Séville (Espagne), correspondance
Trois rapaces prennent soudain leur envol. Javier Talegón s’arrête net. « Il doit y avoir une charogne ici », indique-t-il à voix basse avant de s’approcher. Ses semelles font craquer le sol carbonisé où seuls quelques rameaux de branches noircies tiennent encore debout. Une odeur de mort se mêle au parfum de feu de bois qui hante la montagne. Les cadavres calcinés de quatre sangliers gisent là, éventrés par les charognards. Voilà deux semaines que le biologiste tente de faire le bilan des dégâts laissés par l’incendie forestier le plus destructeur de ce début de siècle en Espagne, ce mardi 5 juillet, dans le parc national de la Sierra de la Culebra, au nord-ouest du pays. Près de 23 000 hectares sont partis en fumée entre le 15 et le 20 juin [
Les responsables du gigantisme de l’événement ? Le changement climatique et l’absence de mesures pour s’adapter à cette nouvelle réalité. La gestion de l’incendie par les autorités locales a d’ailleurs provoqué une forte colère chez les habitants. Au point de faire naître une mobilisation sociale dans cette partie dépeuplée du territoire, d’ordinaire peu frondeuse.
Car l’incident n’était que trop prévisible. Le 15 juin dernier, l’Espagne suffoquait sous l’une des canicules les plus précoces de son histoire. La végétation était particulièrement sèche en raison de précipitations bien trop faibles cette année. L’Agence de l’État de météorologie avait déclaré le niveau maximum d’alerte incendie dans la zone. Dans la soirée, un orage sec a provoqué onze départs de feux.
« Tous les employés dont dispose le gouvernement régional de Castille-et-León auraient dû être disponibles et en alerte. Seuls 25 % l’étaient », assure le syndicat UGT, qui réclame l’allongement de la campagne de lutte contre les incendies depuis plusieurs années. Le protocole d’intervention du gouvernement local ne permettait de mettre 100 % de ses moyens en alerte qu’à partir du 1er juillet. Vieux de vingt-trois ans, il ne tenait pas compte de la crise climatique alors que les étés sont de plus en plus chauds, débutent plus tôt et durent toujours plus longtemps. Les incendies débutent donc plus tôt et sont plus sévères. La capacité de réponse limitée des pompiers leur aurait fait perdre le contrôle du feu.
« Nous avons perdu notre principale industrie : la forêt »
Dans les jours suivants l’extinction de l’incendie, une foule d’habitants est descendue manifester à Zamora, chef-lieu de province, dénonçant une gestion défaillante de la catastrophe. Des pompiers sont même montés jusqu’à Valladolid, capitale régionale, pour crier leur mécontentement sous les fenêtres de « la Junte », le gouvernement local, tenu par la droite depuis trente-cinq ans.
« Nous avons perdu notre principale industrie, la forêt », explique Lorenzo Jiménez, maire de droite de Villardeciervos, une des communes affectées. « Beaucoup de gens vivaient de la récolte de cèpes, du bois, de l’élevage, de l’apiculture, de la chasse, et du tourisme naturel. C’est l’un des principaux lieux où l’on peut observer des loups en Espagne. » Parc national protégé, la Sierra de la Culebra abrite un écosystème particulièrement riche, qui compte l’une des populations de loups les plus denses en Europe.
« Je crois que les louveteaux ont brûlé », diagnostique Alfonso en surveillant ses vaches, qui paissent sur le seul carré de prairie resté vert au milieu d’une forêt de pins carbonisés. « Je le pense aussi », dit Javier Talegón, qui tient une petite entreprise de tourisme axée sur l’observation de l’animal. Le biologiste s’informe souvent auprès des éleveurs, observateurs privilégiés des terres qu’ils arpentent quotidiennement. « Certains individus ont pu se sauver dans certaines des meutes prospectées. Pour les autres, nous ne savons pas. Il faudra que la végétation épaisse repousse pour que les loups reviennent. » Après vingt jours d’arrêt total, il a pu reprendre début juillet ses balades naturalistes touristiques dans la zone qui n’a pas brûlé.
José Antonio Morán n’a pas eu la même chance. « Tout le miel de la saison est foutu. Regarde. » Il sort deux cadres d’une ruche aux parois noircies : la cire d’abeilles a partiellement fondu. Tout près, en guise de ruche, il ne reste plus que quelques fils de fer déformés au milieu d’un tas de cendres. « Il n’y a plus rien à butiner dans le périmètre d’action des abeilles. Il faudra au moins trois ans avant de pouvoir produire du miel de nouveau ici. » Pour limiter les pertes, il doit déplacer les ruches. Heureusement, sa femme Yolanda et lui bénéficient de la solidarité d’autres apiculteurs, qui accueilleront leurs abeilles. Alfonso non plus n’a pas été épargné. « Il ne me reste plus que ça pour les vaches », s’agace-t-il en désignant le carré d’herbe épargné par les flammes. La grange où il entreposait son foin a brûlé.
S’organiser pour se faire entendre
« Pour être écouté des politiques ou des gouvernements, tu dois avoir une voix », croit Lucas Ferrero, président de la toute jeune association La Culebra no se calla (« la Culebra ne se tait pas », en français). Elle est le résultat d’une mobilisation informelle : Ana, aujourd’hui secrétaire de la structure, informait les gens via des groupes WhatsApp tandis que Lucas rassemblait des contacts utiles. « Peu à peu, des gens de tous les villages sont entrés dans les groupes Whatsapp. Il fallait qu’on se structure, élire des représentants, s’accorder sur des sujets. Mais toujours hors des partis et syndicats. » L’un de leurs combats principaux : que la reforestation se fasse de façon raisonnée, qu’on arrête de planter uniquement des pins.
« La pinède n’est pas une forêt mais une culture avec un but économique. Ces arbres poussent facilement sur des sols secs et inclinés », explique Javier Talegón. Les pins grandissent vite et leurs troncs sont droits. Idéals pour le commerce, ces résineux ont l’inconvénient de flamber comme des allumettes. « Les espèces autochtones, comme les chênes, résistent beaucoup mieux aux flammes », poursuit le biologiste, indiquant des taches vertes et brunes sur le flanc noirci de la montagne. Des parties du terrain trop rocheuses pour être exploitées, colonisées par des chênes, dit-il.
Dénégation de la Junte de Castille-et-León. Elle annonce une reforestation « raisonnée » avec des espèces diversifiées, qui prendra en compte « les contraintes écologiques ». Les pins formeront une nouvelle forêt plus rapidement, assure-t-elle. Elle évoque aussi les contraintes « relatives à l’usage du territoire ». Comprendre : la valeur économique de la forêt.
« Depuis leurs bureaux dans une capitale, leurs techniciens ne voient pas ce qu’il se passe dans les villages », tacle Lucas Ferrero. « On voit bien, ici, qu’avec les pinèdes, les sources d’eau ont souffert, que les étés sont plus longs, qu’il ne neige presque plus en hiver. Pas besoin d’être météorologue pour ça. Pourquoi ils n’ont rien changé alors que tout le monde ne parle que du changement climatique ? »
Une gestion comptable et court-termiste au mépris de la prévention
Par souci d’économie ? « La campagne d’extinction des incendies emploie des personnes internes à la Junte, qui ne travaillent que quelques mois durant l’année, et des entreprises extérieures, appelées ponctuellement pour la campagne », dénonce le syndicat UGT, qui porte les revendications des agents forestiers. Une campagne toujours « plus tardive et avec moins de personnel ». En 2018 déjà, ils demandaient que la campagne de lutte contre les incendies soit allongée, notamment pour avoir le temps de nettoyer la montagne des branches mortes et buissons trop secs. Las, Juan Carlos Suárez-Quiñones, conseiller chargé de l’Environnement au gouvernement régional, estimait en 2018 [
Le ton a changé depuis. « Nous travaillons à un nouveau décret, qui permette une plus grande flexibilité pour faciliter une mise en adéquation plus rapide avec le niveau de risque », promet à Reporterre le service technique du conseiller.
Près de son village, Lucas balaie le paysage du regard, là où se trouvait un point d’observation des loups il y a encore quelques semaines. « Je n’étais pas revenu ici depuis l’incendie… Quand on était petits, on jouait par ici, on se cachait dans les arbres. Certains étaient nos cachettes favorites. Ce chêne, il était centenaire », se souvient-il en désignant un arbre partiellement calciné. « Et cette odeur. Cette odeur de bois brûlé. Partout. Tout le temps », regrette Yolanda, l’apicultrice, elle aussi membre de l’association née de l’indignation des riverains. Elle et son mari sont allés à toutes les manifs. « Si vous revenez faire le même reportage dans dix ans, c’est que ça n’a pas fonctionné. » Mais en attendant, elle l’assure, ce ne sera plus comme avant. La Culebra ne se taira pas.
Alban Elkaïm