Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis).– Plus de 30 % d’abstention au premier tour de la présidentielle, presque 30 % au second. Et des taux au-delà de 60 % pour les législatives. Les élections se suivent et l’abstention ne cesse de grimper, en Seine-Saint-Denis comme ailleurs. Mais le département francilien cumule les records en matière de démobilisation électorale.
La Seine-Saint-Denis est aussi l’un des départements les plus jeunes de France. Or ces derniers votent peu, ou pas du tout. À Saint-Ouen, par exemple, l’abstention s’élève à 55,28 % au premier tour des législatives et à 56,71 % au second. Plus d’un·e Audonien·ne sur deux ne s’est pas rendu·e aux urnes. Dans cette ville au nord de Paris, la gentrification bat son plein, notamment en vue des Jeux olympiques de 2024 dans le quartier des Docks.
Située entre les quartiers populaires d’Arago et du Vieux-Saint-Ouen, cette ancienne zone industrielle a été réaménagée par l’ancienne municipalité de droite. Les habitants et habitantes y profitent d’un cadre éloigné des clichés qui collent à la peau de la banlieue parisienne, tout en ayant une vie courante moins chère pour eux et leurs enfants. Un contraste, donc, avec les tours HLM situées de part et d’autre du quartier.
Si les conditions de vie peuvent être différentes, les dynamiques électorales semblent toutefois similaires. « Si on s’abstient, c’est parce qu’on ne croit plus aux politiques pour porter les revendications liées au pouvoir d’achat, ou bien pour lutter contre les inégalités et le réchauffement climatique », affirme Mathieu, 22 ans, qui vit dans le quartier des Docks.
Étudiant en histoire, il s’est abstenu à la présidentielle comme aux législatives. Pour lui, c’est avant tout un acte « politique ». « Peut-être qu’avec une grande abstention, les responsables politiques prendront en considération le vote blanc et l’abstention en elle-même », espère-t-il.
Une tactique qu’auraient pu faire dévier le leader de La France insoumise (LFI) à la présidentielle et même la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) pour les législatives, affairés à chercher les voix des abstentionnistes : « Eux comme les autres ne font que des promesses mais ne s’y tiennent pas, estime Mathieu. Même dans l’Assemblée, ils seront plusieurs groupes séparés. Je ne crois pas aux politiques pour nous représenter et améliorer nos vies. »
Une question de génération plus que de jeunesse
« Quand t’es concentré sur comment t’en sortir, t’as pas le temps de penser à la politique. C’est que les gens qui n’ont pas de problèmes qui ont le temps de se prendre la tête sur ces sujets »,affirme Amine, 22 ans, étudiant en informatique et habitant de la cité voisine d’Arago. « Pour être honnête, je pense que je ne m’y connais pas assez en politique pour pouvoir faire un vote éclairé », dit-il. Il reste toutefois indigné du manque de considération des politiques à l’égard des quartiers populaires : « Les politiques ne servent à rien et ne changent rien. Déjà qu’ils écoutent pas les Français, ils vont encore moins écouter les jeunes de cité. »
Amine se montre critique vis-à-vis de Jean-Luc Mélenchon et de la Nupes. « J’ai pas envie de voter juste parce que c’est la gauche ou parce que c’est bien vu, indique-t-il, reprochant au leader insoumis ses anciennes prises de position. Quand tu vois sur des vidéos qu’il était contre le voile et qu’aujourd’hui il s’abstient quand il faut dire qu’il y a un génocide contre les Ouïghours, tu te dis que tout ce qu’il cherche, c’est le pouvoir. »
Le jeune homme n’envisage pas de retourner aux urnes : « J’estime que si tu veux t’en sortir, c’est pas en votant que tu vas le faire. Si tu travailles, tu peux bien gagner ta vie et aider ta famille, là tu vas t’en sortir », conclut-il, soulignant qu’il n’est pas un cas isolé « car personne ne vote dans [sa] famille ».
« Ce n’est pas qu’une histoire de jeunesse », rappelle Vincent Tiberj, sociologue spécialiste de l’abstention et auteur, avec Tristan Haute, d’Extinction de vote ? (Puf). Le chercheur reconnaît « qu’il y a une spécificité de la jeunesse mais il faut avoir en tête qu’à l’exception des boomers, tout le monde est touché par l’abstention ». « C’est une question générationnelle », dit-il.
Au cours de ses différentes recherches, Vincent Tiberj a observé l’émergence, chez les jeunes notamment, d’abstentionnistes « qui contestent le fait que voter » pourrait être utile. « On est face à des gens qui, en tant que citoyens, se demandent que faire. Ils choisissent de signer des pétitions et de manifester plutôt que de se saisir d’un bulletin de vote », affirme le chercheur. Pour lui, ce phénomène dénote un « désintérêt pour la politique institutionnelle, mais pas pour la politique de manière générale ».
Mais d’où provient, si ce n’est d’une dépolitisation, cette démobilisation électorale des jeunes ? « Avant, on se politisait au travail, les anciens formaient les nouveaux, relève Vincent Tiberj. Maintenant les syndicats sont de moins en moins puissants. Le marché du travail est déstructuré. » Il fait aussi la distinction entre les jeunes « déjà dans le monde du travail et ceux qui sont en études », plus enclins à se politiser au contact des sociabilités qu’offre l’enseignement supérieur.
Léa est étudiante en économie et habite elle aussi dans le quartier des Docks. Derrière son abstention se cache une profonde colère envers les responsables politiques. « Il n’y avait aucun candidat qui semblait comprendre les revendications de la jeunesse »,estime-t-elle au sujet de la présidentielle. Pourtant sensible aux propositions de Jean-Luc Mélenchon en 2017, elle n’avait déjà pas voté pour lui cette année-là.
Un syndrome français
L’expérience du chef de file de LFI en tant que député a conforté Léa dans sa position : « Mélenchon est là depuis bien trop longtemps et n’a jamais rien changé. Même quand il était à l’Assemblée, il aurait pu proposer des lois, il n’a rien fait. » Déçue par la vie politique, l’étudiante considère que « s’il doit y avoir un changement de paradigme, c’est par le peuple que ça doit se faire, pas par les dirigeants ». Léa concède enfin qu’elle ira voter « si jamais il y a un référendum sur les questions d’écologie ou de droit des femmes ou pour avoir plus de démocratie ».
Une jeunesse qui ne croit plus dans la politique car la politique ne croit plus en elle… Un syndrome français alimenté par le fait « qu’on a des citoyens à qui on ne donne pas plus de responsabilités »,note Vincent Tiberj. Le chercheur relève qu’un « des soucis du vote en France, c’est que voter, c’est élire, c’est soutenir ». « Ça donne des paradoxes comme Emmanuel Macron, ajoute-t-il. On pourrait faire en sorte que le vote représente autre chose. Avec plus de référendums, plus de proportionnelle. »
Vincent Tiberj constate enfin que « les jeunes et leurs parents ont un rapport intermittent au vote ». Cela signifie que des électrices et des électeurs peuvent s’abstenir sur certaines élections mais pas sur d’autres, d’où les variations de participation entre la présidentielle et les législatives, alors que ces élections ont lieu à deux mois d’écart.
Certains, comme Thibault, déclarent cependant ne jamais vouloir s’y mettre : « Dans ma famille, on vote pas déjà et je ne vois pas l’utilité,affirme le vendeur de 24 ans, qui habite à Arago. À l’heure actuelle, les salaires ne bougent pas et quand tu vois que même Lidl commence à devenir aussi cher que Leclerc, tu te dis qu’il y a un problème. »
Thibault considère également que les politiques, « pour beaucoup, ne font ce métier que pour leur intérêt ». Une déception que comprend Vincent Tiberj, « parce qu’on est dans un système qui a peur de ses citoyens ». C’est enfin une des raisons, selon le chercheur, pour lesquelles les jeunes ne se sont pas mobilisés aux législatives : « Parce que l’Assemblée nationale n’a servi, pendant 20 ans, que de chambre d’enregistrement, on comprend facilement la désillusion de ceux qui n’ont connu que ce fonctionnement. »
James Gregoire