Il y a vingt-cinq ans aujourd’hui, Chris Patten, le dernier gouverneur [1], quittait Hongkong en compagnie du prince Charles, mettant un point final à cent cinquante-six ans de colonisation britannique. Le nouveau chef de l’exécutif, Tung Chee-hwa, prenait ses fonctions le matin du 1er juillet 1997, en présence du leader du Parti communiste chinois (PCC), Jiang Zemin. A 13 heures, celui-ci rentrait en Chine, cédant la place à une manifestation contre l’intronisation d’un conseil législatif (LegCo) provisoire nommé par Pékin, organisée par les forces démocratiques.
Ce qui s’est passé ce jour-là est une image de la formule « Un pays, deux systèmes », qui avait permis à la colonie de rentrer pacifiquement dans le giron de la Chine : la matinée aux officiels, l’après-midi à la société civile. Ce modèle s’est répété chaque année depuis le 1er juillet 1997. Jusqu’en 2019.
Cinquante ans sans changement, avait promis l’ex-leader de la Chine communiste, Deng Xiaoping, à ses interlocuteurs britanniques, mais aussi à la population de ce qui allait devenir la région administrative spéciale (RAS) de la République populaire. Hongkong conserverait son système capitaliste et ses libertés, garantis par une Loi fondamentale adoptée par l’Assemblée populaire nationale de Pékin. A mi-chemin, on peut affirmer que le PCC n’a pas tenu sa promesse.
Presse muselée, syndicats indépendants dissous
Vingt-cinq ans après la rétrocession, le leader du Parti travailliste, Lee Cheuk-yan, l’ex-président du Parti démocrate Albert Ho et le patron du quotidien indépendant Apple Daily, Jimmy Lai, qui étaient tous les trois en tête de la manifestation de 1997, sont en prison, attendant d’être jugés en fonction de la loi de sécurité d’Etat adoptée par le « Parlement » de Pékin, en mai 2020.
La presse foisonnante, caractéristique de la RAS depuis le début du XXe siècle, a été muselée. Les syndicats indépendants se sont dissous. L’Alliance pour le soutien des mouvements patriotiques démocratiques de Chine, qui, pendant trente ans, a organisé les veillées commémoratives du massacre de Tiananmen, le 4 juin, s’est sabordée.
Tout avait pourtant bien commencé. De 1997 à 2019, Hongkong a conservé son système judiciaire indépendant, le nombre d’élus au suffrage universel direct au LegCo, au terme d’élections multipartistes, n’a cessé d’augmenter, et les libertés fondamentales ont été maintenues. Certes, bien qu’ayant obtenu 60 % des suffrages à toutes les élections législatives, les démocrates n’ont jamais eu la majorité au LegCo. Mais ils avaient une sorte de droit de veto sur les textes fondamentaux.
Exiger davantage de démocratie
Ainsi, lorsque, en 2003, le gouvernement – à l’initiative de Pékin – a voulu faire voter l’article 23 de la Loi fondamentale sur la subversion et la sédition, 500 000 personnes sont descendues dans la rue et ont obtenu du gouvernement qu’il retire son texte. Depuis, aucun chef de l’exécutif n’a osé le proposer à nouveau.
Les vingt-trois ans qui ont suivi la rétrocession ont été rythmés par d’imposantes manifestations au cours desquelles s’exprimait la conscience politique de la population : contre l’article sur la subversion en 2003, contre la tentative du pouvoir d’imposer une « éducation patriotique » (la vision historique du PCC) en 2012 [2] ; le « mouvement des parapluies » pour obtenir le suffrage universel en 2014 et, enfin, des manifestations monstres, suivies d’affrontements violents contre l’article visant à autoriser l’extradition de « criminels » vers la Chine, en 2019. [3] Ces manifestations visaient à défendre l’indépendance du système judiciaire et à exiger davantage de démocratie, conformément aux promesses de Pékin.
A mesure que le temps passait, ces revendications sont devenues constitutives de l’identité hongkongaise. Et contrairement à ce qu’espéraient les dirigeants du PCC, celle-ci n’a cessé de se renforcer au lieu de se fondre dans une « identité chinoise » qui identifie le patriotisme au soutien au parti. La nouvelle génération n’est pas en reste : les animateurs des mouvements de 2012 à 2019 sont nés dans les années 1990 et n’ont donc connu que la RAS. Aujourd’hui, seuls 2 % des jeunes de 18 à 29 ans se considèrent comme chinois.
Manifestations interdites
Incapable de gagner les cœurs et les esprits de la jeunesse, scandalisé par les violences de 2019, le parti de Xi Jinping a fait adopter par l’Assemblée populaire nationale, en violation de la Loi fondamentale, une loi de sécurité d’Etat qui élimine pratiquement toutes les libertés dont jouissait Hongkong. Elle institue un « bureau de défense de la sécurité nationale », composé de représentants de Pékin et une police de sécurité d’Etat contrôlée par un bureau où siège un émissaire de Pékin.
Puis, le LegCo (dont les membres démocrates avaient été invalidés) a adopté une réforme électorale élaborée à Pékin : l’assemblée compte maintenant 90 membres, dont seulement 20 sont élus au suffrage universel direct, au lieu de 40 sur 70 précédemment.
Les Hongkongais ne s’y sont pas trompés, puisque seuls 30 % d’entre eux ont participé aux élections de décembre 2021. Pour couronner le tout, le nouveau chef de l’exécutif, John Lee, a fait toute sa carrière dans une police qu’il a contribué à radicaliser. Les élus des conseils de district (les élections de 2019 avaient vu un raz de marée démocrate) doivent jurer fidélité à la loi de sécurité d’Etat : certains ont refusé et démissionné, tandis que le mandat de certains était invalidé par le pouvoir.
Ainsi, alors que, pendant vingt-trois ans, la formule « Un pays, deux systèmes » fonctionnait relativement bien, en moins de deux ans, la situation a été « normalisée ». Aujourd’hui, les « patriotes » – les collaborateurs du PCC – règnent sur la RAS, qui n’a plus de « spéciale » que le nom. Il a suffi de deux ans pour transformer une ville au mode de vie semblable au nôtre en système post-totalitaire. Des hommes politiques modérés sont sous les verrous et risquent de lourdes peines de prison ; les médias ont été mis au pas et, grâce au Covid-19, les manifestations sont, de fait, interdites. La liberté de publication qui caractérisait la RAS a disparu.
Les nouveaux manuels scolaires peuvent affirmer que Hongkong n’a jamais été une colonie britannique : pourquoi alors le gouvernement chinois a-t-il signé une déclaration conjointe avec le gouvernement britannique ? Bien que Hongkong soit l’un des principaux centres financiers du monde, cette reprise en main s’est déroulée sans susciter de réaction sérieuse de la part de la communauté internationale. Nos gouvernants garderont-ils le silence devant ces bouleversements ?
Jean-Philippe Béja
Chercheur et sinologue