L’exposition consacrée à Ferdinand Cheval fait partie des choses qui méritent d’être signalées, tant il est rare que des expositions importantes soient consacrées à des artistes d’origine populaire, « humble », disait Ferdinand Cheval, dit « le Facteur ». Il partage, avec le Douanier Rousseau, le fait d’être les premiers artistes de cette famille à être reconnus, dès leur vivant, comme des artistes à part entière, même si, l’étonnement étant tel, on les a affublés aussitôt de l’épithète de leurs professions.
Ferdinand Cheval naquit en 1836 dans la Drôme. Issu d’une famille de cultivateurs, son éducation est modeste, mais il lira, tout au long de sa vie, des revues comme Le Magasin Pittoresque, qui le feront voyager en rêve et l’inspireront pour les décors de son Palais. Il exerce divers métiers manuels, et il devient facteur en 1867. À l’époque, le métier nécessite de bonnes jambes pour faire de longues tournées pédestres de plusieurs dizaines de kilomètres, par tous les chemins et par tous les temps. C’est au cours de ses déambulations professionnelles qu’il conçoit l’idée de son œuvre : « Que faire ? En marchant perpétuellement dans les mêmes décors, [...] je construisais en rêve un palais féerique. »
Il en rêve pendant plus de dix ans, jusqu’à ce jour de 1879, où, « au moment où mon rêve sombrait peu à peu dans les brouillards de l’oubli, un incident le raviva soudain, mon pied heurta une pierre qui faillit me faire tomber, je voulus voir de près »... Il ramasse la pierre, dont les formes l’émerveillent, l’enveloppe dans son mouchoir, la met dans sa sacoche, la ramène chez lui. Grâce à cette pierre, son rêve va se concrétiser. Dès lors, il continue inlassablement, avant, pendant et après ses tournées, à ramasser ses pierres. Il les accumule dans son jardin et entreprend la construction de son Palais. Ce qui lui demandera près de vingt années de travail. Mais qu’importe : « Le temps ne comptait pas lorsque le service était achevé. J’aurais pu employer mes loisirs à la chasse, à la pêche, au billard, aux cartes. J’ai préféré la réalisation de mon rêve. Il m’a coûté 4 000 sacs de chaux et de ciment, et mon monument représente 1 000 mètres cubes de maçonnerie, soit 6 000 francs ; mais, avec cela, on m’assure que mon nom passera à la postérité ; c’est flatteur. »
Poésie
Au début, ses activités inquiètent ses voisins, qui le considèrent comme un « fada » (autre nom des fées en langue d’oc), qui a « une abeille dans le chapeau », comme on dit dans le pays, mais son chef le rassure : « Ta folie est du genre inoffensif, aussi on ne t’enverra pas à l’asile de fous et, pour autant que ton travail ne soit pas modifié, cela ne me regarde pas. »
L’opinion change vers la fin du xixe siècle, lorsque des articles sont publiés. Des visiteurs viennent, des cartes postales sont éditées. Les visites deviennent même payantes, en 1912. Dès lors, le flot est continuel, même si les architectes des monuments historiques ont résisté pendant des années au classement de cette architecture de « fou », classement qui arrivera contre leur avis en 1969. C’est que, sans attendre « les officiels », bien d’autres ont entrepris de faire connaître le Palais idéal. En premier lieu, les poètes. Là où le Douanier Rousseau avait eu Apollinaire pour le célébrer, le Facteur Cheval trouvera, lui, André Breton. Ce dernier, alerté dans les années 1930 par le cinéaste Brunius, vient à Hauterives, et il lui consacre un poème : « Nous les oiseaux que tu charmes du haut de ces belvédères / Et qui chaque nuit ne faisons qu’une branche fleurie de tes épaules aux bras de ta brouette animée [...] » (Le Revolver aux cheveux blancs, 1932). Imagination
Les poètes et les artistes vont reconnaître, en Cheval, un des leurs, tout comme ils avaient reconnu le Douanier Rousseau ou l’art dit « nègre ». Ils ne s’embarrassent pas de considérations « sociales » sur la profession exercée, mais ils laissent libre cours à l’émotion qu’ils ressentent lors de la visite du Palais idéal, qui devient source d’inspiration et compagnie du rêve du Facteur Cheval. Chacun à sa manière, ils vont livrer, et continuer de livrer, leur interprétation du Palais. Les surréalistes furent les premiers. Ils saluaient, dans l’œuvre de Ferdinand Cheval, la liberté de l’inconscient, du rêve et du merveilleux, hors des contraintes des écoles d’art et proche de leur défense de l’écriture automatique ou du collage. Outre Breton, Max Ernst et Brunius consacreront des œuvres au Facteur. Ils ne sont pas les seuls.
Picasso saluera « son frère qui n’est pas mort » ; d’autres, comme Manset, vont le chercher dans les palais asiatiques. Des photographes comme Gilles Ehrmann ou Robert Doisneau le mettront en lumière. Plus près de nous, Marie-Rose Lortet fabrique de petits palais fragiles en fil de coton solidifié au sucre et à la résine. Des musiciens, comme Édouard Bineau et Sébastien Texier, improvisent sur les obsessions du Facteur et sur celles d’Alice au pays des merveilles. La liste est longue, très longue, il suffit de voir l’exposition pour comprendre qu’elle n’est pas près de finir. « Sous la garde des trois géants / J’ai placé l’épopée des humbles / Courbés sous le sillon / D’un songe, j’ai sorti / La reine du monde / Ce rocher dira un jour bien des choses », écrivait Ferdinand Cheval, dit « le Facteur ». En construisant son Palais, en matérialisant ses rêves, il a ouvert une porte, d’où l’imagination la plus libre s’est échappée.
• Renseignements pratiques :
– exposition jusqu’au 1er septembre au musée de La Poste (34, boulevard de Vaugirard, Paris 15e) ;
– catalogue de l’exposition, avec de nombreuses illustrations (20 euros) ;
– le Palais idéal du Facteur Cheval, à Hauterives (Drôme) est ouvert tous les jours ;
– L’Obsessioniste, d’Édouard Bineau et Sébastien Texier (CD) ;
– Le Violon d’Ingres, de Jean-Jacques Brunius, dans le CD « Mon frère Jacques », de Pierre Prévert (film).