Emmanuel Macron a-t-il été puni par là où il a péché ? À force, par un silence tardivement rompu ou une campagne essentiellement négative, d’avoir concouru à l’apathie générale de ce scrutin, c’est son propre électorat qui a fini par lui manquer.
Il y a cinq ans, son score au premier tour à l’élection présidentielle avait été nettement amplifié aux élections législatives. En part des suffrages, les partis qui le soutenaient avaient progressé de plus de huit points. En 2022, cette dynamique est introuvable.
« Au contraire, la majorité présidentielle s’est tassée, constate Florent Gougou, maître de conférence à Sciences Po Grenoble. Dans plusieurs circonscriptions, ses candidats font moins qu’Emmanuel Macron alors qu’on observait le phénomène inverse il y a cinq ans. »
Au niveau national, la coalition présidentielle a rassemblé 25,9 % des suffrages, un score inférieur de deux points à celui qu’Emmanuel Macron a obtenu le 10 avril dernier. En raison de la faible participation enregistrée dimanche, cela signifie que 3,9 millions de voix qui s’étaient portées sur lui se sont évaporées (contre « seulement » 1,4 million en 2017). La majorité sortante le paie en termes de présence au second tour : la coalition Ensemble sera présente dans 420 circonscriptions (sur 577) contre 518 il y a cinq ans.
Par rapport aux législatives de 2017, la majorité présidentielle qualifie près de cent candidat·es en moins au second tour. Les forces de gauche sont proches de tripler leur contingent et l’extrême droite de le doubler. La droite, elle, compte quatre fois moins de candidat·es présent·es.
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Pour obtenir une majorité absolue, le camp présidentiel doit donc gagner plus des deux tiers de ses duels, ce qui s’annonce ardu. S’il devait en être privé, ce serait la première fois que cette situation se reproduirait depuis 1988, lorsque le socialiste Michel Rocard avait dû s’appuyer tantôt sur des centristes, tantôt sur des communistes.
Comme l’expliquait le sociologue Étienne Ollion sur notre plateau dimanche soir, le pouvoir ne pourrait cependant pas user avec la même intensité du « 49-3 » pour imposer ses projets de loi. Emmanuel Macron serait alors contraint de composer non seulement avec les autres partis de sa coalition, mais aussi avec d’autres forces extérieures en fonction des projets de loi.
Pour expliquer cette situation peu favorable, deux facteurs sont à prendre en compte. D’abord, contrairement à ce qu’il s’est passé lors du scrutin présidentiel, les pertes subies par Emmanuel Macron sur sa gauche n’ont pas été suffisamment compensées par des gains acquis sur la droite. « Il a été un bon candidat face à Valérie Pécresse, mais on ne peut pas dire la même chose de ses soutiens face aux sortants du parti Les Républicains, qui ont remarquablement bien résisté », indique Florent Gougou.
Certes, l’ensemble de la droite d’opposition (LR-UDI) a nettement reculé. Alors qu’elle avait rassemblé 18,3 % des suffrages en 2017, elle n’en a obtenu que 11,3 % cette année, soit sept points de moins. Cela se traduira bien en sièges perdus, mais la déroute n’est pas aussi nette que celle qu’avait subie le Parti socialiste (PS) il y a cinq ans. « Cela ressemble plus à une longue mort, analogue à celle du parti communiste », commente Florent Gougou.
De fait, la résistance du parti LR est essentiellement assurée par des personnes candidates à leur réélection. Cinquante-huit d’entre elles se sont qualifiées pour le second tour (sur 79). En revanche, du côté des non-sortants, c’est l’hémorragie : l’écrasante majorité a été balayée dès le premier tour, contre seulement 18 qui resteront en lice dimanche prochain.
Chez LR et l’UDI, les candidat·es non sortant·es sont balayé·es
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En face – c’est le deuxième facteur –, la gauche a légèrement progressé. Elle tutoie les 30 % (en comptant les scores de la Nupes et d’autres candidatures de gauche non intégrées à la coalition) contre 27,5 % en 2017. Cela est insuffisant pour lui faire atteindre le total gauche enregistré à la présidentielle de cette année.
Rien de surprenant si l’on en croit les résultats de l’enquête menée par Ipsos auprès de 4 000 personnes : l’abstention a particulièrement frappé les plus jeunes, les professions intermédiaires et les employés, chez qui la Nupes réalise ses meilleures performances – et qu’elle devra tenter de mobiliser davantage pour maximiser ses gains dans une semaine. Parmi les personnes affichant une sympathie partisane, ce sont les soutiens de La France insoumise qui se seraient le plus démobilisés.
Cet élément, et le sort souvent funeste rencontré par les dissidents ayant refusé la discipline de la Nupes, laissent penser que la personnalisation de la campagne autour de Jean-Luc Mélenchon n’a pas fondamentalement nui au résultat global de l’union de la gauche, même si elle a pu décourager des électeurs idéologiquement modérés (mais dans des proportions difficiles à évaluer à ce stade).
Quoique modeste, la progression de la gauche a nui au camp macroniste en le concurrençant fortement là où Jean-Luc Mélenchon a réalisé ses meilleurs scores le 10 avril, dans l’archipel métropolitain et les quartiers populaires. La situation de Paris illustre bien le phénomène. En dehors de deux circonscriptions investies pour la première fois par Ensemble, la coalition présidentielle a reculé partout. Au contraire, la Nupes a réalisé des progressions significatives.
À Paris, la majorité présidentielle perd du terrain dans l’ensemble des circonscriptions, sauf celles – la 15e et la 18e – où elle ne présentait pas de candidat·e en 2017
À Paris, les candidat·es Nupes progressent d’en moyenne 6,5 points par rapport à leurs prédécesseur·es de 2017
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La confirmation supplémentaire d’un nouvel ordre électoral
Surtout, la gauche peut d’autant plus capitaliser sur les voix recueillies qu’elle est unie, et en mesure de se maintenir dans un nombre de circonscriptions beaucoup plus important qu’en 2017 : 390, contre 146. On touche là de manière très tangible l’effet d’un mode de scrutin et la manière de s’y adapter : avec quelques petits points de pourcentage de plus, la gauche rassemblée est en mesure de tripler son nombre de sièges.
« C’est trivial, mais pour gagner une élection à deux tours, il faut être présent au second », commente Florent Gougou, qui rappelle néanmoins qu’en comparaison avec 2012, le paysage électoral a bien été radicalement modifié. Il y a dix ans, l’essentiel des duels mettait aux prises la droite dominée par les post-gaullistes et la gauche dominée par les socialistes. En ce sens, les législatives de 2022 vont confirmer, comme la présidentielle, que la séquence de 2017 a durablement posé les bases d’un nouvel ordre électoral.
En dehors des gains en sièges, le politiste grenoblois souligne que cette augmentation de la présence de la gauche au second tour modifie la nature de la campagne : « Les enjeux discutés changent du tout au tout. » Dès dimanche soir, le discours de la majorité sortante était très offensif contre l’union de la gauche, dont le principal argument sera de priver le chef de l’État des « pleins pouvoirs » et de « re-parlementariser » le régime de la Ve République.
Une opposition idéologique intense, ayant pour objets la transition écologique, la redistribution des richesses et des questions de société, pourra s’adosser à une opposition sociologique tout aussi contrastée. D’après l’enquête Ipsos, le vote pour la Nupes décline au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie des revenus mensuels, alors qu’il augmente de manière tout aussi régulière quand il s’agit d’Ensemble. Une symétrie inversée se repère également en termes d’âge : plus les enquêtés sont jeunes, plus ils votent Nupes, plus ils sont vieillissants, plus ils votent Ensemble.
Il reste qu’« à l’ombre de cette polarisation », selon l’expression du chercheur au CNRS Antoine Jardin, « l’ancrage du Rassemblement national (RN) » s’est poursuivi lors de ce scrutin. Jamais son score national (18,7 %) n’avait été aussi élevé à des élections législatives. Jamais non plus il ne s’était maintenu dans autant de circonscriptions (208 cette année, contre 120 en 2017), ni n’avait fait autant la course en tête au sein de ces dernières. Son emprise géographique s’étend depuis ses zones de force traditionnelles.
Au premier tour, le RN vire en tête dans 110 circonscriptions, principalement dans le nord-est, le pourtour méditerranéen et le sud-ouest
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Jusqu’alors, la déperdition entre la présidentielle et les législatives qui suivaient était plutôt élevée, atteignant même 8 points de part des suffrages il y a cinq ans. Cette fois-ci, le RN partait d’un score plus élevé et n’a reculé que de 4,5 points. Pour la première fois sous ce mode de scrutin, le parti lepéniste est en mesure de former un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale.
Selon Antoine Jardin, cette bonne tenue du RN traduit sa « normalisation accrue » depuis les européennes de 2019. « Aux élections de dimension nationale, le parti a réalisé de très forts scores depuis cette date, et tire les fruits d’un ancrage dans la durée. Certains candidats se sont représentés cette année, qui avaient perdu en 2017 mais obtenaient déjà plus de 40 % des voix. » Dans certains départements comme le Pas-de-Calais, l’extrême droite est ainsi présente dans toutes les circonscriptions au second tour.
Cette progression s’est à nouveau faite aux dépens de la droite, dont les milieux populaires fuient tendanciellement vers le RN, tandis que les classes supérieures ont plutôt rejoint le camp présidentiel. « LR n’aurait pas aussi bien surnagé si les législatives n’avaient pas mobilisé un électorat aussi restreint, âgé et diplômé. À l’inverse, l’enveloppe de croissance du RN, bien réelle, concerne des segments de la population qui se sont largement abstenus », souligne Antoine Jardin. De fait, le parti est surreprésenté, à ce scrutin comme dans d’autres, auprès des employés et des ouvriers, ainsi que des personnes les moins diplômées.
Selon Antoine Jardin, le clivage exprimé par le RN, lié à l’identité nationale et à l’immigration, continue de définir largement notre vie politique, ce que le duel entre la Nupes et la majorité présidentielle aurait tendance à éclipser. Seule la présidentielle, qui continue de mobiliser le plus l’électorat, permet de s’en rendre pleinement compte.
L’union de la gauche, et la relégation des législatives au rang d’une élection de second ordre à laquelle moins de la moitié des inscrits participent, ont effectivement changé la coloration de ce scrutin. Au risque de nouveaux chocs à l’avenir, si l’ancrage de l’extrême droite n’est pas pris à sa juste mesure, et si le pouvoir sortant s’échine à la banaliser pour mieux installer la crainte du « péril rouge ».
Fabien Escalona et Donatien Huet
13 juin 2022 à 19h53