclin démographique, la détérioration des rues, des trottoirs et des espaces verts et le dénuement institutionnel. (p. 229)
L’attention portée à l’environnement local pour expliquer un phénomène social et urbain tel que la surmortalité des personnes vulnérables réactive le long et riche héritage de la sociologie urbaine étatsunienne telle qu’elle s’est développée à Chicago depuis le début du XXe siècle. Mais Klinenberg n’arrête pas l’investigation à ces facteurs « écologiques ». Au contraire, considérant que la ville doit être traitée « comme un système social complexe d’institutions intégrées qui entrent en contact et s’interpénètrent de diverses manières » (p. 84), il enrichit l’analyse d’une dimension de sociologie critique des politiques publiques. Pour saisir pleinement les tenants et aboutissants de la crise de l’été 1995, en effet, l’enquête porte également sur les différentes institutions qui étaient partie prenante dans la gestion de la catastrophe et dans sa construction symbolique comme événement public.
Le sociologue va ainsi mener l’enquête au sein des différents services municipaux mobilisés, des pompiers aux services de médecine légale en passant par la police municipale et ses programmes de « police de proximité », pour montrer « comment les conditions quotidiennes du travail administratif et de l’intervention sociale des diverses branches de la bureaucratie municipale empêchent les autorités locales d’offrir aux habitants la protection sociale qu’ils en attendent » (p. 251). La plongée dans ce que Klinenberg nomme « l’État du désastre » (chapitre 3) est complétée par une analyse saisissante de la réaction politique du maire Richard M. Daley et de son équipe (chapitre 4). L’auteur révèle ainsi à quel point les enjeux de relations publiques ont guidé les choix, les silences et les mensonges d’un maire qui, dans un mélange d’aveuglement et de chauvinisme démagogique, a commencé par nier la réalité de la canicule (« Il fait chaud, il fait très chaud, mais n’en faisons pas tout un plat. […] Et oui, on aime bien les extrêmes à Chicago. Et c’est pour ça que les gens aiment Chicago », cité p. 288-290), pour ensuite minorer le nombre de décès et minimiser la gravité de la crise.
La production d’un discours officiel sur la canicule a eu des effets pratiques très concrets : non seulement « l’omertà municipale et les multiples formes de déni déployées par les responsables politiques ont empêché les services municipaux d’activer des programmes d’urgence pour répondre aux problèmes exigeant une intervention rapide » (p. 306-307), mais la campagne de relations publiques, en façonnant les termes du débat public, a « clairement influencé la couverture médiatique de la canicule » (p. 307). Celle-ci, en présentant principalement la canicule comme une catastrophe naturelle, a largement contribué à ce que celle-ci tombe très rapidement dans l’oubli. C’est la raison pour laquelle, dans le dernier chapitre, Klinenberg se penche sur le discours médiatique et l’organisation du travail journalistique qui l’a rendu possible en enquêtant dans la salle de rédaction d’un des principaux quotidiens locaux de Chicago.
Le joyau et l’écrin
Depuis sa parution il y a plus de vingt ans, l’ouvrage a fait date, venant s’ajouter à la liste des classiques de sciences sociales qui se sont penchés sur Chicago, « ville des extrêmes par excellence », « avec ses quartiers nettement compartimentés, sa fameuse ségrégation et ses inégalités criantes » (p. 83), pour dévoiler des mécanismes et des processus plus généraux façonnant le fait urbain. Mais Canicule résonne bien au-delà de Chicago. C’est un ouvrage important pour plusieurs raisons.
Par ses méthodes, d’abord, il rappelle à quel point enquête empirique et distance critique sont des piliers des sciences sociales. Chaque chapitre s’appuie sur un matériau empirique extrêmement riche collecté par le sociologue lui-même au cours de sa thèse à travers des observations de terrain, des entretiens formels et informels avec des dizaines d’acteurs et actrices, et l’étude des discours politiques et médiatiques produits sur la canicule. Or la qualité de l’enquête est magnifiée, par un contraste évoquant celui d’un joyau dans son écrin, par le contexte français dans lequel elle a été publiée, marqué à la fois par une précarisation grandissante des conditions dans lesquelles travaillent les jeunes chercheurs et chercheuses, par une série d’attaques politiques et universitaires contre les sciences sociales critiques, et par une survalorisation politique et médiatique de sciences sociales acritiques nourries de neurosciences et de psychologie expérimentale (Foucart, Horel et Laurens 2020).
Par ses conclusions, ensuite, Canicule montre comment se manifestent et s’articulent en contexte inégalités sociales, discriminations ethnoraciales, injustices environnementales et politiques publiques. En analysant la canicule de 1995 comme un « fait social total », « un fait qui intègre et mobilise une ample gamme d’institutions sociales et génère une série de processus sociaux qui mettent à nu les rouages de la réalité urbaine » (p. 97), Klinenberg fournit une démonstration éclatante de la contribution que peuvent apporter les sciences sociales dans le débat public autour des solutions collectives à apporter au dérèglement climatique, loin des entreprises médiatiques de greenwashing, de désinformation et de valorisation d’une « transition » écologique aussi consensuelle qu’indolente (Bécot et al 2022 ; Correia 2022). Il souligne ainsi combien la gouvernance urbaine « managériale » (p. 246), caractérisée par l’obsession de l’efficacité, l’externalisation et la délégation des tâches de protection sociale à des institutions qui n’y sont pas formées, la requalification des usager·es des services publics en consommateurs et consommatrices éclairées, et le recours systématique aux campagnes de relations publiques et de marketing, aboutit à une « démission collective en matière de lutte contre la pauvreté et l’isolement malgré la prospérité urbaine » (p. 249).
On pourra d’ailleurs regretter que l’appareillage éditorial affaiblisse la portée critique du livre. Le titre de la collection dans laquelle paraît Canicule (« À partir de l’Anthropocène ») et l’avant-propos du géographe Michel Lussault, qui relie l’ouvrage aux enjeux de résilience et de préparation des villes aux catastrophes climatiques, minimisent les clivages socio-politiques et les rapports de domination et d’exploitation qui sous-tendent et produisent la crise climatique. Car ce sont bien l’ordre des choses inégalitaire et l’idéologie néolibérale qui le justifie qui sont ici en cause.
Clément Petitjean, le 18 juillet
Eric Klinenberg, Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe, traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, Lyon, éditions 205, 2022, 304 p., 22 €.
par Clément Petitjean, le 18 juillet
Aller plus loin
• Renaud Bécot, Mathilde Fois Duclerc, Jean-Paul Gaudillière et Anahita Grisoni, Leur transition et la nôtre. Crises et justices écologiques, Mouvements, n° 109, vol. 1, 2022.
• Mickaël Correia, Criminels climatiques : enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète, Paris, La Découverte, 2022.
• Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison : enquête sur la désinformation scientifique, Paris, La Découverte, 2020.
• Jean Stern, Canicule. En souvenir de l’été 2003, Montreuil, Libertalia, 2020.
• Catherine Larrère (dir.), Les inégalités environnementales, Paris, Puf-Vie des idées, 2017, 104 p., 9€.