Cayenne (Guyane).– « Ce soir on est en campagne sur Kourou et Macouria, demain matin on prend l’avion de Félix-Éboué et on va à Maripasoula, ensuite on prend la pirogue jusqu’à Papaichton puis on reprend la pirogue pour revenir sur Maripasoula et on rentre à Cayenne en avion rapidement parce que les pilotes n’ont pas le droit de voler après la tombée de la nuit. » Dans un souffle, Davy Rimane décrit une de ses journées de campagne, entre les deux tours de l’élection législative dans la seconde circonscription de Guyane.
L’avion de dix-huit places qui slalome entre les nuages au-dessus de la forêt amazonienne, la pirogue sur le fleuve qui serpente au Suriname (ex-Guyane hollandaise) avant de revenir « en France », la chaleur étouffante de la saison des pluies en Amérique du Sud : ainsi vont les campagnes électorales dans la surprenante seconde circonscription de la collectivité française d’outre-mer [1]. Si Davy Rimane se donne toute cette peine et parcourt presque un millier de kilomètres dans la journée, c’est pour « aller à la rencontre de la population ». Le principal enjeu de sa circonscription se trouve sur le fleuve.
Le Haut-Maroni, la frontière naturelle entre le Suriname et la Guyane française, est peuplé avant tout de Bushinenge, les descendants d’esclaves marrons en lutte contre l’État colonial à leur heure. « Aller à leur rencontre », suffira-t-il pour l’emporter samedi 18 juin ? Davy Rimane, un Créole, est une nouvelle fois en ballottage défavorable face à Lénaïck Adam. Ce dernier, député (LREM) sortant, a réuni 31,87 % des voix au premier tour.
Bien que Lénaïck Adam soit le premier parlementaire bushinenge de l’histoire de la Guyane, rien n’est joué : Davy Rimane le suit avec 21,31 % des suffrages et 1 200 voix d’écart. Surtout, bien que la clé de l’élection se trouve sur le Maroni et chez les peuples du fleuve, Davy Rimane croit en ses chances.
Après une élection présidentielle marquée par un rejet violent du pouvoir en place – 60 % pour la candidate du Rassemblement national (RN) au second tour –, l’heure semble être aux « collectifs » et autres groupes militants issus du peuple guyanais en colère. Davy Rimane est une figure du collectif « Pou La Gwiyann dékolé », « Pour que la Guyane décolle », une allusion transparente au décalage criant entre le spatioport européen et le reste du pays.
Dans l’autre circonscription du département français américain, Yvane Goua est arrivée en tête. Comme Davy Rimane, elle est une figure du mouvement historique de mobilisation de 2017 qui avait mis des dizaines de milliers de Guyanais et Guyanaises dans la rue. Elle est porte-parole de l’association « Trop Violans », un des piliers de la mobilisation populaire. En réunissant 20 % des suffrages, sous l’étiquette « régionaliste », elle distance son adversaire dans le duel du second tour : Jean-Victor Castor (lui aussi « régionaliste ») a rassemblé 17 % des bulletins.
Les raisons de la colère
« Cette élection constitue la suite du moment où les électeurs ultramarins ont décidé de brûler la maison du maître avec leurs bulletins de vote », analyse Pierre-Yves Chicot, maître de conférences en droit public à l’université des Antilles, avocat au barreau de Guadeloupe, fin connaisseur du bassin antillo-guyanais. Pour lui, la victoire de Marine Le Pen dans les outre-mer au second tour de l’élection présidentielle n’est pas un accident de l’histoire ou un mouvement subit d’adhésion aux thèses frontistes, mais plutôt un message limpide.
« Il y a une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques de la Guyane qui met en évidence la question de la rénovation des rapports entre le pouvoir central et le pouvoir local guyanais. Ce sont des personnes qui sont davantage partisanes d’une autonomie politique de la Guyane comme la Polynésie ou la Nouvelle-Calédonie. Ils ne se satisfont pas de la simple évolution des institutions posée par la loi de 2011 qui crée la Collectivité territoriale de Guyane (CTG). On ne peut pas dire qu’ils soient indépendantistes, c’est plus complexe que cela. La Guyane, c’est le Portugal ou l’Autriche en superficie et 90 % de ce territoire appartient au domaine privé de l’État », poursuit l’avocat.
Réappropriation du foncier, taux de pauvreté et d’analphabétisme délirants, prévalence choquante de maladies comme le diabète, équipements et infrastructures déficientes : les raisons de la colère en Guyane comme dans le reste des outre-mer français ne manquent pas.
Je ne suis pas le père Noël.
Emmanuel Macron à son arrivée en Guyane en octobre 2017
Il ne faut pas oublier d’y ajouter le fossé qui s’est creusé à partir de la gestion de la crise sanitaire dans les départements ultramarins : empêchée de circuler jusqu’à une date très récente, la population ultramarine a été largement rétive à la vaccination. Le ton employé par les autorités parisiennes et les restrictions à géométrie variable ainsi que la suspension d’une partie du personnel soignant, alors que le système de santé est historiquement défaillant, ont laissé des traces. « Je ne suis pas le père Noël », déclarait Emmanuel Macron à son arrivée en Guyane en octobre 2017, avant de commettre encore une maladresse sur « l’île » de Guyane.
Les petites phrases et la politique paternaliste pendant la pandémie n’ont pas choqué qu’en Guyane. Bien qu’il soit arrivé en tête au premier tour, le député de Guadeloupe Olivier Serva est dans une situation délicate. À quelques jours du scrutin, celui qui était président de la délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale durant toute la mandature a envoyé un communiqué annonçant sa démission du groupe majoritaire sortant. Il peine à se débarrasser de son image d’homme d’Emmanuel Macron et rencontre les mêmes obstacles que Justine Benin (MoDem), secrétaire d’État à la mer dans le gouvernement d’Élisabeth Borne, à la peine elle aussi pour sa réélection.
Face à ces députés de la majorité sortante qui changent péniblement d’habit et d’appartenance politiques, les challengers ne sont pourtant pas comme dans l’Hexagone des candidats investis par la Nupes : l’alliance de gauche n’est pas représentée officiellement dans les circonscriptions ultramarines. L’abstention, présentée comme « record » dans l’Hexagone, y est deux fois plus élevée. La participation n’y dépasse nulle part 25 %.
« L’accord Nupes n’englobe pas les territoires ultramarins : la négociation avec les partis nationaux a pris trop de temps et personne n’avait la disponibilité d’esprit ou les réseaux pour travailler avec les partis locaux », décrypte une source parisienne bien au fait des négociations à la gauche de l’échiquier politique.
« Je siégerai de toute façon avec la Nupes, ils me soutiennent ! », revendique aujourd’hui Davy Rimane, officiellement investi par La France insoumise (LFI). Il n’est pourtant pas certain que le « désir de rénovation » relevé par Pierre-Yves Chicot soit inclus dans la politique ultramarine d’un groupe Nupes à l’Assemblée nationale.
« La France est une nation de l’océan Indien, la France est une nation des Caraïbes, la France a sa plus longue frontière maritime commune avec l’Australie, la France a sa plus longue frontière terrestre avec le Brésil, telle est la France que nous incarnons et nous l’assumons ! », assurait Jean-Luc Mélenchon dans un meeting réunionnais à la veille de l’élection présidentielle d’avril dernier.
Dans un appel solennel lancé depuis Fort-de-France le 18 mai 2022, les présidents des régions de Guadeloupe, Réunion, Mayotte, Martinique, Saint-Martin et Guyane ont demandé à l’État de « refonder la relation entre [leurs] territoires et la République ». Extrême pauvreté, mal-développement, inégalités et mépris : les élus dénoncent la situation actuelle et réclament une gestion différente et une autonomie accrue.
En 1938, avec sa sensibilité de poète et la rigueur journalistique de son livre Retour de Guyane, l’un des pères de la négritude, Léon-Gontran Damas, écrivait : « Violée, saignante, telle quelque vierge indienne surprise par un Conquistador, n’ayant rien conçu dans la douleur, mais contaminée systématiquement par un incessant apport de microbes sélectionnés de la pathologie sociale, la Guyane attend encore le praticien : on lui a donné des députés. »
Julien Sartre (Guyaweb)