Sanaa Saitouli y a cru, aux sirènes de l’union. Depuis Cergy, où elle est candidate sur la 10e circonscription du Val-d’Oise, elle a même jugé « géniale » cette nouvelle ère qui semblait s’ouvrir à gauche. Une semaine de tractations plus tard, cette activiste locale de 40 ans, ancienne élue municipale, enfant du quartier de Croix-Petit, voit l’investiture lui échapper a priori au profit du sortant Aurélien Taché, député élu en 2017 sous les couleurs de la majorité présidentielle, revenu depuis vers la gauche de l’hémicycle.
« On prend acte de ce qui vient de se passer, explique Sanaa Saitouli, qui maintiendra sa candidature face au candidat investi par la Nouvelle Union populaire écologiste et sociale (NUPES). Oui je suis une femme, racisée, je viens d’un quartier, je suis maman, je représente tout ce qui est super compliqué pour tout le monde. Je me présente quand même. Parce que j’estime être la seule liste de gauche légitime. »
Plus profondément et au-delà de sa personne, la militante s’interroge sur les blocages structurels du monde politique pour intégrer des profils similaires au sien. « On a l’impression qu’on pourrait faire tout ce qu’on veut, nous serons toujours mis de côté. J’ai fait tout ce travail de formation, de terrain, sur une ligne politique claire, et ça ne suffit jamais. Aujourd’hui, j’ai une boule dans le ventre. Je n’ai pas la gueule de l’emploi. Je n’ai pas les codes, mais c’est quoi les codes en fait ? » L’aventure législative dans de telles conditions ne fera donc pas dévier Sanaa Saitouli de son mantra : « Ce qui est fait pour nous sans nous sera fait contre nous. »
Même amertume à Argenteuil, où le candidat Mehdi Lallaoui, réalisateur et écrivain, enfant du pays, pourrait maintenir sa candidature face à un candidat NUPES, ou chez Aly Diouara du collectif « Seine-Saint-Denis au cœur ». « La France insoumise a gagné sa troisième place grâce aux quartiers populaires et aujourd’hui elle leur tourne le dos. » Le jeune homme prévient : en préférant une alliance avec le Parti socialiste, « qui a voté la loi “séparatisme” », « il va y avoir des dissidents de partout ».
Pour les militantes et militants des quartiers populaires, membres du collectif « On s’en mêle » – ayant soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon au premier tour, autant par adhésion que pragmatisme –, même inquiétude face au mécano électoral en train de se monter. Il reste, pour certaines personnalités historiques des luttes dans les quartiers, des « miettes ». Une énième « instrumentalisation » des militant·es et surtout de l’électorat, qui fait craindre un désengagement pour les législatives.
« Aujourd’hui, on a a priori une cinquantaine de circonscriptions réservées au Parti communiste, 70 pour le Parti socialiste, une centaine pour les Verts, le reste pour la FI, rappelle Omar Slaouti, militant antiraciste, qui a assisté pour « On s’en mêle » aux négociations de ces derniers jours. Nous n’avons pas été gourmands, nous avons demandé à sécuriser trois candidatures seulement, à Vaulx-en-Velin, Nanterre et Toulouse, sur des candidatures issues du terrain ultra-légitimes. Mais ce que nous voulons par-dessus tout, c’est garder une totale autonomie, à savoir soutenir aussi des candidatures qui ne seraient pas endossées dans le cadre de l’union. »
Omar Slaouti cherche néanmoins à éviter les « caricatures un peu rapides », nées de la colère grandissante face à un scénario que les quartiers populaires connaissent trop bien, celui de figurer sur la photo le temps du vote, pour retomber dans l’oubli au moment de la distribution des postes. « Dans cette perspective d’union à gauche, il y a un contenu politique qui est porté, le blocage des prix, la lutte contre les discriminations, le partage des richesses, l’investissement dans l’école, c’est évidemment un programme qui nous contente et dans lequel on se retrouve, ce n’est pas juste un accord d’appareils qui va se retourner contre les quartiers. »
« Un progrès » selon La France insoumise
« C’est tout le paradoxe de cette union : elle ne peut pas se faire sans accord d’appareils mais, ce faisant, on régresse sur les pratiques démocratiques de base. » Kevin Vacher, candidat en campagne depuis des mois au nom du collectif « Nos vies, nos voix » dans la 4e circonscription des Bouches-du-Rhône, militant local et respecté sur le mal-logement depuis le drame de la rue d’Aubagne, n’a cependant pas envie de se « vivre en dissident ». « On se sent totalement appartenir à cette nouvelle union à gauche. Si on a poussé autant pour des candidatures citoyennes, si on a fait le rassemblement à la base, ce n’est pas pour se renier ensuite. Et nous ne sommes pas naïfs, cela passe aussi par des discussions entre partis. »
Mais face à lui, La France insoumise sort l’artillerie lourde, dans un territoire très populaire et acquis à la gauche : il fut un temps question du retour de Jean-Luc Mélenchon sur la circonscription qui lui a permis d’accéder à l’Assemblée en 2017, et le nom de Manuel Bompard, directeur de campagne du candidat insoumis, circule désormais. « Sur les circonscriptions dites gelées, là ou il a des sortants, on attend la décision des sortants, c’est la règle insoumise, rappelle Kevin Vacher. Nous avons proposé ma candidature en étant clair que nous nous sentions appartenir pleinement à l’Union populaire [voir ici le courrier adressé à la LFI fin avril –ndlr]. Depuis on attend, avec comme seul process celui de faire des courriers au national et de dire publiquement ce qu’on en pense. »
« Il ne s’agit pas d’une discussion sur les personnes, même si on préfère quelqu’un d’ancré à un parachuté,insiste le militant. Ce qui importe, c’est que les expériences du terrain soient saisies comme de vrais chantiers politiques. »
Et si pour le moment une sorte de concorde s’impose pour battre « Macron et Marine Le Pen », la gauche et La France insoumise en particulier risquent d’avoir les oreilles qui sifflent à l’occasion de l’« assemblée nationale des quartiers populaires », organisée dimanche 8 mai à Stains en Seine-Saint-Denis, afin de faire le bilan de l’initiative « On s’en mêle ». Le collectif songe éventuellement à se constituer en force politique autonome.
Il serait cependant simplificateur de dire que les investitures vont se partager dans un pur huis clos partisan. « Nous avons au cours de ce mandat fortement tourné nos objectifs et nos préoccupations sur celles des quartiers populaires pour justement renouer avec ce socle sans lequel il n’y a pas de gauche, j’en suis persuadé, affirme le député LFI Éric Coquerel. Là où ce n’est pas encore suffisant, c’est la représentation dans le cadre électoral. Je crois néanmoins que cette élection va marquer un progrès. Oui, il y aura des candidats issus de l’immigration sur une dizaine de circonscriptions gagnables. »
Il est « indispensable que des figures issues des quartiers populaires soient représentées, car nous voulons un groupe à l’image du peuple français, répond de son côté Paul Vannier, artisan des négociations pour La France insoumise. Avant d’engager les discussions avec les forces politiques, nous avons intégré à notre propre processus de désignation des candidatures issues des quartiers populaires. »
Beaucoup, affiliés à LFI, figurent en effet sur la ligne de départ : Carlos Martens Bilongo dans le Val-d’Oise, Nadège Abomangoli en Seine-Saint-Denis, ou encore Mohamed Bensaada, militant historique de Marseille. « Pour Kevin Vacher, la proposition politique de nous rejoindre a été faite à de nombreuses reprises et il pouvait s’y reconnaître. Ça ne veut pas dire qu’on sera opposés mais que les principes nationaux valent partout, à Marseille aussi », détaille Paul Vannier.
Entrés dans la danse plus récemment et pas forcément encartés, la femme de chambre et syndicaliste Rachel Kéké sera elle aussi être candidate dans le Val-de-Marne, Taha Bouhafs, infatigable militant contre les violences policières à Vénissieux près de Lyon, Kader Lahmar pourrait l’être à Vaux-en-Velin, à la demande explicite d’« On s’en mêle », précise le négociateur de La France insoumise.
Les choses semblent également plutôt bien engagées pour quelques figures du mouvement social non partisan ayant rejoint le parlement populaire au cours de la campagne présidentielle de Mélenchon, telles qu’ Aurélie Trouvé (ancienne porte-parole d’Attac), l’inspecteur du travail Anthony Smith, ou encore l’avocate Caroline Mecary, « qui ont des parcours citoyens et qui seront investies dans des circonscriptions gagnables », insiste Paul Vannier. C’est également le cas d’Alma Dufour, figure du mouvement climat, candidate dans la 4e circonscription de Seine-Maritime, près de Rouen.
« Je suis a priori validée », explique cette dernière, soutenue par LFI, EELV et le PC. Elle pourrait néanmoins trouver face à elle un candidat socialiste, l’accord national passant mal auprès des baronnies normandes. « Il s’agit d’une circonscription gagnable mais avec du travail. C’est d’ailleurs pour ça que personne ne se bat pour l’avoir. Ici, le Rassemblement national est très fort, donc le combat est rude. »
Un optimisme qui n’épuise pas la question de ces candidatures hors sérail, mises sur la sellette ou cannibalisées par les logiques d’appareil tout autant que par les revendications légitimes des militant·es de terrain dans les partis. « Quelle est la bonne méthode ? C’est la seule question qui vaille,analyse Alma Dufour. Dans chaque campagne s’affrontent les logiques interne et externe. D’un côté, ce que le candidat incarne et représente aux yeux des électeurs, sa légitimité ; de l’autre, la nécessité de faire vivre un groupe militant en interne, de le garder soudé. »
La « logique interne », c’est finalement celle dont on parle le moins, poursuit l’activiste muée en militante politique. « Bien sûr il y a la volonté d’avoir des places pour les candidats qui ont fait le travail de terrain pour l’Union populaire depuis des années, qui étaient là quand ça allait bien et quand ça n’allait pas bien. Donc les accords ne sont faciles à vivre pour personne. »
Arrivée il y a cinq mois en Seine-Maritime, Alma Dufour a fait la campagne présidentielle avec les militantes et militants locaux. « C’était aussi une prise de risque personnelle, au vu de mon parcours, de rejoindre ce mouvement. Mais bien sûr se pose ensuite la question de ce qu’il faut privilégier pour l’emporter : l’ancrage local ou le combat sur le fond ? Il n’y a pas de bonne réponse. Est-ce qu’il faut privilégier un militant normand ou quelqu’un qui travaille depuis des années sur la relocalisation industrielle, dans une perspective écologique ? Qu’est-ce que l’un et l’autre peuvent apporter au territoire ? Les places sont chères, donc ce sont des combats de légitimité constants. »
« Reconnaissante », mais pas « dupe »
Repêchée, elle aussi, par l’entremise des écologistes avec qui elle discute depuis des mois, l’activiste pour le climat Lumir Lapray. La jeune femme a été formée au sein du projet « Les Investies », et est soutenue par « Quartier général », collectif d’entraide et de soutien aux candidat·es activistes qui se présentent aux élections pour « changer les pratiques politiques ».
Lumir Lapray laboure depuis des mois la 2e circonscription de l’Ain, entre Lyon et Genève, où elle a grandi et vit. « EELV s’est battu pour que je garde la circonscription alors que je ne suis pas encartée, même si bien sûr ils ont aussi leur intérêt à avoir une candidate du rural périurbain, ce qui manque un peu aux Verts aujourd’hui. » Par ailleurs, le territoire à droite depuis 1946 n’est pas donné « ultra, ultra-gagnable », s’amuse Lumir Lapray.
Depuis janvier, son équipe de 70 personnes, dont beaucoup de primo-militant·es, des jeunes, proches de la primaire populaire, d’anciens « gilets jaunes », ont frappé à plus de 7 000 portes pour convaincre. « Si on l’emporte à la fin, ce sera grâce à l’accord, et j’en suis immensément reconnaissante, mais ce sera aussi grâce à notre travail acharné. L’union est le dernier truc qui déclenche l’envie chez les électeurs, le travail des gens de terrain reste primordial. »
Lumir Lapray n’est pas davantage « dupe » des jeux d’appareil, et du sort réservé à certains de ses camarades du collectif « Quartier général ». « Ceux qui sont repêchés ont rejoint à temps le parlement de La France insoumise et fait campagne pour la présidentielle, ou se sont rappelés régulièrement au bon souvenir des Verts ou du PS. Ici, nous n’avons pas fait publiquement le choix de soutenir à la présidentielle un candidat plutôt qu’un autre pour ne pas fracturer notre collectif, et les partis ont eu du mal à l’admettre. Mais cette logique va pénaliser pour ces législatives les militants de terrain et valoriser ceux qui sont à Paris, et qui ont le temps de ne faire que de la politique. »
Le Bisontin StéphaneRavacley, connu pour sa grève de la faim pour obtenir la régularisation de son apprenti, sera lui aussi soutenu par la NUPES sur la 2e circonscription du Doubs. Mais observe avec quelques regrets la mécanique à l’œuvre pour la désignation des candidat·es. « Celles et ceux issus de la société civile, qui partent sans étiquette, en bavent plus que nous, car ils n’ont personne derrière et des monstres politiques devant. Moi, j’ai eu de la chance, c’est un parti qui est venu me chercher. Mais les appareils ne doivent pas oublier pour quoi et au nom de quoi on y va. »
Bénévole au sein du collectif « Quartier général », l’ancienne directrice de Change.org et figure des activistes français Sarah Durieux ne voudrait pas que le débat sur l’intégration de ces candidatures, en train d’enfler un peu partout à mesure que les investitures se confirment, s’arrête à des considérations seulement « morales ou éthiques », pour simplement « mettre des vraies gens à l’Assemblée nationale ». « Il s’agit pour les partis de travailler avec des personnes qui vont revisiter les méthodes démocratiques sur le terrain, pour faire venir les électeurs et les associer, tout au long d’un mandat, et donc permettre de recréer ce lien manquant entre mouvements sociaux et politiques. »
Cela passe notamment, explique Sarah Durieux, par une transformation du financement des partis, pour le moment soumis à la seule question électorale, mais également une sorte de repositionnement des frontières de l’activisme. « Il n’y a pas d’un côté les méchants partis politiques et les gentils militants, mais une grande méfiance de part et d’autre. Le changement tient au fait d’assumer des lignes de clivages politiques claires pour les activistes, mais aussi de prendre au sérieux l’aspect délibératif chez les politiques. On n’y est pas encore. »
Mathilde Goanec