Les Russes continuent en Ukraine « la politique par d’autres moyens », selon la formule du théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz (1780-1831), alors que les Ukrainiens exploitent les « gaffes » du « perturbateur », comme le conseillait le stratège français Raoul Castex (1878-1968). Le « perturbateur » semble maintenant vouloir établir une zone tampon comprenant la bande côtière sur la mer Noire.
La guerre terrestre et la tragédie vécue par le peuple ukrainien ne doivent pas occulter l’importance de ce qui se passe sur la côte et en mer, notamment en mer Noire et en mer d’Azov, espace stratégique depuis l’Antiquité, seul accès maritime de l’Ukraine. Les actions militaires ne sont qu’une partie d’une stratégie globale, dont les forces armées russes principalement aéroterrestres, sortiront affaiblies.
Blocus maritime
La mer Noire est une mer enclavée. Au sud, son seul accès à la Méditerranée est contrôlé par le Bosphore, détroit turc régi par la convention internationale de Montreux de 1936. Le 12 février, la marine russe anticipe sa fermeture aux belligérants et organise un exercice aéronaval avec la flotte de la mer Noire renforcée d’unités venant de la Baltique. Comme le lui permet la convention, quatre jours après le début des hostilités, le 28 février, la Turquie ferme le détroit aux navires militaires [1]. Sa marine devient la seule de l’OTAN à pouvoir naviguer en mer Noire. La Russie ne peut plus faire venir de nouvelles unités, qui manquent à ses opérations. Au nord, la mer Noire communique avec la mer d’Azov, par le détroit de Kertch aujourd’hui sous contrôle russe.
La marine ukrainienne, après le bombardement de ses unités basées à Odessa et le sabordage par mesure préventive, le 3 mars, de son navire amiral, la frégate Hetman-Sahaydachniy, ne peut opposer que des mines et des missiles de défense côtière aux offensives navales adverses. La flotte russe maîtrise les mers Noire et d’Azov. Elle utilise sa liberté d’action pour établir un blocus maritime de l’Ukraine et frapper des objectifs terrestres avec des missiles de croisière et hypersoniques, les « Guam killer » des Chinois, dont l’efficacité n’est pas prouvée.
Revers russes
Mais la maîtrise est beaucoup plus limitée dans la bande côtière. La flotte russe prend des risques pour bombarder les villes, tenter des débarquements. Elle a perdu un ou deux bâtiments de débarquement de plus de cinquante ans d’âge, mais son revers le plus spectaculaire vient de la perte, le 14 avril, du vieux croiseur Moskva. Les bâtiments de guerre de l’ex-URSS ont été conçus pour emporter plus de missiles en superstructures que leurs homologues des marines de l’OTAN, ce qui les rend plus vulnérables. En vieillissant – quand leur électronique n’est pas mise à niveau ou mal entretenue par manque ou mauvaise utilisation de budget –, leur valeur militaire décroît. Naviguer ainsi à proximité de côtes adverses, sans un soutien aéronaval, s’avère risqué.
La conquête des espaces maritimes a débuté autour de la Crimée dès 2014. En 2022, même s’il est totalement illégal au regard du droit international, le contrôle de l’ensemble des côtes et des eaux ukrainiennes donne un quasi-partage de la mer Noire entre la Fédération de Russie et la Turquie.
Un riche gisement de gaz se situe sous la mer, au sud de la Moldavie, à proximité de la petite île des Serpents qui, sur décision de la Cour internationale de justice, en 2009, est revenue à l’Ukraine. La conquête de cette île par les Russes, une des dernières opérations du croiseur Moskva, leur donne accès aux ressources sous-marines juridiquement partagées entre l’Ukraine et la Roumanie, crée une nouvelle zone de tension et renforce la position dominante russe sur le gaz.
Le voisinage entre la Russie et la Turquie, ainsi que la perspective d’un partage des ressources en gaz peuvent expliquer le zèle médiateur de la Turquie pour tenter de rééditer en mer Noire son offensive sur le sous-sol de la Méditerranée orientale. Après la découverte d’un gisement dans ses eaux territoriales de mer Noire, elle pourrait devenir un acteur avec qui compter.
La navigation commerciale éprouve les pires difficultés. Elle doit échapper au blocus par les Russes, et aux mines dérivantes. Des routes maritimes relient le Bosphore à Odessa et à Novorossiïsk, ainsi qu’à la mer d’Azov, par le détroit de Kertch.
« Ce qui se passe sous les eaux est aussi un sujet d’inquiétude, par la vulnérabilité des câbles sous-marins par lesquels transite le principal système d’échanges de la finance mondiale »
Les bâtiments de commerce paient un lourd tribut à la guerre, victimes de tirs de missiles ou de bombardements, quelle que soit la couleur du pavillon. Le 1er avril, quarante gros vraquiers, chargés de céréales ou d’huile de tournesol (70 % des exportations mondiales de céréales et 80 % des exportations de tournesol proviennent d’Ukraine et de Russie), sont arrêtés dans les ports ukrainiens par le blocus russe. La route du blé est ainsi coupée, le cours des céréales grimpe avec des conséquences dramatiques pour les pays les plus pauvres. La « route de la soie » ferroviaire a été interrompue, entraînant une augmentation de trafic de 5 % à 8 % sur les routes maritimes. L’Organisation maritime internationale cherche à établir un couloir bleu humanitaire, pour évacuer les quelques centaines de marins ainsi que les navires immobilisés.
Ce qui se passe sous les eaux est aussi un sujet d’inquiétude, de par la vulnérabilité des câbles sous-marins par lesquels transitent à la fois le principal système d’échanges de la finance mondiale et des informations hautement sensibles. Les Russes avaient montré la voie, en 2014, en prenant le contrôle des infrastructures Internet en Crimée juste avant son annexion, et en coupant les câbles de connexion. Si en mer Noire un seul câble sous-marin dessert la Russie, l’Ukraine (par Odessa) et la Bulgarie, il convient de surveiller avec une acuité particulière la situation des câbles dans les approches des pays occidentaux, et notamment les mouvements du Yantar, navire océanographique russe collecteur de renseignements.
Enfin, dans les négociations qui mettront fin aux souffrances du peuple ukrainien, le sort du port d’Odessa sera un enjeu vital, car il assure l’essentiel des activités d’import-export de l’Ukraine par la mer Noire.
Alain Oudot de Dainville (Amira)