Le programme économique de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) est-il sérieux ? Ses grandes propositions, de la planification à la retraite à 60 ans en passant par le blocage des prix, sont-elles « faisables » ? Depuis que l’accord électoral a vu le jour, les offensives des économistes orthodoxes et des commentateurs « économiques » visent à rendre illusoire l’intégralité du programme.
Cela est d’autant plus remarquable que la base de ce programme, celui de l’Union populaire de Jean-Luc Mélenchon, n’avait pas eu, lors de la campagne présidentielle, l’honneur de telles attaques et avait été publiée, malgré un chiffrage précis, dans une certaine indifférence. Mais puisque cette alliance pose un défi politique à la majorité conservatrice sortante, les vieux réflexes reprennent le dessus.
Pour autant, il ne saurait être question de rejeter le questionnement sur la faisabilité du programme de la Nupes. Ce serait nier les échecs passés de la gauche qui pèsent lourdement aujourd’hui dans les choix et les désillusions des électeurs. On ne peut se contenter de dire que la Nupes aurait raison par principe et serait capable de mettre en œuvre ce programme en ignorant ce qui s’est passé en France en 1981, en Allemagne en 2003 et en Grèce en 2015. Il faut donc se confronter concrètement à cette question du réalisme.
Deux visions opposées de l’économie
Et la première question qui se pose est celle des conséquences immédiates de la mise en place du programme de la Nupes. Ce dernier projette de mettre en œuvre une série de mesures rapidement : Smic à 1 500 euros, hausse de 10 % du point d’indice des fonctionnaires, retraite à 60 ans, premiers investissements massifs de transition écologique. Dans le chiffrage présenté, ces mesures permettraient de soutenir la demande dans le pays et donc de créer un cercle vertueux alliant croissance et emplois. Cette vision est évidemment contestée par le camp conservateur.
Dans une note récente rédigée pour Terra Nova et l’Institut Montaigne, Guillaume Hannezo estime que les dépenses engagées seraient telles que la France perdrait inévitablement l’accès aux marchés. La banqueroute serait alors inévitable et conduirait à une austérité sévère pour pouvoir retrouver la possibilité de se refinancer sur les marchés. Inévitablement, les épouvantails de la Grèce et de 1981 sont agités.
Jean-Luc Mélenchon a répondu en détail à cette note sur son blog, ce qui a conduit à une nouvelle réponse de Terra Nova le 1er juin. Globalement, ce débat s’organise autour de deux logiques diamétralement opposées. Du côté de Terra Nova, la logique est celle du consensus néolibéral dominant. L’institut revendique une vision monétariste qui lie directement l’inflation à la quantité de monnaie émise et une vision néoclassique où l’économie revient en permanence à une forme d’équilibre général par l’ajustement des prix. Pour Terra Nova, l’épargne doit donc être un préalable à l’investissement et il s’ensuit que la politique de l’offre est la seule possible. On a là toutes les figures du conservatisme économique.
Le programme de la Nupes, lui, repose sur une logique dite « post-keynésienne » où l’investissement est un préalable et une condition à la croissance et à l’épargne. Or cet investissement dépend des anticipations de demande. Pour reprendre les termes de l’économiste polonais Michał Kalecki : « Les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent. » En soutenant la demande, on soutient donc toute l’économie.
Les conséquences de cette divergence de logique conduisent naturellement à des scénarios différents. Cette différence se cristallise dans le débat autour du « multiplicateur », autrement dit de l’effet d’entraînement de la relance prévue par la Nupes sur le PIB. Pour Terra Nova, ce multiplicateur serait de 0,8, autrement dit, la relance créerait moins d’activité que ce que l’on dépensera. Pour 1 000 euros versés, l’effet sur le PIB serait de 800 euros, ce qui, finalement, creuserait le déficit. De plus, l’institut prétend que l’effet multiplicateur s’amenuise au fil du temps sous l’effet de l’ajustement des prix.
Du côté de la Nupes, on défend un multiplicateur de 1,18, ce qui est assez modéré dans une logique post-keynésienne, mais qui est suffisant pour assurer une nette reprise de l’activité. D’autant que, dans ce modèle, la hausse de la demande soutient les anticipations des capitalistes et donc la croissance dans le temps. L’ajustement ne se fait donc pas à la baisse comme dans le cas précédent et, de fait, même Terra Nova dans sa réponse doit admettre là une différence théorique fondamentale.
Mais alors qui a raison ? On ne peut évidemment émettre que des hypothèses. Mais le multiplicateur avancé par Terra Nova ne semble pas très solide. Ce niveau de 0,8 était en effet celui, de l’aveu même de Bercy, du pseudo-« plan de relance » d’Emmanuel Macron de 2020 de 100 milliards d’euros. Or ce plan était centré sur une « politique de l’offre », avait assuré Bruno Le Maire : il s’agissait principalement de subventions et de soutiens au capital, les aides à la demande étant limitées à 600 millions d’euros.
Cela pose donc deux difficultés. D’abord, il est étonnant de contester une relance par la demande ayant un multiplicateur de 0,8 et de saluer un plan de relance de l’offre ayant le même multiplicateur. Sauf évidemment à chercher à justifier la destination des fonds vers certaines classes sociales.
Ensuite, ce sont bien les politiques de l’offre qui conduisent au creusement du déficit, précisément en raison de ce faible multiplicateur budgétaire. Elles sont inefficaces et coûtent donc cher au budget français. Ce fait est d’ailleurs confirmé par les comités d’évaluation du CICE et de la réforme de la fiscalité du capital dont les économistes en chaire refusent de reconnaître les conséquences. Ce sont donc ces politiques qui menaceraient réellement la stabilité budgétaire du pays, si cette menace était une véritable mesure du risque.
En réalité, les études empiriques ont montré que le multiplicateur est d’autant plus fort qu’il concerne des mesures de redistribution des richesses. Pour une raison simple : les plus pauvres dépensent davantage les sommes à leur disposition. Or ce sont ces dépenses qui sont au cœur de la relance proposée par la Nupes avec une politique sociale élargie (progressivité fiscale, garantie autonomie des jeunes, droit au logement, garantie dignité, garantie d’emploi, développement des services publics). Leur multiplicateur est donc plus élevé que celui des politiques de l’offre. Le chiffre retenu de 1,18 semble donc cohérent avec la nature de la relance.
Au reste, l’institut Terra Nova instrumentalise le cas grec, mais n’en tire que les conclusions qui l’arrangent. En 2010, le FMI avait fait exactement la même erreur que Terra Nova dans l’estimation du multiplicateur. C’est précisément parce qu’il pensait que l’effet des politiques sociales et des services publics sur le PIB était faible que l’austérité devait alors être « expansive ». L’effet positif de ces politiques sur l’investissement devait dépasser l’effet négatif des coupes budgétaires. On connaît la suite : un désastre qui a amené à une chute d’un tiers du PIB grec.
La conclusion à en tirer est simple : non seulement le multiplicateur des dépenses sociales est plus élevé que ce que pensent les orthodoxes, mais l’effet de ces dépenses sur le reste de l’économie est durable. Tout l’inverse de la vision de Terra Nova.
En réalité, l’échec des politiques de l’offre est patent. Depuis 2008, les pertes de PIB en France par rapport à la tendance précédente sont considérables ; en cumul, on peut les évaluer à plus de dix points de PIB. La logique, jusqu’ici, a été de soutenir directement le capital en espérant une hausse des investissements et de la productivité. Le programme de la Nupes prend acte de cet échec et tente une autre approche : celle de la relance. La démarche est donc logique et le chiffre de dix points de PIB n’est donc pas surdimensionné, mais conforme à la situation.
Sur le plan budgétaire, le programme dessine aussi une réduction des aides au capital que compenserait le soutien à la demande, qui doit permettre d’offrir aux entreprises des perspectives et les inciter à investir dans l’outil productif et dans l’emploi.
C’est en quelque sorte une dernière chance donnée au système capitaliste sous un angle post-keynésien. Si cette relance échoue, comme le prétend Guillaume Hannezo, alors ce sera la preuve que le système capitaliste est très gravement malade puisqu’il ne répond plus aux politiques d’offres et de demandes.
Il sera alors difficile de prétendre que cet échec est une incitation à un retour des politiques de l’offre. Il sera bien plutôt temps de passer à une entreprise de transformation complète du système économique. Autrement dit, dans une perspective réformiste, qui est celle de la Nupes : la relance de 250 milliards d’euros n’est pas seulement « faisable », elle est aussi indispensable. C’est une forme de « crash test » du système capitaliste contemporain.
La centralité de l’enjeu politique
Le cas grec évoqué par Terra Nova est très intéressant parce qu’il pose les vrais fondements de la faisabilité d’une politique progressiste : le rapport de force politique. Aléxis Tsípras n’a, en effet, pas cédé sous la pression des marchés à cause de sa politique de dépenses. Il a cédé sous la pression des Européens et de la BCE qui ont refusé de reconnaître leurs erreurs concernant l’austérité. Ce désastre n’a pas été la conséquence d’une « expérience de gauche » qui n’a jamais été menée, mais plutôt d’une épreuve de force politique où la Grèce a servi d’exemple.
C’est bien la preuve que la question centrale est politique, davantage qu’économique. Mais on retrouve logiquement dans la note de Terra Nova une des figures centrales de la critique conservatrice : transformer des choix politiques en « lois d’airain » économiques. La vraie question concernant la Nupes est donc celle du rapport de force interne et externe. Dans le cas grec, l’action de la BCE a été déterminante pour faire céder Athènes, mais l’abandon de la résistance, malgré la victoire du référendum sur les conditions des créanciers, a aussi été le fruit d’une scission au sein même de Syriza, une partie de cette formation préférant céder.
Qu’en serait-il avec la Nupes ? Là encore, la question dépasse les limites du « programme partagé », mais elle est essentielle. L’arrivée d’un gouvernement progressiste conduirait sans doute à une réaction négative des marchés financiers. Non pas en raison d’une quelconque « extravagance » du programme mais parce que ce programme modifie la logique de ses priorités du capital vers le travail, de la finance vers les services publics.
Terra Nova prétend qu’une telle attaque conduirait à une situation « pire que celle de la Grèce » et priverait la France de l’accès aux marchés, la BCE refusant d’intervenir. C’est un scénario qui semble très contestable. La BCE est la seule institution de la zone euro en tant que telle : faire pression sur la France pour provoquer sa banqueroute et donc, inévitablement, la sortie de ce pays de la zone euro, serait signer son arrêt de mort. Il est possible que la BCE tente d’infléchir la politique française, mais il est douteux qu’elle aille jusqu’au bout.
Quoi qu’en dise Terra Nova, la France n’est pas la Grèce et la situation de 2022 n’est pas celle de 2010. La perspective d’une relance massive a déjà été dessinée par Joe Biden et fait face à une économie en crise structurelle. L’Allemagne résisterait à coup sûr, mais elle profiterait aussi de cette relance. Quant aux marchés, il n’est pas non plus certain qu’ils prendraient le risque d’une nouvelle crise de la dette centrée sur l’un des principaux émetteurs de dette publique sûre, qui est la matière première essentielle du système financier mondial.
Par ailleurs, un gouvernement français soumis à une telle pression des marchés aurait des moyens de réagir par la mobilisation de l’épargne française, la prise de contrôle du système bancaire et la remise en place d’un « circuit du Trésor » (financement de la dette publique par les banques du pays).
Le programme de la Nupes prévoit, du reste, des éléments de défense (quasi-annulation des dettes publiques, audit de l’illégitimité de la dette, taxe sur les transactions financières), mais aussi des éléments de recettes supplémentaires (impôts plus progressifs, taxation des grands héritages, impôts fondés sur la nationalité des entreprises).
L’élément décisif sera évidemment la question politique et la cohérence interne. Face aux attaques éventuelles de la BCE et des marchés, quelle serait la solidité de l’alliance électorale de gauche ? On sait que la question européenne, qui recoupe finalement cette question assez largement comme l’ont montré les cas de 1983 et de 2015, est une source de tension interne entre, d’une part, LFI et le PCF et, d’autre part, le PS et EELV.
Pour autant, les lignes ont bougé et c’est ce que confirme le « programme partagé » qui reconnaît que « certaines règles européennes [...] et non des moindres, sont en décalage avec les impératifs de l’urgence écologique et sociale et constituent de sérieux blocages à la mise en œuvre de notre programme ». Et, en conséquence, ce programme admet qu’il « faudra être prêts à ne pas respecter certaines règles » pour respecter « le mandat que nous auront donné les Français ».
Cette phrase ne fait l’objet d’aucune réserve des partis membres de la Nupes. Il semble donc que l’on accepte dans l’alliance l’idée d’une priorité donnée au programme. De fait, une telle fermeté n’est pas, comme le prétend Terra Nova, l’assurance d’une banqueroute, mais celle d’une position ferme face aux attaques et donc de la possibilité d’imposer ses choix économiques internes aux marchés et à la BCE. C’est un élément central dans la cohérence politique.
Bien sûr, le poids de l’histoire, des traditions et des choix passés va peser lourd en cas de crise. C’est pourquoi, in fine, la faisabilité d’un tel programme ne repose réellement que sur la mobilisation du mouvement social et des citoyens. C’est une telle mobilisation qu’elle peut contraindre un gouvernement, même réticent, à tenir bon. Si la population préfère l’existant au changement, si la peur gagne l’opinion, alors aucune politique ambitieuse n’est possible. C’est pourquoi la vraie bataille sera celle des récits. Mais là encore, l’état déplorable du système économique existant et le bilan désastreux du néolibéralisme permettent de déployer un récit alternatif.
Sortir de la logique conservatrice
La critique de la « faisabilité » du programme de la Nupes traduit en réalité des visions du monde fondamentalement différentes. C’est ce qui confirme à la fois l’aspect fondamentalement politique de cette question et sa capacité à être décidée démocratiquement.
Selon la vision conservatrice, la faisabilité revient à déterminer les marges de manœuvre dans le cadre très étroit des institutions et des logiques économiques existantes. Cette organisation est essentialisée, souvent sous l’influence des modélisations économiques qui développent une vision atemporelle. Les forces économiques sont alors externes au monde politique dont la seule fonction est de s’y plier et de mettre la société en cohérence avec elles. Le rôle du politique est celui d’un ingénieur chargé de faire tourner une machine.
C’est en réalité une tautologie. Les conservateurs veulent sauver le monde existant. Pour ce faire, ils l’essentialisent. Logiquement, un programme qui voudrait rompre avec ce monde existant devient impossible. Donc infaisable. Ce jésuitisme peut alors s’appuyer sur toutes les études savantes possibles. Et rend donc « infaisable » tout programme n’acceptant les hypothèses de départ des conservateurs. Ergo : rien n’est faisable en dehors de l’ordre existant.
Essayer de juger avec cette pensée circulaire un programme qui se revendique de la « rupture » et de la « bifurcation » revient alors à utiliser un mètre mesureur pour évaluer un volume. Cela n’a aucun sens.
Il faut alors revenir à la source de la distinction entre conservatisme et progressisme. Les premiers considèrent que le monde ne peut pas être modifié, que son ordre social est une donnée transcendante et que le rôle de la politique est donc d’en assurer la gestion. Les seconds, au contraire, défendent que tout ordre social est une construction humaine et que son respect relève d’un fétichisme. Sa transformation devient alors non seulement possible, mais lorsqu’il fonctionne mal, comme c’est le cas du nôtre actuellement, elle est aussi souhaitable.
Cette distinction permet de redéfinir le critère de faisabilité. Dans l’option progressiste, la modification de l’ordre social est possible et implique une action politique. La faisabilité n’est donc alors plus une question de modèles macroéconomiques ou de multiplicateurs, mais bien de volonté politique, de rapport de force, de soutien social et, plus que tout, d’imposition d’un récit dominant. Si le financement manque, il doit toujours être possible de trouver des financements alternatifs pour tenir les priorités nécessaires à la transformation sociale visée.
Cela se comprend dans le cas de la retraite à 60 ans, par exemple. L’économiste conservateur Gilbert Cette s’étrangle, dans Les Échos du 30 mai, du coût « extravagant » de cette mesure, estimé à 100 milliards d’euros par an. Si rien ne bouge par ailleurs, ce montant est effectivement considérable. Mais si la priorité politique est de faire la retraite à 60 ans, alors il est toujours possible, par exemple, de réduire les 130 milliards d’euros que l’État verse chaque année au secteur privé pour un rendement très contestable. La somme paraît alors beaucoup moins impressionnante.
Au demeurant, les conservateurs eux-mêmes, lorsqu’il s’agit de défendre leurs intérêts sociaux, n’hésitent pas à faire des choix politiques. Cela a été le cas lors de la pandémie durant laquelle on a trouvé sans sourciller et sous les applaudissements des économistes orthodoxes plus de 400 milliards d’euros pour sauvegarder la structure productive existante. À ce moment de panique, on ne se souciait guère de multiplicateurs, d’incitations ou de réactions des marchés. Ce seul fait devrait disqualifier la démarche conservatrice d’une « faisabilité » métaphysique du programme économique de la Nupes.
N’est pas sérieux qui croit
Reste un dernier élément : celui du « sérieux » qui recoupe celui de la pertinence du programme. Derrière les attaques sur la faisabilité, il y a aussi l’idée que ce programme relève d’une forme de « doux rêve », tandis que ses adversaires conservateurs traiteraient des difficultés réelles.
Là encore, cette critique permet à la position conservatrice de s’appuyer sur sa force : elle défend l’existant et peut donc appuyer sur le risque ou « l’aventure » de tout projet concurrent. Mais, si cette vision peut apparaître comme rassurante pour de nombreux électeurs, elle n’est pas un gage de sérieux. Bien au contraire.
Car les programmes conservateurs sont des chèques en blanc sur l’avenir. Incapables d’envisager le monde autrement que dans le cadre de forces immuables, ils sont pris de court en permanence par le mouvement historique. Le conservateur est ainsi condamné, soit à basculer dans une position réactionnaire stérile, soit à se retrouver à la traîne des progressistes, essayant de capter leur récit.
Dans son livre-programme de 2016, Révolution, Emmanuel Macron résumait son programme économique par ces mots : « Chaque jour, notre pays s’affaiblit de ne pas être adapté à la marche du monde. » Mais le voilà pris de court par cette même marche du monde, de la crise écologique à l’inflation en passant par la dislocation des chaînes logistiques.
Il est dès lors obligé de rafistoler en urgence son discours en allant pêcher de façon désespérée des concepts longuement développés à gauche. Et en les vidant de leur sens, bien sûr.
On pense ici évidemment à la « planification écologique », reprise à la hâte dans le programme macroniste, transformée en ministère finalement attribué à Amélie de Montchalin, qui, durant le quinquennat précédent, avait défendu la gestion managériale des services publics et la baisse de la fiscalité sur les revenus du capital. Tout cela semble très éloigné d’une planification visant à établir une vraie sobriété soucieuse de justice sociale, seule voie crédible pour ralentir la crise écologique, qui est au cœur du projet de la Nupes.
On pourrait aussi citer le thème de la réindustrialisation qui n’est qu’une nouvelle façon de vendre une énième baisse d’impôts sur les entreprises, sans aucune contrepartie.
Le sérieux du projet économique conservateur est, en réalité, largement contestable. Tout semble en décalage avec les besoins de la société. On pourrait citer la totémisation de la réforme des retraites, pourtant largement inutile sur le plan financier et très impopulaire, mais aussi les appels à la marchandisation et à la « simplification » des services publics, de la santé à l’éducation.
Mais là où le décalage est le plus patent, c’est bien sur l’inflation. Alors qu’au premier trimestre, le pouvoir d’achat des ménages a reculé de 1,9 % et les salaires moyens de 2,3 %, le programme d’« Ensemble »se contente de mesures accessoires comme la fin de la redevance télévisuelle et le triplement d’une « prime Macron » laissée au bon vouloir des entreprises. L’annonce d’un « paquet pouvoir d’achat » après les élections législatives reprend ces éléments avec deux autres supplémentaires : une meilleure indexation des retraites et un « chèque alimentation ».
Mais il n’y a là rien de vraiment structurel, notamment en ce qui concerne la nécessaire sobriété et l’indexation des salaires. Autrement dit, les conservateurs acceptent, sans le dire, de voir les ménages assumer l’essentiel du coût de l’inflation. Une politique désastreuse qui risque de conduire à une nouvelle récession. Déjà au premier trimestre 2022, le PIB a reculé de 0,2 %.
Au reste, on chercherait en vain un programme spécifique à la majorité présidentielle pour les législatives. Tout le programme réside dans une confiance aveugle au président de la République pour gérer, selon son intuition, les difficultés à venir. On a connu plus sérieux. Et, à cette aune, les 650 mesures du programme de la Nupes peuvent difficilement être considérées comme superficielles.
Le programme de la Nupes : ambitions et non-dits
De fait, ce programme, par une relance centrée sur les dépenses sociales et la crise écologique, prend au sérieux les défis du temps et ne se contente pas de suivre le cours de l’histoire. Il tente de le modifier. Pour cela, le programme affirme une ambition globale de construction de la sobriété dans le cadre d’une économie largement démarchandisée et démocratisée. La clé de cette société est la gestion par les besoins qui renverse entièrement la logique des politiques menées jusqu’ici pour lesquelles les besoins du capital et ceux de la société coïncident toujours.
Alors qu’« Ensemble » fait confiance à un seul homme, le président de la République, pour définir une fantomatique « marche du monde » et s’y « adapter », le programme de la Nupes place la démocratie au cœur de la planification écologique pour parvenir à la définition des besoins. Mais la démocratisation est aussi au cœur du processus de production avec, par exemple, le veto suspensif des comités d’entreprise aux plans de licenciement et la participation des usagers et des salariés à la gestion des entreprises nationalisées.
C’est là que l’on voit le lien entre démocratisation et démarchandisation. Alors que depuis un demi-siècle, la logique de marché s’est répandue jusque dans les services publics, le programme de la Nupes entend reconstruire une ligne de défense contre la marchandisation du monde avec notamment le 100 % Sécu, mais aussi les contraintes imposées au supposé « marché du travail » : retour sur les réformes engagées depuis 2015, garantie d’emploi pour les chômeurs de longue durée et droit de veto suspensif des comités d’entreprise sur les plans de licenciements. À ce mouvement s’ajoute une volonté de définanciarisation de l’économie avec l’interdiction des produits financiers complexes, un impôt sur les transactions financières.
Globalement, ce programme semble donc sérieux dans ses ambitions et ses objectifs qui répondent aux maux de notre temps. Sa lecture traduit une volonté de renouer avec la social-démocratie réformiste historique, celle qui, dans l’esprit d’un Eduard Bernstein, mais aussi, plus tard, de certains penseurs suédois comme Gunnar Myrdal, considérait que l’on pouvait dépasser le mode de production capitaliste par l’introduction en son sein d’éléments échappant à la logique marchande.
Il faut cependant préciser deux éléments problématiques dans ce programme. Le premier est l’unité de l’alliance sur ses sujets. Parmi les 35 réserves des partis de la coalition, certaines posent des questions sérieuses sur cette ambition. Ainsi, ni le PS ni EELV ne soutiennent le droit de veto des comités d’entreprise, le PS refusant aussi la suppression des stock-options et demandant l’indemnisation des bailleurs en cas de suspension des procédures d’expulsion des locataires.
Les deux partis demandent aussi d’intégrer la garantie d’emploi dans le dispositif « territoires zéro chômeur » qui s’inscrit dans un cadre d’entreprise privée plutôt que de service public démocratiquement contrôlé, et donc démarchandisé. De façon plus fondamentale, PS et EELV s’opposent à toutes les nationalisations, des banques aux entreprises de production d’énergie. Les socialistes refusent même l’encadrement des prix agricoles par des prix maximum. Toutes ces réserves ne sont pas des détails, elles mettent en cause l’esprit général du projet de la Nupes, et, in fine, sa cohérence et sa base politique. Comment mener une politique de transformation vers une économie gérée par les besoins avec deux partis fondamentalement attachés aux mécanismes de marché et à la prééminence du secteur privé ?
Le second problème est, au-delà même de cette difficulté politique, la cohérence globale du programme qui n’est pas vraiment explicitée. Il y a une tension fondamentale entre la démarche post-keynésienne à court terme et les ambitions de transformation à long terme qui était déjà présente dans le projet de Jean-Luc Mélenchon. L’une tend à donner une chance au capitalisme, l’autre à le dépasser.
Il est possible que cette ambiguïté soit volontaire, pour des raisons électorales. Mais on aimerait savoir si, en cas de succès de la relance, l’ambition transformative est ou non abandonnée. Autrement dit, on voudrait savoir si la relance est une première étape, une condition ou un substitut de l’évolution vers la sobriété. En bref : il y a, derrière le mot « rupture » désormais revendiqué, un non-dit sur son contenu réel.
De fait, il est possible que l’ambition sociale-démocrate soit difficilement réalisable compte tenu de la crise actuelle du capitalisme, et qu’il faille aller plus vite. Dans ce cas, la question de la « faisabilité » du programme de la Nupes se concentrerait sur la seule question de ce qu’il faudrait bien appeler une transition écosocialiste. En refusant de l’expliciter clairement, la Nupes tente de capter les électeurs favorables à une solution interne au capitalisme, mais si cette évolution devient nécessaire, cette ambiguïté risque de saper les fondements politiques du futur gouvernement. Et c’est bien d’abord sur ce plan que le succès éventuel de la gauche se jouera.
Romaric Godin