Floriane Zaslavsky : Philosophe féministe, militante, proche de la gauche radicale américaine : comment ces différentes identités se sont-elles agencées durant votre parcours ?
Nancy Fraser : Ces différents fils se sont entremêlés tout au long de ma vie. Mais, revenons au commencement. Je suis née à Baltimore, une ville racialement ségréguée dans laquelle, très concrètement, les Afro-Américains n’avaient pas le droit d’aller dans le même restaurant que les Blancs, ou de s’asseoir là où ils le souhaitaient dans les transports en commun. Je me suis très tôt investie dans le mouvement pour les droits civiques, qui a été extrêmement formateur. Avec le recul, je me dis que mon engagement a sans doute été une réaction envers mes parents. Ils étaient de bons sociaux-démocrates, des soutiens de Roosevelt… et s’ils m’ont éduquée dans l’idée que ce régime ségrégationniste était injuste, ils n’ont jamais rien fait pour le changer. On peut dire que j’ai en quelque sorte canalisé ma colère adolescente dans ce premier engagement. Une deuxième étape a débuté lorsque j’ai commencé mes études et rejoint une université de très haut niveau, où les idées féministes étaient déjà bien implantées. Sans y être particulièrement active, je gravitais dans ce milieu. À cette époque, la guerre du Vietnam battait son plein et s’est imposée comme une cause militante majeure sur les campus. Il était naturel pour les militants de ma génération de lier les différentes luttes (anti-guerre, anti-racisme, féminisme), et j’ai consacré ma vie à la politique pendant plusieurs années. Pourtant, mon amour pour la philosophie ne m’a jamais quittée et quand j’ai décidé de faire une thèse, j’y ai emmené une grande partie de mon bagage militant, à commencer par les valeurs apprises au sein de la Nouvelle Gauche. Ça m’a aidée à trouver et à tracer ma route à l’université. [1]
De quelle façon cet engagement initial a-t-il façonné votre boussole théorique ?
Je souhaitais résister à la philosophie américaine telle qu’elle est enseignée à l’université, c’est-à-dire de manière très rigide, très technique et, d’une certaine façon, standardisée. Mon expérience politique a été utile, car elle m’a permis de cerner ce qui m’importait : situer la philosophie dans un contexte social, faire en sorte qu’elle s’empare des enjeux sociaux contemporains. C’est ce qui m’a amenée à m’intéresser en particulier au capitalisme et aux liens cachés qui l’ont historiquement rattaché à la philosophie libérale.
Ce parcours vous permet de poser un regard sur l’évolution contemporaine des différentes mobilisations que vous mentionniez, et notamment du mouvement féministe. Pouvez-vous revenir sur ses transformations, ainsi que sur la nouvelle vague féministe que nous connaissons aujourd’hui ?
Au cours de la décennie écoulée, nous avons collectivement pris conscience que nous étions confrontés à une crise générale de la vie sociale : crise écologique, du travail, de la démocratie… Enfin, notre époque a été marquée par une crise du féminisme libéral, dominant jusqu’à la fin des années 2000 et qui a correspondu à la deuxième vague du mouvement. Aujourd’hui, on est arrivé au bout de l’idée qu’on peut parachever l’égalité entre les hommes et les femmes en s’attaquant avant tout aux discriminations que subissent les femmes qui se heurtent au plafond de verre. Dans les faits, il faut déjà pouvoir atteindre ce fameux plafond. In fine, on a vu que le féminisme promu par des figures comme Sheryl Sandberg, directrice des opérations de Facebook (Meta), ou Hillary Clinton s’adressait avant tout à une petite élite. Il me semble que cette tendance a contribué à la mauvaise réputation qui a entouré le féminisme pour de nombreuses personnes, peu politisées, et qui y ont vu un allié objectif du néolibéralisme.
Dans le même temps, nous avons tout de même vu éclore des mobilisations féministes novatrices comme les grèves féministes en Pologne ou en Argentine, auxquelles vous rendez d’ailleurs hommage dans votre manifeste Féminisme pour les 99 % (La Découverte, 2019).
C’est juste. Il y a trois ans, plusieurs mouvements radicaux se sont développés en Europe et en Amérique latine – en Pologne en effet, mais aussi en Espagne, en Argentine, au Brésil… Ces grèves féministes ont été des moments marquants au cours desquels les femmes ont pris la tête de mouvements plus généraux, dans le sens où ceux-ci ne remettaient pas uniquement en cause la place des femmes dans la société, mais ont initié des réflexions beaucoup plus larges ayant trait à la répartition des richesses, au salariat, à l’éducation… Bref, ces grèves ont été des mouvements qui concernaient le monde social dans son ensemble. La troisième vague féministe – que j’appelais de mes voeux il y a une dizaine d’années alors qu’elle n’en était encore qu’à ses balbutiements – s’est concrétisée avec ces mobilisations. À l’image des grands mouvements d’occupation des places des années 2010 – Occupy, les Indignés, Nuit debout… –, elles ont été porteuses de beaucoup d’espoir.
Depuis la vague de mobilisations dont vous parlez, cet enthousiasme a néanmoins de quoi être sévèrement douché. La crise du néolibéralisme que vous évoquiez il y a plus de dix ans ne se résorbe pas. Elle semble avant tout bénéficier aujourd’hui à des mouvements populistes d’extrême droite qui parviennent à capitaliser sur les frustrations qui en résultent, de Donald Trump aux États-Unis à Jair Bolsonaro au Brésil, en passant par Marine Le Pen en France.
J’ai rédigé il y a quelque temps un petit livre qui n’a pas été traduit en français et qui s’intitule The Old Is Dying and the New Cannot Be Born (Verso, 2019). Il s’agit bien sûr d’une référence à la célèbre phrase du penseur communiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), écrite alors qu’il était emprisonné par le régime fasciste : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Je crois que nous sommes en plein dans cette période liminaire, marquée par une série de symptômes morbides : mouvements populistes, essor des théories conspirationnistes en tout genre et dont nous avons malheureusement tout un catalogue aux États-Unis… Nous naviguons aujourd’hui dans ce « clair-obscur » dont parle Gramsci. Pour expliquer cette situation, je propose le diagnostic suivant – pour la société américaine, a minima. Longtemps, une alliance hégémonique s’est maintenue entre trois secteurs absolument primordiaux du système capitaliste américain : la finance, Hollywood et l’industrie du divertissement, et enfin le monde de la tech. Cette alliance a peu à peu noué des liens contre-nature avec des mouvements progressistes pour aboutir à l’éclosion de ce que je nomme le « néolibéralisme progressiste » : une mouvance hybride qui promeut le néolibéralisme, tout en faisant des enjeux de reconnaissance le cœur du progrès. Il me semble qu’il y a eu un rejet massif de cette vision du monde par les classes populaires qui ont parallèlement vu leurs conditions de vie se dégrader de façon très concrète, sans que la gauche ne leur propose une véritable alternative. Résultat des courses : il s’agit désormais de choisir entre néolibéralisme progressiste et populisme réactionnaire. [2]
Parallèlement, on observe une recomposition de la gauche, qui peut prendre différentes formes selon les pays. Quelle troisième voie serait susceptible d’être tracée selon vous ?
Au cours des dernières années, plusieurs acteurs ont essayé d’incarner cette troisième voie. Je pense à la campagne de Bernie Sanders aux États-Unis [3], à Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce : autant d’initiatives qui ont montré la possibilité d’une alternative, au moins pendant un temps. À l’heure actuelle, cet élan semble s’être évaporé, et je ne peux qu’espérer qu’il reviendra. Le manifeste Féminisme pour les 99 % que nous avons écrit avec Cinzia Arruzza et Tithi Bhattacharya était une proposition dans ce sens. Nous avons rédigé un texte politique qui s’inscrit en faux contre le néolibéralisme progressiste, et pensé un féminisme englobant qui ne s’attaque pas seulement aux enjeux de représentation touchant avant tout une élite, mais intègre des problèmes qui concernent la société tout entière.
Vous mentionnez la campagne de Bernie Sanders. Que retenez-vous de l’élection présidentielle américaine de 2020, et quel regard posez-vous sur le début de mandat de Joe Biden ?
L’élection de Joe Biden n’a rien arrangé et la situation aux États-Unis est aujourd’hui explosive. Une seule chose aurait pu contribuer réellement à apaiser la société américaine en aidant le plus grand nombre, et il ne l’a pas faite. Je fais ici référence à une mesure législative, initialement poussée par Bernie Sanders pendant sa campagne et reprise par le Président nouvellement élu : une grande loi d’investissement dans les infrastructures, particulièrement intéressante en ce qu’elle était le fruit d’une réflexion associant à la notion d’infrastructures le care au sens large, au premier rang desquels l’éducation et la santé [la notion de « care » telle qu’entendue ici recouvre l’ensemble des actions relatives à la prise en charge et au soin des individus, de l’enfance au grand âge, ndlr]. Une telle avancée aurait non seulement permis de générer de nouveaux emplois pour les femmes, mais la classe ouvrière et les catégories les plus démunies en auraient bénéficié. Cette proposition de loi a été taillée en pièces, en particulier son volet social. C’est une défaite. Il ne faut pas oublier que Biden a été élu en comptant sur le soutien de l’aile gauche du Parti démocrate. Avec cet échec, la gauche a perdu la foi qu’elle pouvait encore avoir en ce mandat, et l’élan du Président s’en trouve considérablement affaibli. [4]
Vous ne croyez pas en un possible rebond social dans sa deuxième partie de mandat ?
J’estime pour l’heure qu’il s’agit d’une présidence ratée. J’irais plus loin : il me paraît fort probable que la veine trumpiste revienne au pouvoir à l’issue des élections de 2024. J’espère bien sûr me tromper, mais Donald Trump exerce actuellement un contrôle énorme sur le Parti républicain. Or, les républicains pèsent déjà majoritairement sur le pouvoir judiciaire. De plus, la perspective qu’ils sortent vainqueurs des prochaines élections de mi-mandat est plus que probable, ce qui ferait basculer le Congrès [branche législative du gouvernement, composée des deux assemblées : le Sénat et la Chambre des représentants, ndlr]. Quant à la gauche, je crains que la relève, dont la formidable Alexandria Ocasio-Cortez, ne soit encore trop jeune pour se lancer dans la course présidentielle.
D’ailleurs, on a pu à nouveau percevoir la mainmise de la frange conservatrice sur la Cour suprême américaine avec la fuite concernant une possible remise en cause de l’arrêt Roe vs Wade, qui coïnciderait avec un retour sur le droit à l’avortement aux États-Unis.
Aujourd’hui, 9 juges siègent à la Cour suprême, dont 6 ont été nommés par un Président républicain – Donald Trump en a désigné trois au cours de son mandat, un événement très rare dans l’histoire de nos institutions. D’après le document qui a fuité, 5 d’entre eux semblent se prononcer en faveur du retrait de cet arrêt de 1973, qui a constitué un moment historique pour le droit des femmes. Il y a beaucoup de rumeurs et de discussions au sujet de la personne qui a fait fuiter cette information, notamment concernant ses motivations. S’agit-il d’un proche du camp conservateur qui a souhaité propulser ce sujet dans l’espace public, le remettre sur la table, et ainsi bloquer ces 5 juges en leur rendant difficile tout changement de position éventuel ? S’agit-il au contraire d’une personne opposée à cette remise en question, qui a souhaité sonner l’alarme ? Quoi qu’il en soit, et quand bien même ce document ne déboucherait sur aucune loi, il s’agit d’une nouvelle désastreuse pour deux principales raisons. D’abord, parce que cela confirme que la Cour suprême [sommet du pouvoir judiciaire aux États-Unis, elle est composée de 9 juges nommés à vie par le Président, avec le consentement du Sénat, ndlr] n’est pas détachée des enjeux politiques du pays, bien au contraire. Le refus du Congrès de considérer la deuxième nomination d’un juge par Barack Obama, couplé aux trois nominations qu’a pu faire Donald Trump pendant sa présidence, a constitué un immense revers pour la démocratie américaine dont on voit aujourd’hui le résultat. Ensuite, c’est bien sûr une débâcle pour les droits des femmes, tant cela montre combien ils sont fragiles. On parle d’une décision qui a cinquante ans, vous vous rendez compte ? Cinquante ans ! Et elle pourrait être balayée demain. Si cela devait être le cas, ce serait la porte ouverte à une contre-révolution morale beaucoup plus importante que ce qu’on peut imaginer aujourd’hui. [5]
Comment reliez-vous cette éventuelle contre-révolution morale et votre analyse du néolibéralisme contemporain ?
Les grandes entreprises ont tout intérêt à être « pro-choix » [entendu aux États-Unis comme pro-avortement, par opposition aux « pro-vie », ndlr], à garantir aux femmes le contrôle de leur corps et de leur fertilité, et à les inclure dans la population active. Les femmes sont aujourd’hui prises en étau entre deux forces : d’un côté, il y a les conservateurs réactionnaires qui militent en faveur de la famille patriarcale ; de l’autre, il y a les chantres du néolibéralisme qui souhaitent leur garantir l’accès au marché du travail, sans pour autant payer les impôts nécessaires à la mise en place d’infrastructures de care, qui sont la seule façon d’assurer aux femmes une participation à la vie de la cité équivalente à celle des hommes. Si l’on ne se préoccupe pas des conditions matérielles de la reproduction, de tout le travail que cela implique en termes de soin, d’éducation… et si l’on ne s’efforce pas de repenser sa répartition, le choix proposé aux femmes demeurera de toute façon biaisé.
Cette absence de choix serait donc directement corrélée au système économique dans lequel nous évoluons ?
Mon prochain livre, qui sortira aux États-Unis à l’automne, s’intitule Cannibal Capitalism (Verso, 2022) et revient précisément sur ces questions. J’adopte cependant une grille de lecture bien particulière en embrassant une définition étendue du capitalisme. En effet, il ne faut pas entendre le capitalisme uniquement comme un système économique, mais comme un ordre social beaucoup plus vaste dans lequel l’économie entretient des relations contradictoires – pour ne pas dire perverses – avec tous les éléments qui se situent en dehors de son giron officiel, tout en étant nécessaires à son bon fonctionnement. C’est le cas de la nature, qui offre quantité de ressources indispensables à l’économie capitaliste. C’est aussi le cas du care, qui correspond à l’ensemble du « travail reproductif », pour la raison simple qu’une force de travail fonctionnelle implique qu’on s’occupe d’elle et qu’il y ait pour ce faire des pourvoyeurs de care. Pour le dire simplement : pas de marché du travail sans travail du care.
Pouvez-vous préciser ce que recouvre ce « travail reproductif » et quelle place il occupe aujourd’hui ?
Il ne s’agit pas seulement d’assurer la reproduction au sens propre, de la gestation et de l’enfantement. Mais de prendre également en charge l’éducation des enfants, leur inculquer les règles de la société dans laquelle ils grandissent, de soigner les malades, de s’occuper des personnes âgées, d’entretenir les liens qui nous unissent à la communauté dans laquelle on s’inscrit (notre voisinage, par exemple)... Ce sont en réalité les conditions sine qua non à toute vie sociale, mais aussi à la reproduction d’une force de travail fonctionnelle. Or, tout l’enjeu au sein d’un système capitaliste est de dégager un maximum de profits et d’accumuler du capital. Cela est bien sûr facilité par l’existence de ressources gratuites ou presque : ainsi, les capitalistes puisent dans les réserves naturelles sans les remplacer et se nourrissent des fruits du travail du care. Non seulement ils ne rémunèrent pas ce dernier, mais ils s’opposent aux politiques publiques qui pourraient le faciliter. Pour faire mettre la main au pot aux principaux acteurs de ce système, il n’y a qu’un seul moyen, qui est de les y contraindre par une volonté politique forte. Ça a plus ou moins fonctionné dans le monde occidental à l’époque du New Deal et pendant les Trente Glorieuses. L’avènement de l’ère néolibérale a sonné le glas de cette logique. Depuis les années 1980, les règles du jeu ont changé. Les grandes entreprises ont beaucoup gagné en mobilité et leurs dirigeants n’hésitent plus à avoir recours à des mesures d’optimisation, voire d’évasion fiscale via des comptes offshore. De l’autre côté du spectre, les principaux syndicats ont été démantelés. Enfin, la fragmentation du travail et la baisse des revenus ont eu des conséquences dramatiques. Certains sont devenus tellement bas qu’ils ne permettent pas aux familles de subvenir à leurs besoins. D’un côté, on affaiblit la capacité des pouvoirs publics à assurer sa fonction de pourvoyeur de care, de l’autre on contraint les ménages à ne plus pouvoir assurer ce travail reproductif dans de bonnes conditions. Comment voulez-vous être présent pour vos proches quand vous êtes contraint d’accepter deux, voire trois petits emplois pour vivre ? Il en résulte aujourd’hui une crise profonde liée à la nature même du néolibéralisme, qui cannibalise l’ensemble des espaces et des ressources qui sont nécessaires à son existence.
Cette crise du care ne se déploie-t-elle pas avant tout à l’échelle internationale ?
Si, tout à fait. Le capital s’épanouit très bien à l’échelle globale, tandis que le pouvoir politique reste essentiellement circonscrit à un territoire national. Le décalage entre l’échelle d’action du capital et celle des États est donc à l’avantage du capital. Dans les pays occidentaux, de plus en plus de femmes ont eu accès à des postes de top management ces dernières décennies. Il y a plus de femmes aujourd’hui à des postes de haut niveau qu’il n’y en a jamais eu, et ces postes sont souvent très prenants. De ce fait, une partie croissante des femmes n’assurent plus le travail de care dont elles avaient traditionnellement la responsabilité. Ce sont en général des femmes immigrées et racisées qui le prennent en charge à leur place. Dès lors, et pour reprendre une expression de Sheryl Sandberg, ces femmes peuvent bien s’écrier « en avant toutes ! » parce qu’elles bénéficient de la chaîne « internationale » du care.
L’un des préalables au changement, qu’il s’agisse de l’émergence d’une troisième voie ou de l’avancée des droits sociaux, réside aussi dans la qualité du débat public. Vous avez beaucoup travaillé sur l’espace public et ses évolutions : peut-il encore être considéré comme un espace de débat raisonné ?
J’ai commencé à écrire au sujet de l’espace public au tout début des années 1990. Je me suis alors intéressée à ce que j’ai désigné comme des « contre-publics subalternes ». Il s’agissait d’expliquer la façon dont des groupes dominés, comme les femmes, pouvaient créer leurs propres espaces publics pour façonner et exprimer leurs opinions. J’étais à mille lieues d’imaginer que des années plus tard, un Rupert Murdoch mettrait sur pied des médias conçus comme des canaux de communication de l’« alt-right ». En réalité, plus que différents publics susceptibles de s’opposer, il serait plus juste de parler aujourd’hui d’univers parallèles. Chaque camp évolue dans sa propre bulle et chaque bulle, à gauche comme à droite, porte son lot de déformation des discours et des informations. C’est valable dans les médias traditionnels comme la télévision, mais on retrouve bien sûr ce phénomène en ligne, malgré les promesses d’émancipation et de démocratisation dont a pu être porteur internet à ses débuts. Entre Donald Trump, qui se lance dans la mise en ligne de son propre réseau social, et la promptitude avec laquelle des individus se font « annuler » sur Twitter d’abord, puis dans le reste de l’espace public… on peut dire que ce dernier est dans un état épouvantable.
Dans ces conditions, comment envisager une convergence des luttes, que vous appelez pourtant de vos voeux ?
Actuellement, je ne crois pas qu’il faille compter sur le dialogue pour aboutir à un changement de ce type. Les conditions ne sont pas réunies. Une telle convergence pourrait jaillir d’un mouvement créatif qui essaimerait non seulement en ligne mais aussi sur les espaces physiques des luttes, comme a pu le faire Occupy. Ces choses sont imprévisibles, mais je crois que de nombreuses personnes attendent cet élan. D’ici là, j’aide comme je peux.
Justement, quelle place pour les philosophes dans cette période de clair-obscur ?
Quand je dis que j’aide comme je peux, cela signifie que je continue mon travail de la façon qui me semble la plus juste possible. Je cherche à poser des diagnostics sur la société contemporaine et à en proposer une cartographie. Cet effort de représentation a vocation à aider les individus à mieux comprendre la façon dont ils sont liés à d’autres personnes, à d’autres groupes sociaux. Il me semble primordial de garder en tête la nature cannibale du capitalisme contemporain ; de prendre conscience que ce système particulièrement destructeur pèse sur les femmes, les travailleurs, les migrants,. Je m ‘efforce donc de tracer cette carte, qui permette de visualiser au mieux qui sont les alliés objectifs de chacun. C’est une première étape nécessaire pour penser des ponts et réellement commencer à construire un front commun
propos recueillis par Floriane Zaslavsky