Un groupe parlementaire de 150 députés de la Nupes : nous venons d’entrer dans un nouveau monde. Cette intrusion d’une gauche combative au cœur de la démocratie représentative n’est pas une première en Europe : des groupes parlementaires incluant des députés antilibéraux et même anticapitalistes ont siégé, ces dernières années, sur les bancs de Parlements en Espagne (Podemos) ou au Royaume-Uni (avec le Labour de Corbyn) notamment.
Mais c’en est une en ceci que le centre de gravité de la Nupes est bien plus à gauche. Son « programme partagé », en grande partie dérivé de l’Avenir en commun, le programme de l’Union populaire, a pour pierre angulaire la planification de l’économie. Soit une mise en cause radicale de quarante ans de politiques néolibérales.
Ce groupe parlementaire porte en lui un risque : ce que le philosophe marxiste Nicos Poulantzas appelait, peu avant l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, l’« étatisme ». A savoir la tendance souvent constatée dans l’histoire de mouvements sociaux et politiques se dévitalisant lorsqu’ils s’institutionnalisent. Leurs animateurs deviennent députés ou collaborateurs parlementaires, le centre de gravité de la lutte se déplace dans les institutions. Or, celles-ci leur imposent un tempo politique – celui de l’urgence permanente – et occasionnent une coupure grandissante avec la politique extra-parlementaire.
Eviter « l’étatisme »
Ce risque est d’autant plus grand dans le contexte actuel : l’absence de majorité absolue et donc de stabilité requièrent des députés de gauche une attention de tous les instants pour contrer les tentatives de division venues de la macronie ou profiter de brèches pour faire avancer leurs propositions.
Ne pas investir les institutions n’est pourtant pas une option. Nos Etats sont pétris de contradictions : ils renferment des institutions conservatrices, comme la police, mais également progressistes, la sécurité sociale par exemple. La cause de l’émancipation avance quand la lutte est portée au cœur de l’Etat, et quand elle parvient à tirer profit de ces contradictions.
L’enjeu, dès lors, se résume ainsi, dit Poulantzas : Comment parvenir à « une transformation radicale de l’Etat en articulant l’élargissement et l’approfondissement des institutions de la démocratie représentative […] avec le déploiement des formes de démocratie directe à la base » ?
Comment mettre en œuvre une stratégie mixte, qui combine mobilisation dans et hors de l’Etat ? Le syndicat, la ZAD, le cortège de tête, l’ONG et l’Amap d’un côté, le combat parlementaire de l’autre, prenant en tenaille de manière coordonnée le capitalisme. Si elle veut éviter l’« étatisme », c’est ce défi que la Nupes doit relever.
Refondation intellectuelle des gauches
Pour cela, une instance de liaison permanente avec les mouvements sociaux doit exister. Ce doit être le rôle du parlement de la Nupes, présidé par Aurélie Trouvé, qui rassemble aujourd’hui 500 figures du mouvement social et personnalités. Après avoir joué un rôle de rassemblement par la base lors des campagnes présidentielle et législatives, ce parlement doit se réinventer pour s’inscrire dans le temps long du quinquennat. Un quinquennat qui s’annonce turbulent, mais où il sera d’autant plus utile.
Ses deux tâches prioritaires : être un lieu de convergence des luttes, où leurs animateurs pourront venir parler stratégie, partager leurs expériences, et solliciter le soutien d’autres mouvements, ainsi que celui des parlementaires. La crise politique que nous traversons promet d’en occasionner de nombreuses à l’automne, si ce n’est avant. Pour être victorieuses, il importe qu’elles puissent se projeter dans une perspective politique et s’articuler à l’activité parlementaire.
Et poursuivre le travail de refondation intellectuelle des gauches, en stimulant l’activité de la myriade de personnes et d’instituts qui ont contribué à faire au fil des ans de l’Avenir en commun un programme dont la sophistication est reconnue par tous.
La création d’une école de formation du parlement, où les militants des différentes composantes de la Nupes pourraient venir apprendre et débattre, serait de nature à faire émerger une culture politique commune. Les enseignements pourraient être aussi bien théoriques que pratiques, avec en ligne de mire la formation d’un personnel politique à même d’animer le mouvement social aussi bien que d’exercer le pouvoir.
La Nupes n’a pas droit à l’échec. L’hypothèse qu’elle puisse disposer d’une majorité parlementaire a occasionné au cours des derniers mois les attaques conjuguées de la macronie et de l’extrême droite. Le rapprochement de ces deux « blocs », et un devenir de plus en plus autoritaire du régime actuel, est une hypothèse à prendre au sérieux, comme en attestent les appels du pied de la macronie en direction du RN depuis dimanche. Conjurer cette possibilité nous incite à redoubler d’activité, à l’intérieur et hors des institutions.
Cédric Durand, Economiste à l’université de Genève et Razmig Keucheyan, Sociologue à l’université de Paris Cité