Jean-Luc Mélenchon au pupitre, avec en arrière-plan Olivier Faure, Julien Bayou et Ian Brossat écoutant sagement leur nouveau « camarade » : inimaginable il y a peu, la scène s’est reproduite à plusieurs reprises depuis le 7 mai, jour de l’officialisation de l’accord de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) à Aubervilliers.
Présentation du programme de gouvernement partagé, lancement du parlement de la Nupes, déplacements communs pour soutenir tel ou tel candidat… À chaque fois, ces rendez-vous donnent lieu à de belles photos où les anciens adversaires, réconciliés pour la bonne cause – obtenir une majorité à l’Assemblée nationale –, rivalisent de sourires et d’amabilités.
Cette séquence constituerait un moment « inouï, sans précédent », lançait, enthousiaste, Jean-Luc Mélenchon, mercredi 1er juin, lors d’un meeting parisien pour les législatives : « Bien sûr, nous avons fait un accord électoral, mais [...] quand vous concluez un programme qui comporte 650 mesures, vous signez davantage qu’un programme : l’acte de naissance d’une culture commune. »
Marteler sans répit qu’une nouvelle ère, pérenne, s’ouvre à gauche : c’est le récit que veut installer Jean-Luc Mélenchon qui, partout, clame désormais que le « bloc populaire » peut non seulement obtenir une majorité à l’Assemblée nationale en juin, mais surtout ouvrir des perspectives victorieuses pour la suite.
Si tout dépendra en réalité du score final de la Nupes aux législatives - et de l’interprétation qui en sera faite -, ce récit sonne comme une manière de cimenter les partis qui la composent et de les appeler à rester solidaires. Jean-Luc Mélenchon connaît trop le poids des mots pour l’ignorer : sans la force d’une narration politique galvanisante à même de résonner au sein d’un électorat lassé par les guerres de chapelles à gauche, le risque est grand que les forces centrifuges reprennent leurs droits sitôt les élections législatives passées.
Un ovni politique
Car si elle est présentée comme une alliance « historique » par l’ensemble des membres de la coalition qui, pour l’heure, se gardent bien de déroger publiquement à la ligne mélenchonienne, la toute nouvelle Nupes reste une force fragile, soumise à une bataille d’interprétations sur sa nature même.
Loin des grands projets du leader insoumis, la Nupes n’est, pour certains, qu’un accord de circonstance permettant de sauver les meubles le temps d’une élection (lire le reportage de Pauline Graulle). « C’est une alliance électorale ! », ne cesse ainsi de répéter le patron du Parti communiste, Fabien Roussel, qui montre fort peu d’allant pour défendre la coalition.
Même scepticisme chez les Verts, où un élu estime que « si la Nupes permet de porter une dynamique sur le court terme, elle est à l’opposé de [la] culture [écologiste] et ne pourra pas rester telle quelle ». « À mes yeux, c’est un accord électoral, ce n’est pas un contrat de gouvernement. Faut retomber un peu sur terre ! », lançait par ailleurs la socialiste Laurence Rossignol lors du dernier conseil national du PS.
L’alliance, scellée en seulement treize jours, est en effet difficile à définir. Ni pure coalition électorale ni véritable cadre de recomposition, elle emprunte à la fois au Front de gauche (cartel de partis), au processus du « programme commun » de 1972 et à l’expérience plus récente de La France insoumise, mouvement « gazeux » articulé autour d’un chef charismatique.
L’existence du « programme partagé de gouvernement » – ces 650 mesures sorties des négociations entre l’Union populaire, Europe Écologie-Les Verts (EELV), le Parti communiste (PCF) et le Parti socialiste (PS) – fait certes de la Nupes davantage qu’un simple accord de « non-concurrence ».
Elle fait même mieux que la« gauche plurielle » de Jospin, en 1997, où les postes ministériels avaient été répartis après les élections législatives, au prorata des scores des diverses forces en présence, et en faisant l’économie d’un programme.
Aurélie Trouvé, qui préside le parlement de la Nupes et se présente aux législatives en Seine-Saint-Denis, préfère ainsi éviter toute analogie : « Avoir des candidats communs partout dès le premier tour, et un accord sur 650 mesures, sur une ligne de rupture, c’est sans précédent,explique-t-elle. La “gauche plurielle” ne peut être notre référentiel, même si l’idée demeure d’avoir cette diversité de gauche au sein du gouvernement. D’autant plus qu’on n’a pas autant de temps pour transformer la société et faire la bifurcation écologique que dans les années 2000. »
Mais le catalogue des 650 mesures de la Nupes souffre d’apories non négligeables : si les partenaires font valoir que seulement 5 % des points programmatiques restent en discussion – ils seront « soumis au débat de l’intergroupe et à la sagesse de l’Assemblée », est-il indiqué dans le programme –, les divergences qui demeurent ne sont pas anecdotiques.
Contrairement à La France insoumise, le PS et EELV s’opposent par exemple à toutes les nationalisations – à l’exception d’EDF pour les Verts – (lire l’article de Romaric Godin), le PCF et le PS restent pro-nucléaires, les socialistes refusent la terminologie de « violences policières » et se disent « favorable au maintien de la France dans l’Otan ».
Pomme de discorde durant la présidentielle, la question ukrainienne apparaît elle aussi dans les points non résolus, les Verts réclamant, avec le PS, « l’intensification des livraisons d’armes à l’Ukraine et la mise en place d’un embargo total et immédiat sur les importations russes » des matières premières énergétiques.
Certes, jamais dans l’histoire les gauches n’ont réussi à se mettre entièrement d’accord. « Dans le programme commun de 1972, le PS, le PCF et les Radicaux avaient trouvé des phrases qui permettaient d’assurer un accord rhétorique, mais ils savaient que tout ne serait pas réglé entre eux »,rappelle l’historien Gilles Candar, auteur de Pourquoi la gauche ? (PUF, 2022). Trois ans plus tard, François Mitterrand a refusé l’actualisation du programme, ce qui lui a valu maintes critiques du PCF en 1981. Autrement dit : l’union de la gauche ne dispense pas de frottements idéologiques.
L’insistance de Jean-Luc Mélenchon sur la reparlementarisation de la vie politique fait ainsi dire à Gilles Candar que la Nupes s’apparente surtout à un « contrat de législature » : « On sent dans la Nupes une culture traditionnelle de la gauche parlementaire, avec l’ambiguïté de la présence très forte de Jean-Luc Mélenchon en filigrane. »
La France insoumise et la tentation hégémonique
La France insoumise, devenue Union populaire, est en effet le point nodal de l’attelage. Le « programme partagé » reprend dans les grandes largeurs (avec certes des amendements) celui de « l’Avenir en commun » et sur la question européenne par exemple, le PS et les Verts, ont accepté d’entrer dans une logique de « désobéissance ». « Toute la gauche reconnait désormais la “nécessité de rompre avec le cours libéral de l’Europe” et c’est une excellente nouvelle qui referme la page de près de vingt ans de divisions à gauche », souligne l’eurodéputée Manon Aubry. « C’est sur la rupture que le rassemblement s’est fait,abonde Paul Vannier, responsable des élections à La France insoumise. Le centre de gravité politique s’est déplacé et les négociations ont exprimé ce déplacement. »
Sur la question de l’incarnation aussi, Jean-Luc Mélenchon, dont la personnalité était encore récemment critiquée par ses nouveaux camarades, s’est rendu incontournable. Tirant sa légitimité de son score à la présidentielle, il s’est autodésigné d’emblée comme le chef « naturel » de la coalition, s’imposant juste après le second tour comme le seul prétendant légitime à Matignon en cas de victoire de la Nupes.
C’est aussi en arguant de ses 22 % obtenus le 10 avril que l’Union populaire s’est arrogé la plus grosse part du gâteau dans la répartition des circonscriptions.
Sur la forme, l’Union populaire garde également l’avantage. La communication de la Nupes doit ainsi beaucoup à l’équipe resserrée de LFI, à commencer par Manuel Bompard, directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon, et Sophia Chikirou, son ex-directrice de la communication, qui ont imaginé le logo en « V ».
Après d’âpres délibérations, les partenaires de l’Union populaire ont néanmoins obtenu que les termes « écologique » et « sociale » apparaissent dans le nom de la coalition, alors que Jean-Luc Mélenchon se serait bien passé de ce nom à rallonge et à la prononciation indécise, ce qu’il ne manque pas de rappeler.
Sur le fond, la pression mise par les partenaires durant les 13 jours de négociations a également fait bouger quelques lignes à LFI qui, sur le sujet européen, ne parle plus désormais de « plan B » synonyme de sortie de l’Union.
Ce que soulignait à dessein Julien Bayou, à Aubervilliers, le 7 mai : « Je voudrais saluer les personnes qui ont fait un pas pour nous rejoindre sur cette position exigeante vis-à-vis de l’Europe : désobéir, oui, mais pas pour satisfaire les égoïsmes nationaux. » « Les Insoumis ont fait un pas gigantesque sur l’Europe, c’est un vrai texte de compromis, estime aussi Christophe Clergeau, chargé des négociations sur le programme pour le PS. Je me demande au final qui a fait le plus de chemin : eux ou nous ? »
Surtout, les partenaires ont réussi à arracher un accord qui préserve l’autonomie politique et financière de chaque formation. Dans l’entourage du premier secrétaire du PS, on considère d’ailleurs déjà comme acquis le fait que les partis partiront séparément aux élections européennes de 2024. « Chacun sait qu’après les élections, s’ils font de bons résultats sans être majoritaires, la vie interne de ces partis sera très mouvementée. Il y aura des rendez-vous compliqués pour les trois formations », avance Gilles Candar.
Un « repli tactique »
Ce que ne nie pas un communiste qui, sous couvert de l’anonymat, estime que tout reste ouvert : « Les Verts sont très bons élèves avec Mélenchon. Pour un parti qui avait théorisé qu’il était l’avenir de la gauche, c’est un changement de pied assez brutal. Ce qui me fait dire qu’un autre changement de pied, tout aussi brutal, est possible. »
Le politologue Philippe Marlière partage cette analyse, pour le PS cette fois : « Dans un premier temps, la Nupes permet [au PS] de faire oublier le quinquennat de François Hollande en donnant un coup de barre à gauche. Cet accord pourrait lui permettre ensuite de reconquérir un électorat social-démocrate hostile à la fois au macronisme et au mélenchonisme », écrit-il sur son blog, où il évoque un « repli tactique » temporaire, des partis en présence.
Des initiatives concurrentes à la Nupes se préparent d’ailleurs déjà dans l’ombre. Outre l’offensive de Carole Delga, les discussions ont ainsi repris, en coulisses, entre certains socialistes et écologistes qui doutent de la capacité de cette gauche « de rupture » de convaincre un électorat de gauche modéré. Ils imaginent une suite « sociale-écologique et réformiste » sans Mélenchon ou, en tout cas, hors de la Nupes - un premier « signal » pourrait être donné avant l’été.
De quoi laisser penser que la coalition est aussi instable qu’éphémère. Pourtant, que les partis le veuillent ou non, le processus de clarification opéré par la Nupes ne laissera aucune formation sortir indemne de cette expérience. « Quand j’entends Olivier Faure dire au conseil national du PS qu’il est pour la radicalité, je me dis : ça y est, on a un récit commun ! », se félicite par exemple Aurélie Trouvé. D’où les profonds remous suscités par les velléités unitaires qui, depuis des mois, divisent en profondeur chaque organisation.
L’Union populaire multiplie dans ce contexte les outils qui visent à entretenir une « culture politique commune », comme l’a expliqué Aurélie Trouvé lors du lancement du parlement de la Nupes. Celui-ci, bientôt accompagné d’un conseil économique qui sera présenté en début de semaine, est conçu comme un espace de dialogue qui aura pour mission, durant la future législature, de dénouer les différends qui opposent encore les partis de la Nupes.
L’intergroupe entre les chefs des groupes insoumis, communistes, socialistes et écologistes à l’Assemblée pourrait constituer, en théorie, un autre lieu de coordination dans lequel ces familles politiques continueraient de constituer un front commun.
De son côté, Sébastien Vincini, à la direction du PS se félicite que, d’ores et déjà, des habitudes de travail aient été prises collectivement : « La force de cet accord, qui est certes électoral à la base, c’est qu’il produit autre chose : un espace de dialogue, ce qui n’était pas arrivé depuis 2005 et le traité constitutionnel européen qui avait fait exploser la gauche. » Dix-sept ans plus tard, l’heure est peut-être venue d’écrire une nouvelle page.
Mathieu Dejean et Pauline Graulle