Région à risques où la violence de l’histoire a mis en évidence un lourd héritage de pauvreté provoqué par des minorités voraces, l’Amérique centrale est enfin sortie de la violence politique lorsqu’elle arrive au terme des années 1990. Las ! Entre le 26 octobre et le 1er novembre 1998, la nature prend la relève. Durant cinq jours, une dépression tropicale de niveau 5 charriant des vents de plus de 155 nœuds, qui reçoit le nom de Mitch, traverse la région. Soumis à des pluies torrentielles, le Honduras et le Nicaragua sont couverts par des torrents de boue.
Depuis la fin des conflits armés, les pays de la région ont été normalisés selon les standards internationaux : démocratie, ajustement structurel et économie libérale. Fait particulier, la coopération internationale est déjà présente sous toutes ses formes au Nicaragua et au Honduras, à hauteur de 400 millions de dollars par an (soit environ 25 % du PIB). Cependant, la pauvreté n’a pas diminué, elle s’est même aggravée, atteignant 45,8 % de la population au Nicaragua et 71,6 % au Honduras. L’économie informelle et la précarité sociale sont massives, les migrations atteignent des records. On ne peut que constater l’échec des politiques mises en œuvre et de l’action de la coopération, pourtant menée depuis plusieurs années (1). Le cyclone Mitch sera la secousse qui fait éclater la vitrine de la normalisation.
Environ 9 000 morts, des millions de personnes déplacées, des dommages matériels directs et indirects estimés à plus de 6 milliards de dollars... Les maigres ressources internes sont mobilisées. Des avions chargés de nourriture, de médicaments et de tentes décollent du monde entier vers Managua et Tegucigalpa, l’aide internationale d’urgence arrive rapidement et massivement. Elle va permettre de faire face aux conséquences immédiates de la catastrophe. Mais, au-delà, le cyclone met en lumière le lien entre catastrophe naturelle, pauvreté et impréparation structurelle.
La coopération internationale, qui exige des garanties pour s’assurer que les secours arriveront aux victimes, ainsi que le déferlement des organisations non gouvernementales (ONG) nationales et internationales ouvrent un espace de discussion sur la nature de l’aide et le contenu de la reconstruction. Le front de la coopération se retrouve grosso modo divisé entre les organismes multilatéraux, très orthodoxes et soucieux d’éviter la mise en cause de l’ajustement et des réformes libérales, et ceux qui soulignent que, avec ou sans Mitch, et après tant d’années, les pays sont toujours aussi pauvres et dépendants de la coopération. Les gouvernements mettent l’accent sur le besoin de fonds pour la reconstruction des infrastructures tandis que les coalitions sociales formées après le cyclone, discrètement appuyées par quelques agences de coopération, signalent que la reconstruction constitue une occasion historique pour repenser l’ajustement et le modèle de développement.
La catastrophe donne lieu à la constitution d’un Groupe consultatif pour la reconstruction et la transformation de l’Amérique centrale, composé d’une cinquantaine d’Etats et d’organismes – Banque interaméricaine de développement (BID), Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale, Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), etc. Trois réunions, à Washington (1998), à Genève et à Stockholm (1999), finissent par dessiner les contours de la stratégie de reconstruction.
Sur le papier, l’idée de lier la reconstruction et un nouveau type de développement semble alors s’imposer. Par la déclaration de Stockholm, les gouvernements de la région et la communauté internationale s’engagent à « ne pas reconstruire la même Amérique centrale » et, sous la devise « Reconstruire et transformer », se fixent six grands objectifs. Le premier est de réduire la vulnérabilité sociale et écologique, puis viennent la consolidation de la démocratie, les droits de l’homme, la transparence, la réduction de la dette et la coordination efficace de l’action des donateurs (2).
La question qui s’impose est de savoir si les moyens financiers ont permis de faire face aux besoins urgents. La réponse est plutôt positive : l’aide internationale, même si elle n’a pas tout couvert, a été très importante. Les dommages étaient estimés à 3,6 milliards de dollars pour le Honduras et à 900 millions pour le Nicaragua. Toutefois, il faut faire la différence entre le montant des pertes et le coût, bien plus élevé, de la reconstruction : 5 milliards pour le Honduras et 1,2 milliard pour le Nicaragua (3).
Selon la Banque mondiale, entre 1999 et 2001 (année où les fonds fournis par la coopération sont retombés à leur niveau antérieur), le Honduras a reçu 2,7 milliards de dollars et le Nicaragua 1,5 milliard. On est très loin des 6,3 milliards de dollars promis lors de la première réunion de Washington, en décembre 1998, plus loin encore des 9 milliards annoncés du 25 au 28 mai 1999, à Stockholm, sous forme de dons, de crédits et d’un allègement de la dette.
Les leçons tirées d’autres catastrophes montrent que la phase d’urgence et de reconstruction dure entre six et vingt-quatre mois (4), ce qui coïncide avec l’évolution de la coopération, dans le cas qui nous occupe. Or, si les exigences de l’urgence sont précises, celles de la reconstruction le sont moins et requièrent une lecture sociale et politique des priorités.
A l’heure du bilan, toutes les sources s’accordent sur un point : en général, les infrastructures ont été reconstruites. Les sinistrés ont été relogés à 75 % environ, la défense civile des différents pays a été entraînée, un système d’alerte a été mis en place, les sites à risques ont été identifiés et répertoriés. Mais l’objectif de reconstruire une autre Amérique centrale a-t-il été atteint ? La vulnérabilité sociale et écologique a-t-elle été réduite ?
Des fonds engloutis dans la dette
Les principaux indicateurs montrent qu’en 2004, une fois la situation normalisée, la pauvreté massive n’a pas fléchi, encore moins l’extrême pauvreté rurale. L’inégalité dans la distribution du revenu s’est aggravée et les dépenses publiques par personne sont proches de celles de 1975... Le Nicaragua, où le taux de malnutrition infantile frise les 25 %, est signalé par l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) comme étant parmi les principaux pays à risque alimentaire.
« Mitch a montré que l’Amérique centrale était assise sur une bombe à retardement à cause des abus infligés à l’environnement », expliquait M. Miguel Martínez, directeur des opérations de la BID pour le Mexique et l’Amérique centrale, quelques mois après la catastrophe (5). Il n’avait échappé à personne que le nombre important des victimes était dû, pour une bonne part, à l’installation des paysans dans les zones à risques. Des politiques résolument tournées vers des modèles agro-exportateurs, la répartition de la propriété foncière, l’absence de ressources avaient obligé les plus pauvres à s’établir au bord des cours d’eau, sur les flancs des volcans et des collines. En manque perpétuel de bois pour construire ou cuisiner, ils avaient déboisé à n’en plus finir, laissant un sillage de montagnes dépourvues de végétation et de sols devenus incapables de retenir les eaux.
Malgré les nouveaux dispositifs d’identification des risques, la population s’est réinstallée plus ou moins aux mêmes endroits et la dégradation de l’environnement n’a pas été contrôlée. Dans les faits, l’apport de nouveaux financements ne s’est pas accompagné d’une restructuration des flux vers les objectifs prévus. Ensuite, la reconstruction n’a rien transformé, se réduisant au remplacement des infrastructures endommagées et à des projets sociaux communautaires sans lien avec le modèle économique et la pauvreté.
Le débat sur le bilan est aussi conflictuel que celui qui a précédé la reconstruction. Selon la Banque mondiale, l’objectif était trop « ambitieux », la situation ne pouvant être modifiée à court terme. Il est vrai que toute reconstruction visant la diminution de la pauvreté et de la vulnérabilité prend du temps et n’a rien d’aisé. Cependant, on aurait dû voir apparaître des politiques susceptibles de déclencher de nouvelles dynamiques permettant d’atteindre cet objectif. Pour quelle raison n’ont-elles pas été possibles ?
La tentative a échoué du fait du caractère inflexible de l’ajustement structurel et des réformes standard qu’ont poursuivis les organismes internationaux, contre l’avis des mouvements sociaux et malgré les critiques de quelques agences de coopération. Cette rigidité a interdit l’intégration des objectifs de transformation dans les politiques nationales. Au Honduras, par exemple, et très cyniquement, partant du principe qu’il fallait profiter de l’ampleur de la catastrophe pour « reconstruire sur des bases nouvelles », le gouvernement a annoncé un plan massif de privatisations !
L’aide internationale a suivi des logiques parallèles et fragmentées. Aucune de ses politiques n’a été modifiée. Au Nicaragua, les institutions financières internationales ont refusé, par exemple, toute reconstruction d’un système financier public, qui aurait notamment permis d’agir sur la pauvreté en milieu rural. D’après elles, tout changement aurait provoqué un déséquilibre macroéconomique empêchant les pays de parvenir à réduire leur dette.
Evidemment, et au-delà de la catastrophe, la réduction de la dette aurait permis de disposer de fonds pour financer la réduction de la pauvreté. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Si certains créanciers bilatéraux (France, Cuba, Pays-Bas) décidèrent de renoncer à tout ou partie des dettes contractées, le Club de Paris – qui regroupe les Etats créanciers – n’accorda qu’un moratoire de trois ans et non l’annulation des créances.
Par ailleurs, avant même les dévastations du cyclone, le Nicaragua et le Honduras étaient candidats à l’Initiative en faveur des pays pauvres et très endettés (PPTE), mécanisme censé permettre une remise de la dette. Il faudra attendre septembre 1999 pour que le Nicaragua soit déclaré éligible à cette initiative, et décembre 2003 pour qu’il atteigne le point d’achèvement de la procédure préalable – les pays concernés doivent appliquer pendant trois années, voire six, des politiques d’austérité draconiennes impliquant une amélioration de la gestion du déficit fiscal, le gel des dépenses salariales dans le secteur public et une accélération des privatisations. Concernant le Honduras, ce point d’achèvement devait être atteint... début 2005 (6). Etant entendu que le mécanisme PPTE annule essentiellement les créances impayables et sert surtout à relégitimer les politiques d’ajustement.
Compte tenu des allègements initiaux, la diminution de la dette hondurienne (4,3 milliards de dollars, soit 71,5 % du PIB) et de celle du Nicaragua (6,6 milliards, soit 169 % du PIB) est cependant entrée en vigueur vers 2001. Mais la réduction du stock de la dette, qui se traduit par une réduction importante de son service, s’est doublée d’un mécanisme pervers : les fonds libérés ont été engloutis par le financement de l’endettement interne auprès des banques privées et le maintien du niveau des réserves en devises, au nom de... la stabilité macroéconomique (7). Au bout du compte, les fonds « libérés » ne sont disponibles qu’en très faible proportion pour le financement d’une quelconque diminution de la vulnérabilité sociale.
Après la déclaration de Stockholm, des indicateurs de suivi ont bien été élaborés, mais ils n’ont jamais été vérifiés. Malgré les gesticulations officielles, les hauts fonctionnaires gouvernementaux, confortés dans cette position par la BID, la Banque mondiale et le FMI, reconnaissaient que seuls comptaient les indicateurs fixés dans le cadre des réformes néolibérales. De plus, le groupe de surveillance créé à Stockholm a été impuissant à défendre l’esprit des accords. Il lui manquait une véritable stratégie qui aurait permis de résister aux pressions des organismes multilatéraux et d’accompagner le dialogue national dans chaque pays.
Six ans se sont écoulés depuis le cyclone Mitch. Les bonnes intentions ont été ensevelies sous un fatras de documents sur la « réduction de la pauvreté ». Qui pourrait jurer que, si une même catastrophe advenait, elle ne produirait pas les mêmes effets ?
Notes
(1) Encadrée par les programmes d’ajustement, la coopération internationale jouait en fait un rôle de compensation et ne pouvait s’articuler à une action plus stratégique de développement.
(2) Déclaration de Stockholm, 28 mai 1999.
(3) Bilan du coût des dommages provoqués par le cyclone Mitch, Commission économique pour l’Amérique latine (Cepal), Santiago (Chili), 15 décembre 1998.
(4) « Disaster Risk Management », Working Paper, n° 8, Banque mondiale, New York, juin 2004.
(5) « En prévision d’un prochain Mitch », BID Amérique.
(6) Entre-temps, le 14 avril 2004, le Club de Paris a conclu avec le Honduras un accord au titre de l’Initiative PPTE renforcée, réduisant le service de la dette due aux créanciers du Club entre le 1er janvier 2004 et le 30 juin 2005 de 405 millions de dollars à environ 49 millions de dollars.
(7) L’endettement interne s’est dramatiquement accru au Nicaragua et au Honduras après le cyclone.