Manille (Philippines).– Secouée par les caresses d’un vent printanier, une affiche rose de près d’un mètre de haut ondule sur la façade en bois brut d’une maison familiale. Dessus, des portraits officiels de la candidate de la gauche sociale à la présidentielle, Leni Robredo, sont fièrement exposés. Elle sourit. Sa couleur détonne sur le portail ajouré. « C’est la nouvelle décoration », plaisante Emmanuel Reyes, le quadragénaire propriétaire des lieux.
Dans les dix-sept villes qu’englobe la métropole de Manille, des affiches électorales ont bourgeonné sur les devantures des habitations depuis que la commission des élections, un organisme public, a donné le départ officiel de la campagne il y a presque trois mois.
Colorées par les bannières des candidats, les rues se succèdent et se ressemblent. Elles forment une toile d’araignée aussi grande que dix fois Paris. Pour les 14 millions d’habitants, afficher son candidat et ses convictions politiques n’est pas qu’un soutien de façade mais un engagement citoyen plus que nécessaire à l’approche du scrutin dont l’unique tour doit avoir lieu le 9 mai.
Dans la rue d’Emmanuel, ancrée dans un quartier populaire de Makati, des enfants jouent au basket, des chats se prélassent sous le soleil. Adossé contre l’un des murs de sa terrasse, il justifie son choix : Leni Robredo. « Elle est la seule qui parle des minorités. Que ce soit la communauté LGBT+, les musulmans, les geeks, les handicapés…,explique cet homme aux lunettes dorées, modèle aviateur, une chemise bleu ciel impeccablement repassée. C’est l’une des rares qui montre de l’humanité et de la compassion. Après le mandat de Duterte, Leni incarne un espoir pour beaucoup d’entre nous. »
Les six années de présidence de Rodrigo Duterte qui s’achèvent ont été marquées par sa lutte contre le trafic de drogue. Dans cette bataille, des exécutions extrajudiciaires ont été commises, des arrestations d’opposants, des assassinats de journalistes, des discriminations envers des minorités, des accusations de corruption…
Sa guerre anti-drogue a été qualifiée de potentiel « crime contre l’humanité » par la Cour pénale internationale, entraînant l’ouverture d’une enquête en septembre dernier. Elle a temporairement été suspendue en novembre à la suite d’une requête de Manille demandant son report.
« Duterte a commis beaucoup de crimes durant son mandat mais il n’a pas exercé un pouvoir aussi autocratique qu’on pouvait l’imaginer avant son élection, tempère Richard Heydarian, analyste politique et professeur dans plusieurs universités de Manille. Il n’a pas modifié la Constitution pour pouvoir être réélu et sa fille n’est que candidate pour la vice-présidence, alors que le plan initial était qu’elle lui succède à la tête du pays. »
Planté à côté de « Manu », son frère cadet Owen montre l’écran de son smartphone. Un post Instagram récapitule les réalisations de la candidate Robredo, sorte de CV virtuel. Il lit : « Elle était active auprès des communautés bien avant d’entrer en politique, c’est une militante anti-corruption, elle a été membre du Congrès des Philippines, en tant que vice-présidente elle a correctement géré la pandémie de Covid. Elle a aussi créé des dortoirs pour les travailleurs étrangers et les étudiants, etc. »
C’est un matin de février que Manu et Owen ont récupéré des affiches auprès de bénévoles qui militent pour l’ancienne avocate. Les Reyes ont été les premiers à les installer dans leur quartier. Mais leur candidate peut-elle gagner ?
« Leni Robredo a probablement atteint un plafond de verre, elle semble stagner dans les sondages, elle ne dépassera visiblement pas les 30 %, répond Richard Heydarian. Pour qu’elle puisse gagner, il faudrait qu’Isko Moreno, troisième dans les sondages, grappille des votes à Marcos Jr [alias « BBM », fils de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos – ndlr] sans mettre en danger Robredo. L’équation paraît compliquée. » Mais Owen se méfie de ces enquêtes. « Quand on voit le nombre de personnes qu’elle rassemble lors de ses meetings, on a du mal à comprendre ces chiffres. » La candidate a réuni plus de 400 000 personnes le 23 avril à Pasay, une autre ville de la métropole. Alors Owen continue d’y croire.
Czarika Padilla habite chez ses parents dans une ruelle, de la largeur d’un 4x4, coincée dans la ville de Pasay au sud-ouest de la métropole. Ici, le visage de « BBM » est partout. La jeune femme est élancée, ses cheveux sont teints en orange, couleur feu. Elle s’enfonce dans un tunnel sombre qui conduit à sa chambre. Là, elle pointe l’affiche placardée à côté de la porte d’entrée. Dessus, Marcos fait un signe de paix, son index et son majeur forment un « V ».
« Je vais voter “BBM” comme mes parents,admet cette primo-votante de tout juste 18 ans. J’aurais pu choisir un autre candidat, mes parents ne m’en auraient pas voulu, mais je pense que c’est le bon moment pour Bongbong Marcos. Les autres pourront se représenter plus tard. »
Elle prévoit même de soutenir Leni Robredo, principale rivale de BBM aux propositions totalement opposées, à la prochaine élection en 2028. Alors qu’elle termine sa phrase, des bénévoles militant pour Robredo passent dans la rue. La voisine d’en face crie : « Vive BBM, on va battre votre Robredo ! »
Chez les Padilla, la politique a toujours été un sujet de conversation pendant les repas. C’est surtout dans ces moments-là que le père martèle ses arguments à sa fille. Elle les répète à l’identique. « Il a piloté la construction de ponts, de parcs, de musées et d’hôpitaux. Il a fait grandir les Philippines. »
Ces informations sont relayées sur les réseaux sociaux pour servir la propagande pro-BBM et montrer les réalisations du clan Marcos. Mais qu’en est-il des sombres côtés ? La période de la loi martiale ? Les crimes et les violations des droits humains ? « Il y avait du bon dans la loi martiale. Il a redistribué les richesses »,rétorque Czarika. L’histoire raconte autre chose.
Ferdinand Marcos est élu démocratiquement en 1965. Il gouverne de façon autoritaire mais lance un programme de constructions et de réformes économiques. Réélu, il proclame, trois ans après, la loi martiale pour lutter contre le communisme et endiguer la montée des violences dans le pays. Les libertés fondamentales sont abolies. Des dizaines de milliers d’opposants sont emprisonnés, d’autres sont torturés selon Amnesty International. Les morts se comptent par milliers.
Maisle père de Czarika « est un vrai fanatique de Ferdinand Marcos », lance une voisine qui le connaît depuis plus de quinze ans. Alors l’histoire, il s’en accommode. Il n’a pas pu voter en 2016, car il travaillait à l’étranger dans le transport logistique. Mais il soutenait Rodrigo Duterte, le « digne héritier » de Ferdinand Marcos.
Comme les Padilla, environ 50 % des Philippins soutiennent BBM. Un chiffre phénoménal qui s’explique par l’alliance établie entre les Marcos et les Duterte. « À partir du moment où Sarah Duterte a décidé de ne pas se présenter à la présidence et de devenir la colistière de Marcos, ce dernier a absorbé une grande partie des voix du clan Duterte. Il est devenu le candidat de l’administration, le candidat légitime, c’est ce qui explique qu’un Philippin sur deux compte voter pour lui »,analyse Richard Heydarian, le politologue.
L’or des Marcos
Les programmes des candidats importent moins que l’image et les histoires qu’on raconte. Czarika Padilla croit à la légende de l’or des Marcos, soigneusement alimentée pour convaincre les électeurs que seul un Marcos pourra sortir le pays de la pauvreté. Et ce, malgré le travail de journalistes et de chercheurs ayant démonté ce mythe.
Avant le début de la campagne - c’est interdit pendant –, la candidate et les candidats – dix au total – ont multiplié les dons aux associations, aux communautés, contre la promesse d’un vote. Ils viennent de l’industrie, du petit écran, de la politique mais aussi du sport comme le boxeur Manny Pacquiao.
« C’est sans doute l’élection présidentielle la plus importante des cinquante dernières années aux Philippines, probablement depuis la réélection de Ferdinand Marcos en 1969 et le début de la dictature, avance Richard Heydarian. Celui qui remporte ces élections sera dans une situation unique pour diriger le pays et l’orienter pour les générations à venir. »
D’après le spécialiste, si Marcos Jr gagne, il pourrait modifier la Constitution et transformer la République en un « régime hybride » autocratique dans le style de Singapour, de la Turquie ou de la Malaisie. Alors Manu a pris une décision : peu importent les résultats de l’élection, il laissera « Leni » sur son portail. Elle sera le témoin de son engagement politique.
Ismaël Bine