On ne le verra plus brandir le mégaphone orné du logo antifasciste des « trois flèches » pendant un moment. Depuis quelques semaines, Raphaël Arnault a quitté sa fonction de porte-parole de la Jeune Garde Lyon (JGL, un collectif antifasciste créé en 2018) pour se muer en candidat de la « gauche sociale, écologique et populaire » aux élections législatives des 12 et 19 juin, dans la 2e circonscription de Lyon (Rhône).
Ce 20 mai, près du Gros Caillou, dans le quartier de la Croix-Rousse – un des plus ciblés par les groupuscules d’extrême droite, qui ont leurs bastions dans la ville –, l’écho des « siamo tutti antifascisti » semble loin. Le militant de 27 ans, assistant d’éducation, a policé son style pour lancer sa campagne – son catogan a disparu, et il prend la parole sans micro, en bras de chemise.
Les souvenirs des attaques de l’extrême droite la plus radicale sont pourtant encore frais dans les mémoires. L’événement n’a d’ailleurs pas été annoncé publiquement, par mesure de sécurité. La cinquantaine de personnes présentes a été prévenue par des boucles internes, en circuit fermé.
Pendant la présentation du binôme qu’il forme avec Mathilde Millat, sa suppléante de 24 ans, militante au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) et salariée dans une association d’éducation populaire, un service d’ordre (SO) composé de militants de la JGL surveille discrètement les alentours.
Une campagne sous tension
« À Lyon, dès qu’il y a un mouvement social, par expérience, on se pose la question des attaques. C’est une préoccupation systématique », justifie Raphaël Arnault. Sa campagne n’échappera pas à la règle.
Depuis que son visage est connu nationalement – il est passé dans l’émission « Touche pas à mon poste » sur la chaîne C8, manière de disputer l’hégémonie médiatique à l’extrême droite –, ce passionné de foot vit dans une vigilance permanente. En septembre 2021, des militants du groupuscule d’extrême droite Zouaves Paris lui avaient tendu un guet-apens à la gare de Lyon. Il s’en était tiré avec l’arcade ensanglantée.
« Quand ton engagement consiste à être en première ligne contre les fachos, la politique devient quelque chose de physique », commente le youtubeur de gauche Usul, collaborateur de Mediapart et ami de Raphaël Arnault, et exposé lui aussi aux menaces de ces groupes violents bien implantés dans le Vieux-Lyon.
La genèse de la JGL est liée à cette configuration locale. En janvier 2018, après une série d’attaques du Parti nationaliste français et du Bastion Social sur la Croix-Rousse, un groupe de cinq amis, militants dans des milieux divers – Raphaël Arnault a fait ses classes au NPA quand il était étudiant à Lyon 2 – décide d’organiser l’autodéfense.
« [À Lyon] il y a une nécessité immédiate de faire reculer ces groupes, de faire fermer leurs locaux, leurs salles de boxe, de les affaiblir pour que puisse se déployer davantage le militantisme pour l’émancipation au sens large, que ce soit les différentes luttes féministes, antiracistes, syndicales… », analyse le sociologue et militant anticapitaliste Ugo Palheta dans Défaire le racisme, affronter le fascisme (La Dispute, 2022).
À l’inverse de l’antifascisme autonome, viscéralement anti-État et qui fonctionne par réseau affinitaire, la JGL pratique un antifascisme « de classe », qui répond à cette situation locale en nouant des liens avec des groupes de gauche plus traditionnels.
« La seule fois où j’ai vu des néonazis reculer à Lyon, c’est quand ils ont été confrontés au SO de la CGT. C’est ce qui nous a guidés : on ne se targue pas d’avoir réinventer l’antifascisme, au contraire, on s’inspire de l’héritage du mouvement ouvrier », explique Raphaël Arnault, qui s’est fait tatouer au-dessus de l’oreille droite une branche de lauriers, symbole de son identité antifasciste.
Rapidement, le collectif « Fermons les locaux fascistes » voit le jour et gagne quelques victoires. C’est le creuset dont il dit tirer sa légitimité aujourd’hui.Présent dans la petite foule le 20 mai, Cédric, qui milite à Alternatiba, confirme cette description : « La Jeune Garde a absorbé la violence d’extrême droite dirigée vers le milieu militant. C’est devenu notre bouclier. »
« Apporter une visibilité à l’antifascisme a été important pour les gens qui militent ici, abonde Usul. Désormais, ils ont quelqu’un vers qui se tourner. La JGL a une existence concrète qui fait du bien au milieu. »
Annie (prénom modifié à sa demande), militante à la JGL de 20 ans, étudiante en classe préparatoire littéraire, raconte avoir grandi dans un « village raciste » près de Lyon. Le climat anxiogène qu’elle a ressenti en arrivant dans la ville, où les rixes avec l’extrême droite sont fréquentes, a achevé de la convaincre de rejoindre l’organisation.
Désormais, elle accompagne volontiers la métamorphose de « Raph » : « Cette candidature apporte de la visibilité au combat contre l’extrême droite. Pour nous, ça se joue aussi dans les institutions. Et le fait qu’on soit jeunes est aussi un symbole de notre volonté d’une politique qui vient d’en bas, de nous réapproprier nos moyens d’action. »
Occuper tous les terrains
Habité par la rhétorique d’Olivier Besancenot, dont il reprend les mimiques dans ses discours – grands gestes avec les mains, mélange de langage imagé et de jargon politique, références récurrentes à « notre camp social » –, le militant semble avoir fait sienne la devise de la Scred Connexion, groupe de rap que l’ancien porte-parole du NPA affectionne : « Jamais dans la tendance, mais toujours dans la bonne direction. »
Dans le milieu très codifié de l’antifascisme, sa candidature apparaît en effet comme une transgression. Les tensions entre le Groupe antifasciste Lyon et environs (Gale), récemment menacé de dissolution, et la JGL ont ainsi redoublé de violence en ce début de campagne. Les deux camps s’accusent mutuellement d’agressions physiques – la JGL a tenté de clore l’affaire en publiant un communiqué unitaire appelant à la « désescalade ».
Safak, un des cofondateurs de la Jeune Garde, carreleur dans la vraie vie, et qui cultive un look proche des rappeurs de PNL – barbe impeccablement taillée, tee-shirt blanc, banane en bandoulière, le tatouage « ACAB » (« All cops are bastards ») en plus sur l’avant-bras –, assume cette stratégie : « Cette lutte était privatisée par un militantisme très fermé, concentré dans le milieu universitaire. On a fondé la Jeune Garde ensemble pour sortir de cette logique. »
Et puis, il constate que l’extrême droite n’a pas la même pudeur à entrer dans les institutions. « Une blinde d’anciens militants identitaires sont recyclés comme candidats aux législatives, et beaucoup sont déjà assistants parlementaires. Après le score de Marine Le Pen, il y a d’autant plus un enjeu à les contrer partout où ils sont »,argumente-t-il.
Le pas est d’autant plus facile à franchir pour Raphaël Arnault qu’il voit dans le score de Jean-Luc Mélenchon (pour qui il a voté) au premier tour de la présidentielle – 21,95 % – une opportunité de victoire sur une ligne « de rupture avec les politiques néolibérales ».
« Quand j’ai commencé à militer, après les trahisons de François Hollande, il n’y avait plus d’espoir de reconnexion entre les institutions et nous, les nouvelles générations engagées sur le terrain. Cette présidentielle a changé la donne, on se dit que la gauche redevient la gauche »,raconte-t-il, posé sur un banc dans la cour d’une cité de la Croix-Rousse.
Sa suppléante, Mathilde Millat, qui a voté pour Philippe Poutou et revendique Usul, Olivier Besancenot et la militante féministe Andrea Dworkin comme sources d’inspiration, partage cette analyse : « Mélenchon a poussé le curseur à gauche par rapport à il y a quelques années sur l’antiracisme, le féminisme, les droits des animaux… Ce qu’il a dit sur la planification écologique a été entendu, sans que ça passe pour quelque chose d’extrémiste ou de populiste », se félicite-t-elle.
La tectonique des plaques à gauche joue, sur le papier, en faveur de leur offre politique radicale. Pourtant, dans la deuxième circonscription du Rhône, qui a voté à plus de 30 % pour Mélenchon – le quartier de la Presqu’île, bourgeois et catholique, faisant figure d’exception –, le binôme ne bénéficie pas de l’étiquette de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes).
« Réparer une anomalie »
Au terme des négociations entre appareils à Paris, le NPA n’a pas été inclus dans l’accord (dont ils auraient pu, alors, tirer parti), et c’est le député sortant Hubert Julien-Laferrière, membre de Génération écologie, élu en 2017 sous la bannière d’En marche après avoir été membre du Parti socialiste (PS) tendance Gérard Collomb (ancien maire de Lyon devenu macroniste), qui a été investi.
Une décision très moyennement appréciée par les militantes et militants de gauche locaux. « Ceux qui le connaissent savent qu’il a longtemps été chapeauté par Collomb et qu’il a voté les lois de Macron pendant trois ans [avant de rompre – ndlr], ils l’ont donc en travers de la gorge. On essaye de réparer cette anomalie locale », affirme Raphaël Arnault, qui se présente donc sous l’étiquette d’une « gauche sociale, écologique et populaire » (le tiercé, dans le désordre).
De fait, Sarah, militante à La France insoumise (LFI) dans le Vieux-Lyon depuis décembre, confie que l’intégralité des groupes d’action (GA) des pentes de la Croix-Rousse et de La Duchère fait campagne pour lui : « Sa candidature a rassuré beaucoup de militants qui, dans cette configuration particulière, ne se voyaient pas voter pour le candidat de la Nupes. »
Exit, donc, les outils de campagne de l’Union populaire, comme l’application « Action populaire », bien pratique pour organiser tractages et porte-à-porte, et le logo reconnaissable en forme de « V ». Raphaël Arnault rejette pourtant le terme de « dissidence » : s’il est élu, il souhaite intégrer le groupe parlementaire de l’Union populaire.
Contacté par téléphone, Hubert Julien-Laferrière convient qu’il s’attendait à ce que sa candidature suscite des remous. Il se défend cependant : « On a été nombreux à gauche à croire dans certaines promesses de Macron. Je suis parti au bout de deux ans et demi, et depuis je mène des combats fidèles aux engagements que j’avais pris en 2017, pour les droits humains, la réduction des inégalités, contre les pesticides et les néonicotinoïdes. Je demande à ce qu’on regarde le boulot que j’ai fait à l’Assemblée, au-delà de l’étiquette “ex-LREM”. » Il estime aussi que la Nupes est une « chance » à saisir.
Devant ses soutiens, dont beaucoup de jeunes et quelques militants plus aguerris, Raphaël Arnault conclut son premier discours en revendiquant une plus grande fidélité à l’esprit du label : « La vraie union populaire est là, à la base. Cette candidature ne sort pas de nulle part. On peut vraiment gagner, on n’y va pas pour cueillir les coquelicots. »
Pour la logistique, il pourra compter sur le soutien du NPA, seule organisation à le soutenir officiellement – ailleurs, le NPA a décidé de soutenir à différents degrés les candidates et candidats de la Nupes quand ils incarnent une « gauche de rupture ». Philippe Poutou fera un saut à Lyon pour soutenir Raphaël Arnault et Mathilde Millat le 8 juin. Le groupe de rap ACS (pour « À contresens ») devrait aussi participer aux festivités.
Sur la photo de groupe, le 20 mai, certains font le « V » de la victoire, symbole de la fédération mélenchoniste. Safak sourit, satisfait : « Je sais qu’il est capable de déplacer les limites que l’antifascisme s’était fixées. »
Mathieu Dejean