Avant de s’inquiéter des conséquences agricoles de la guerre en Ukraine, les premières victimes sont bel et bien les Ukrainiennes et Ukrainiens. La Confédération paysanne réaffirme que l’accueil des réfugiés est un devoir de solidarité, qu’ils soient réfugiés de guerre, économiques ou climatiques.
Dès le début de la guerre en Ukraine, les promoteurs du système agricole productiviste ont sauté sur l’occasion pour défendre leur modèle. Leur objectif est d’instrumentaliser les craintes liées aux conséquences de la guerre pour éteindre toutes velléités de transition sociale et écologique du modèle agricole. La musique du « produire plus sans contrainte » est ainsi revenue en force dans l’espace politique et médiatique. Pourtant ce modèle est pétri de contradictions et de fragilités notamment par son extrême dépendance structurelle. La crise Covid avait déjà mis en évidence sa vulnérabilité et un certain nombre de ses dépendances : recours massif à la main-d’œuvre étrangère, insuffisance de la production de fruits et légumes en France, pénurie de pièces détachées pour le matériel agricole…
La guerre en Ukraine dévoile de nombreuses autres dépendances du modèle agricole productiviste mondialisé.
Dépendance sur les moyens de production :
Semences
Les coopératives françaises ont délocalisé une partie de la production de semences en Ukraine. Cela met en danger l’approvisionnement en semences, principalement des pays d’Europe de l’Est. Rappelons aussi que ces semences sont le plus souvent hybrides, et empêchent la reproductibilité des semences d’une année sur l’autre. La logique est la même avec les OGM poussant les paysan.nes à acheter chaque année ses semences. Face à cette dépendance dangereuse aux multinationales semencières, l’importance de la sélection paysanne et du droit de ressemer est à marteler encore et encore. Le droit paysan aux semences est un rempart pour notre sécurité alimentaire.
Engrais de synthèse et énergies fossiles
La dépendance de l’agriculture française aux engrais de synthèse est un des points majeurs de fragilité, notamment face à la dépendance énergétique française et européenne au gaz russe.
La fabrication d’une tonne d’engrais chimiques nécessite environ une tonne d’équivalent pétrole ! 60 % des engrais chimiques consommés en France sont importés, et ceux fabriqués sur place importent la quasi-totalité des matières premières nécessaires et le gaz correspondant. Se donner la possibilité de boycotter le gaz et le pétrole russe passe aussi par le développement de l’agriculture paysanne, autonome et économe.
Le poids des engrais chimiques dans les coûts de production de nombreux exploitants agricoles est important. La hausse du prix de ces intrants montre bien la dépendance de cette agriculture aux intrants chimiques, à l’économie fossile et aux multinationales qui les fabriquent. Pourtant, les solutions existent pour faire autrement.
Pour permettre une meilleure autonomie de notre agriculture et dans la situation actuelle, affaiblir l’économie russe, diminuer massivement notre recours aux engrais de synthèse est un levier majeur.
55% des amendements minéraux nécessaires en France proviennent d’engrais organiques. L’agriculture biologique produit déjà des denrées alimentaires sans aucun recours aux engrais chimiques.
La spécialisation productive des régions est une erreur profonde tant sur le plan économique, géographique qu’écologique. Reconnecter cultures et élevage dans les territoires grâce à des systèmes de polyculture-élevage relève déjà une urgence écologique et climatique, elle relève aussi d’une urgence géostratégique. La remise en cultures de légumineuses dans les rotations doit aussi permettre un apport naturel d’azote au sol. Ces démarches agroécologiques allant vers l’affranchissement des engrais de synthèse sont aussi bénéfiques dans la lutte contre le dérèglement climatique, car l’épandage d’engrais de synthèse dégage une importante quantité de protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre 250 fois plus réchauffant que le dioxyde de carbone (CO2). L’industrie des engrais de synthèse représente à elle seule 2,5% des émissions de gaz à effet de serre.
En France, l’agriculture productiviste produit plus que la céréaliculture ukrainienne ou russe, preuve s’il en est de l’absence de contraintes pour son développement, mais achète ses rendements au travers d’une consommation d’intrants chimiques exorbitante.
L’exemple des serres chauffées de fruits et légumes hors saison est aussi frappant. Le coût de l’énergie est important dans ces systèmes déconnectés des cycles naturels ; c’est le cas aussi pour les élevages hors-sol.
En s’appuyant sur les énergies fossiles longtemps bon marché, l’agriculture productiviste a considéré le sol comme un support inerte alors que c’est un garde-manger qui nourrit les plantes et donc nourrit les humains. Sortir de l’économie basée sur l’énergie fossile doit nous permettre de regagner en indépendance alimentaire et énergétique.
Alimentation animale
La flambée des cours des céréales est une inquiétude forte pour les éleveurs.euses qui ont recours à l’achat d’alimentation animale. C’est particulièrement le cas pour les unités de production animale industrielle, en porcs et volailles.
Les productions animales industrielles hors-sol se sont développées sur la base de surfaces importées : tourteaux de soja d’Amérique du Sud participant à la déforestation, tourteaux de colza ukrainien… Le développement de ces fermes-usines se poursuit pourtant sous
l’impulsion des filières agroindustrielles et des pouvoirs publics. La moitié du maïs importé par l’Union Européenne vient d’Ukraine
Stop à la concentration des élevages ! Arrêtons de mener dans le mur tout un pan de l’agriculture française, dépendante des marchés mondiaux import et export, sous perfusion d’aides publiques à chaque crise. Nous demandons des mesures de soutien d’urgence aux éleveurs et éleveuses dépendantes de l’alimentation animale importée, assortie obligatoirement d’un plan de désendettement et de désintensification des unités de production animale industrielle hors-sol. Cela doit permettre leur engagement dans un plan de transition pour un mode de production plus sobre, autonome et économe, et en lien avec le sol.
Cette crise ne doit pas être l’occasion d’une énième fuite en avant mais l’opportunité d’une nette bifurcation pour construire la souveraineté alimentaire, telle qu’imaginée en 1996 par la Via Campesina et le mouvement altermondialiste, en alternative au modèle néolibéral actuel. Le plan de soutien du gouvernement doit permettre cette bifurcation du modèle agricole actuel, pas être un énième plan de survie de l’agrobusiness qui finance les dépendances de ce modèle et condamne l’autonomie paysanne et la souveraineté alimentaire.
La grippe aviaire a de nouveau flambé dans des unités de production industrielle ultra denses ; cela a engendré des abattages massifs (1 million de plus que 2021) synonymes de gaspillage de céréales pour nourrir ces élevages et d’alimentation humaine. Ce système agroindustriel est source de gaspillage, une impasse sanitaire et structurellement dépendant aux marchés export.
Il est plus qu’urgent de réaffirmer le lien au sol pour tous les élevages. Avoir un nombre d’animaux en cohérence avec les surfaces du territoire permet une autonomie paysanne et une résilience de nos systèmes agricoles et alimentaires. C’est pourquoi l’arrêt immédiat de tous les projets de fermes-usines doit être revendiqué et obtenu.
Terres agricoles
Pour garder les capacités productives de notre agriculture, la première des mesures n’est pas d’appeler à lever toutes les contraintes environnementales comme le fait la FNSEA pour que les grands céréaliers puissent continuer à s’agrandir encore et encore, détruire l’emploi paysan, vendre au plus fort sur les marchés mondiaux lors de crises internationales tout en recevant de plus en plus d’aides PAC, car distribuées à la surface, et arracher les haies. Rappelons d’ailleurs que les aides PAC depuis 1992 distribuées à la surface avaient été pensées pour compenser la baisse des cours sur les marchés. Avec des prix des céréales au plus haut, la distribution inéquitable des aides PAC actuelles est encore plus scandaleuse et illégitime. Il est urgent de soutenir les actifs agricoles et favoriser l’emploi paysan. Le relèvement de la surprime des 52 premiers hectares à 20% du budget du premier pilier peut être décidé le plus rapidement possible, afin de soutenir notamment les structures d’élevage. La transition vers une PAC à l’actif doit être engagée immédiatement.
La première des mesures est de préserver les terres agricoles nourricières. Chaque année, 55 000 ha disparaissent sous les projets d’urbanisation et d’infrastructures, soit un terrain de foot toutes les 7 minutes. C’est l’équivalent de la surface nécessaire à nourrir une ville de la taille du Havre. Nous demandons un moratoire sur tous les projets d’artificialisation de terres agricoles. Prenons l’exemple du Grand Paris qui va engloutir des centaines d’hectares de terres fertiles sur le plateau de Saclay, pour un projet de bétonnage énergivore et absurde.
Faire disparaître des terres agricoles, c’est rentrer dans un cercle vicieux sans fin qui empêche de répondre à l’urgence sociale et climatique. Car pour produire en quantité, il faudra intensifier encore davantage les terres restantes, intensification qui sera faite par des béquilles chimiques et basée sur les énergies fossiles. Tout ça pour une production qui baisse en qualité et détruit les ressources naturelles pour les générations futures.
Nous demandons également l’interdiction de l’accaparement des terres par des spéculateurs, en France et partout dans le monde.
Dépendance des marchés financiers :
Rappelons que les volumes échangés en céréales représentent une part minoritaire des volumes produits. C’est encore plus vrai pour les marchés des produits animaux. Pourtant, c’est la fluctuation de ces volumes échangés qui guide la variation des cours mondiaux, dont la volatilité est encore amplifiée par la spéculation qui n’a alors plus rien à voir avec la disponibilité physique des denrées à l’instant T.
Les marchés mondiaux restent relativement étroits et donc toute fluctuation de volumes a des impacts énormes sur les prix des marchés mondiaux, ce qui met en grave danger les pays importateurs et au faible niveau de vie. Ainsi, l’Ukraine représente 50% du tournesol, 20% du colza, près de 20% du maïs et 12% du blé de l’exportation mondiale ! D’où les conséquences majeures qu’on observe sur les marchés internationaux.
Mais, le pire, c’est que les variations extrêmes observées sur ces marchés mondiaux impactent aussi les prix des marchés intérieurs partout dans le monde. Le libre-échange ne régule pas les prix, peu importe les conséquences sociales et alimentaires. Pas question de solidarité internationale pour les pays importateurs en difficulté. La loi du marché c’est de vendre au plus offrant et aux clients solvables, peu importe si cela crée un marché de la faim et de l’aide alimentaire d’urgence.
Il ne faut donc surtout pas oublier que la logique financière actuelle ne garantit pas l’approvisionnement des marchés intérieurs à des prix stables. Au point que la guerre en Ukraine pourrait avoir des conséquences sur le prix d’une baguette issue d’une filière française qui ne manque pas de blé puisque la France est exportatrice de blé !
Même si la France est excédentaire en blé, environ la moitié de sa production étant exportée, le prix du blé monte aussi en France. L’éleveur ou le meunier local devra « s’aligner » au prix fort pour acquérir le blé de son voisin « céréalier » qui peut placer son blé sur les marchés export. Ainsi, le retrait d’un faible pourcentage de la production mondiale sur le marché va impacter 100% du prix en France, pour celles et ceux qui n’avaient pas de contrats à prix fixes pour leur approvisionnement. C’est l’absurdité du poids démesuré des marchés mondiaux sur les marchés intérieurs du fait de l’absence d’outils de protection économique et sociale. Le démantèlement de tous les outils de régulation de marchés relève d’une logique néolibérale désastreuse pour les paysannes et paysans, citoyennes et citoyens du monde entier.
Cette logique spéculative fait que certains vont gagner de l’argent sur les marchés quand d’autres vont être en difficulté. C’est l’essence même du libéralisme de ne pas prendre en compte les conséquences sociales d’une crise, appelant à la rescousse la puissance publique qu’il critique pourtant le reste du temps.
Les céréaliers qui demandent de lever les contraintes environnementales de production sont- ils prêts à l’obtenir en échange d’un contrôle des prix pour garantir l’approvisionnement des populations et éleveurs voisins ?
Nous demandons comme première mesure d’urgence le contrôle du prix des céréales.
Ce système agroindustriel est ultra-dépendant aux marchés financiers et export. De nombreuses filières ont peur de s’écrouler face à la fermeture abrupte de marchés export. Sans compter la dépendance extrême de ce système aux banques et aux aides publiques. Nombre de producteurs et productrices sont étranglés par l’endettement, situation qui empêche souvent toute transition sociale et écologique comme dans les filières industrielles de volailles et porcs.
Nous proposons la mise en place d’outils de régulation des marchés, à l’échelle européenne et nationale. Nous devons aussi sécuriser le prix des volumes produits sur et pour le marché intérieur (grande distribution, restauration collective…) afin de garantir le prix de revient des producteurs et productrices et protéger les consommatrices et consommateurs de la flambée des prix sur les marchés mondiaux lors de crises climatique, géopolitique, sanitaire ou énergétique. Ce sont des mesures de bon sens, de surcroît peu coûteuses pour la collectivité, contrairement aux nombreux budgets d’urgence débloqués à chaque crise.
Faire perdurer le modèle agricole productiviste dominant sous couvert de souveraineté alimentaire
La FNSEA, Denormandie et consorts veulent produire plus avec les mêmes méthodes du passé qui importent toujours plus et détruisent l’autonomie paysanne : engrais chimiques, gaz, semences OGM, alimentation animale… C’est donc déléguer son alimentation. « Une folie » selon une déclaration d’Emmanuel Macron lors de la crise Covid dont le quinquennat n’a en aucun cas diminué les dépendances de ce modèle agricole productiviste. Ces fausses solutions cochent toutes les mauvaises cases et sont des signaux catastrophiques pour lutter contre le dérèglement climatique et construire un futur viable et vivable dans nos campagnes.
L’agriculture industrielle productiviste est moins axée sur la production de denrées alimentaires et plus sur la production tournée vers le marché d’aliments pour animaux, d’agrocarburants et d’ingrédients industriels pour les produits alimentaires transformés. La logique du « produire plus » à l’œuvre depuis plus de 60 ans n’a pas fait reculer nettement la faim et a contribué à une forte augmentation du nombre de personnes en situation de malnutrition.
Combien d’alibis pour maintenir, quoi qu’il en coûte, un système dans l’impasse ? Le dernier alibi en date, la soi-disant obligation de jachères dans la future PAC !
Cette simplification médiatique du débat comme quoi 4% des surfaces seraient en jachère du fait de la future PAC est un stratagème pour supprimer toute obligation d’infrastructure agroécologique sur les fermes. Ce pourcentage de 4% vise à maintenir des surfaces d’intérêt écologique et éléments paysagers dans les fermes et ne concerne pas que les jachères. Ces surfaces d’intérêt écologiques sont essentielles pour la biodiversité et jouent un rôle majeur dans les systèmes qui travaillent avec la nature. En effet, on y retrouve bandes fleuries, fossés, mares, bosquets, arbres, haies… Dans une grande part des fermes, on arrive facilement à 4% de la surface de la ferme en surfaces d’intérêt écologique, qu’on ne peut résumer à décrire comme « non productives ».
Les haies et les arbres permettent d’ailleurs une captation de carbone, protègent de l’érosion et du vent, fournit abri aux animaux, peuvent avoir une fonction fourragère ou énergétique. Il est important de soutenir les paysan.nes dans l’entretien de ces haies par des aides à l’emploi (élagueur…) et à la plantation. Ces zones sont écologiquement précieuses pour protéger la biodiversité, les pollinisateurs, les régulateurs naturels des ravageurs, les zones humides… C’est le paradigme même de la manière de produire qui est à changer pour produire sur des terres à la biodiversité florissante, sans mettre la nature sous cloche ni la considérer comme un support inerte.
En réalité, les jachères incluses dans ces surfaces d’intérêt écologique, alors que bien moins intéressantes sur le plan social et environnemental que les haies, arbres, mares, murets…, permettent aux grands céréaliers d’avoir accès aux aides de la PAC ayant arraché haies, drainé et agrandi leurs parcelles pour faciliter la mécanisation et la robotisation inhérente à l’agrandissement de ces structures. Ces jachères leur servent pour s’affranchir en grande partie des obligations environnementales pour favoriser les infrastructures agroécologiques sur les fermes. Et ils les utilisent maintenant pour justifier la nécessité de revoir la conditionnalité environnementale de la future PAC. Quel tour de passe-passe mensonger !
En outre, les jachères déclarées dans la PAC représentent aujourd’hui moins de 2% de la surface agricole française, moins que la surface dédiée aux agrocarburants et ce fameux chiffre de 4%…
De plus, ces jachères déclarées par ces grands céréaliers sont souvent situées en bord de parcelle, dans des endroits aux accès plus difficiles et sur les terres les moins intéressantes agronomiquement. Elles sont loin d’être l’enjeu majeur pour une augmentation de production à la soi-disant visée de nourrir les pays importateurs. Elles servent surtout l’ambition de la FNSEA de vider la PAC de tout objectif environnemental.
A quel prix serait d’ailleurs vendu ces céréales produites en plus, grâce à de l’énergie fossile importée ? Au prix du marché mondial et avec le jeu de la spéculation, ou seront-elles vendues à un prix stable et sécurisé, comme nous le demandons, pour permettre l’approvisionnement des pays dépendants des importations russes et ukrainiennes et l’approvisionnement des éleveurs locaux ? Gageons que l’idée pour ces grands céréaliers est bien de le vendre au prix fort, pas de remettre des outils de régulation des marchés. Nous revendiquons comme mesure d’urgence centrale, nous l’avons vu, le contrôle du prix des céréales et l’arrêt de la spéculation sur les denrées alimentaires pour protéger l’approvisionnement alimentaire des populations et des matières premières nécessaires à l’alimentation animale.
Par ailleurs, ces terres en jachère qui pourraient potentiellement être remises en production temporairement seraient bien plus à flécher sur des productions de légumineuses pour réduire notre dépendance en protéines végétales et améliorer la fixation de l’azote dans les sols. Mais, en aucun cas, une remise en culture temporaire de ces jachères doit se traduire dans un recul dans la stratégie Farm to fork qui doit permettre d’améliorer l’impact social et environnemental de nos modes de productions. En aucun cas, cela doit conduire à supprimer l’obligation de 4% de surfaces d’intérêt écologique sur nos fermes.
Comble du comble, l’agriculture industrielle productiviste est une fausse promesse. Elle est en réalité particulièrement inefficace dans l’utilisation et l’allocation des ressources.
L’économiste Hélène Tordjmann rappelle « L’agriculture paysanne produit 70 à 75% de la nourriture consommée mondialement sur un quart des terres cultivées, alors que l’agriculture industrielle en produit de 25 à 30% sur trois quarts des terres cultivées. De plus, parmi ces 25-30% de production industrielle, 44% vont à la nourriture animale, 23% sont perdus (dans le transport, le stockage, ou finissant dans les poubelles des consommateurs), 9% sont dédiés aux agrocarburants ; seulement 24% vont directement dans les assiettes des gens, c’est-à-dire 6-7% de la nourriture mondialement produite. Ainsi, pas besoin d’OGM ni d’agriculture connectée pour augmenter la quantité de nourriture au niveau mondial : il suffirait de modifier l’affectation des sols en faveur des petites fermes familiales et d’arrêter de toute urgence le développement des biocarburants, bioplastiques et autres produits biosourcés. Si l’on allouait ne serait-ce que 50% des terres cultivées à l’agriculture paysanne, au lieu des 25% actuels, on doublerait presque la quantité de nourriture produite mondialement. »
Dans cette logique mondialisée, la France produit en effet des surplus qui ne servent pas à l’alimentation des populations françaises et est dépendante sur des pans entiers de notre alimentation (fruits et légumes, miel…).
Si on voulait réellement parler de souveraineté alimentaire, pourquoi ainsi ne pas parler plutôt de fruits et légumes dont on importe la moitié de notre consommation, que de parler de céréales dont l’excédent commercial français dépasse les 4 milliards d’euros. Vouloir développer encore et encore la production céréalière fossile pour l’export et les unités de production animale industrielle n’est pas une politique pour construire la souveraineté alimentaire, bien au contraire. Pourtant, ces productions de fruits et légumes nécessitent assez peu de surface, il suffirait de retrouver 150 000 hectares pour les cultiver, bien moins que le presque million d’hectares qui nourrit les voitures…
Pourquoi ne pas parler non plus de miel ? L’Ukraine est d’ailleurs un fournisseur de miel important pour la France, troisième après l’Espagne et la Chine. La France est malheureusement déficitaire en miel ! Reconquérir l’autonomie en miel est aussi important pour notre souveraineté alimentaire.
L’objectif d’autonomie : la voie de l’agriculture paysanne
Face aux enjeux alimentaires des pays importateurs, la réponse n’est pas de produire plus sur la base du modèle actuel dépendant d’importations et d’énergie fossile et qui de surcroît épuise les ressources naturelles. L’agriculture productiviste produit en quantité au prix d’une dépendance extrême à l’énergie fossile et ne produit même plus de valeur, c’est pourquoi elle ne rémunère plus ses travailleurs et détruit les emplois.
Le problème de la faim aujourd’hui n’est pas un problème de production – on estime la production agricole mondiale suffisante pour nourrir entre 9 et 12 milliards de personnes – mais de répartition des ressources, des richesses et d’organisation des filières agricoles industrielles. Ces dernières sont construites sur des maillons spécialisés qui font que l’on peut se retrouver avec une ferme en France qui alimente ses volailles et ses porcs avec du soja OGM issu de la déforestation de l’Amazonie au Brésil ; avec du tourteau de colza qui vient d’Ukraine ; de maïs cultivé localement, à partir notamment d’engrais chimiques russes et de semences hybrides. Cette division internationale des filières agricoles et alimentaires est un échec social, économique, géopolitique, écologique et climatique. Stop à cette folie ! L’alimentation n’est pas une marchandise. La terre n’est pas une marchandise.
Il ne suffit pas de raisonner en termes de niveau de production, comme le clame la FNSEA et les filières afin de profiter de cette situation pour alléger normes environnementales, mais au contraire de raisonner global pour assurer une transition agroécologique qui améliore l’autonomie des fermes, qui relocalise production et consommation, et qui réponde aussi au défi climatique.
Notre réponse aux défis actuels est la généralisation de l’agriculture paysanne grâce à des politiques publiques tournées vers l’intérêt général et l’autonomie de notre système agricole et alimentaire. On ne produit pas pour des marchés mais pour nourrir en quantité et qualité les populations. Ce qui change beaucoup l’approche de cette « crise » liée aux conséquences de la guerre en Ukraine. Cette crise est celle de l’agriculture industrielle dépendante des marchés mondiaux et des importations d’engrais de synthèse.
L’agriculture paysanne travaille, elle, avec la nature, est guidée au quotidien par l’objectif d’autonomie, s’inscrit dans une logique de développement local, vise à transmettre son outil de production dans les meilleures conditions possibles sociales et environnementales aux générations futures et réfléchit son fonctionnement pour une répartition équitable des moyens de production, ici et ailleurs : terres, eau, semences…L’agriculture paysanne produit en quantité et qualité, emploie des paysannes et paysans nombreux pour des territoires vivants et préserve les ressources.
Par sa logique approfondie d’autonomie, l’agriculture paysanne répond aux urgences sociale et climatique, tout en constituant un atout géostratégique grâce à l’indépendance qu’elle induit pour nos systèmes et sa contribution à la construction démocratique de la souveraineté alimentaire. Valoriser les ressources abondantes et économiser les ressources rares est un des dix principes qui fondent l’agriculture paysanne. Principe depuis longtemps oublié par les promoteurs productivistes de l’agrobusiness dont Julien Denormandie se fait éhontément le porte-parole jusque dans les instances européennes.
Marchés libéraux ou régulation du commerce international ?
La dépendance aux aléas géopolitiques de ce modèle agroindustriel mondialisé et basé sur le libre-échange à outrance, sans foi ni loi, ne protège en rien la souveraineté alimentaire des peuples.
Face aux absurdités du libre-échange, dévoilées par la récente crise Covid et la guerre en Ukraine, il est urgent de remettre en œuvre une régulation du commerce international qui protège les peuples, pour la fourniture de ses biens essentiels comme l’alimentation. La sortie immédiate des accords de libre-échange doit se faire pour protéger notre alimentation et notre environnement. Le concept de souveraineté alimentaire a été développé en 1996 par la Via Campenisa en alternative au modèle libéral porté par l’Organisation mondiale du commerce.
La souveraineté alimentaire, c’est le droit des peuples, des Etats ou groupes d’Etats à décider et mettre en place des politiques agricoles et alimentaires sans dumping vis-à-vis des pays tiers. Cela place les aspirations et les besoins de celles et ceux qui produisent, distribuent et consomment des aliments au cœur des systèmes et des politiques alimentaires, plutôt que les demandes des marchés et des entreprises. L’introduction de la souveraineté alimentaire en tant que droit collectif a changé la façon dont le monde comprenait la pauvreté et la faim.
La souveraineté alimentaire n’a pas à être dévoyée et instrumentalisée pour servir des ambitions productivistes exportatrices, FNSEA en tête qui n’a que faire des urgences alimentaires, sociales et écologiques. En traitant les personnes touchées par la faim ou la menace de pénurie comme des consommatrices et consommateurs passifs d’aliments produits provenant d’ailleurs, l’accent est mis uniquement sur « nourrir le monde » et occulte les questions liées aux conditions objectives de production alimentaire : Qui produit ? Pour qui ? Comment ? Où ? Cette vision sciemment détournée permet d’ignorer les conséquences dangereuses de la production alimentaire industrielle et de l’agriculture industrielle et le caractère démocratique du concept de souveraineté alimentaire.
Souveraineté alimentaire et souveraineté énergétique : même combat ?
Pour soutenir les pays dépendants pour leur alimentation des importations ukrainiennes et russes, il faut commencer par stopper d’urgence le détournement des cultures alimentaires vers la production énergétique via la méthanisation et les agro-carburants. Nous ne pouvons pas voir des céréales partir dans les réservoirs de nos véhicules ou dans le réseau de gaz alors que des populations manqueraient de nourriture. Rappelons que plus de 3% de la surface agricole française est dédiée à la production d’agrocarburants.
La moitié du maïs européen importé vient d’Ukraine. Cela montre aussi les dangers du développement de cultures dans les méthaniseurs dont le maïs, ce qui exacerbe la concurrence avec l’alimentation humaine et animale. Interdire l’apport de maïs dans les méthaniseurs est une mesure urgente pour la souveraineté alimentaire des peuples européens et du monde. Les éleveurs et éleveuses vont aussi avoir besoin de ce fourrage face à la flambée des prix et au manque de disponibilités.
La souveraineté énergétique ne doit en aucun cas se faire sur le dos de la souveraineté alimentaire. Organiser une fuite en avant dans le développement de la méthanisation sous couvert d’améliorer notre autonomie en gaz est un leurre. La méthanisation prônée actuellement s’appuie sur une logique industrielle et un modèle agricole ultra-dépendant, comme on l’a vu tout au long de cette note, qui s’inscrivent toujours dans une tendance d’augmentation de la consommation d’énergie. Cette méthanisation favorise les unités d’élevage hors-sol pour un lisier devenu produit principal de l’exploitation. Or, ces unités sont largement dépendantes, elles aussi, de l’import d’alimentation animale.
Faut-il rappeler les conséquences catastrophiques du développement des agro-carburants lors des émeutes de la faim en 2008 : aux Etats-Unis, un tiers du maïs allait dans les réservoirs. La « souveraineté énergétique » des Etats-Unis est ainsi passée avant l’approvisionnement alimentaire de son voisin mexicain. De plus, le bilan carbone de ces agrocarburants est une catastrophe.
La solution ne viendra pas non plus du nucléaire et de ses 100% d’uranium importé notamment du Kazakhstan, allié russe, ni d’un partenariat comme l’a officialisé la FNSEA durant ce Salon de l’Agriculture avec une multinationale comme Total Energies, qui par ailleurs continue ses activités en Russie. L’économie fossile nous rend dépendant de dictatures comme la Russie, et elle finance aussi la guerre !
L’agriculture a indéniablement un rôle à jouer dans la transition énergétique, à commencer par la sobriété énergétique des modes de production, la recherche d’autonomie énergétique et de baisse de consommation sur la ferme et la valorisation de l’arbre dans les systèmes agricoles.
Conclusion
Construire l’autonomie de notre agriculture pour bâtir la paix
Les solutions à la fois pertinentes économiquement, géostratégiquement et environnementalement relèvent, à nos yeux, de la démarche d’agriculture paysanne : polyculture-élevage et déspécialisation des territoires, autonomie alimentaire et lien au sol, sobriété énergétique, affranchissement progressif des engrais de synthèse, pratiques agroécologiques et développement de la production apicole, régulation des échanges internationaux pour un commerce international équitable, protection absolue des terres agricoles contre l’artificialisation et de leur vocation vers la souveraineté alimentaire face au développement incontrôlé de la méthanisation et des agrocarburants.
« Business as usual » n’est pas une alternative possible.
Diminuer en urgence toutes les dépendances de ce modèle agricole productiviste libèrera les marges de manœuvre diplomatiques nécessaires afin d’œuvrer pour la paix. S’affranchir structurellement de ces dépendances sera une des clés pour construire le monde de demain désirable, pacifique, social et écologique.
Confédération paysanne