Ajaccio (Corse).– Deux policiers postés au coin de la préfecture observent le retour de la circulation sur le cours Napoléon. Vendredi matin, les rues d’Ajaccio ont repris leur animation ordinaire, au lendemain d’une nouvelle mobilisation lycéenne réclamant « ghjustizia è verità » (« justice et vérité ») pour Yvan Colonna. Les blindés ont disparu, les barrières ont été levées et les banderoles « Statu francese assassinu » (« État français assassin »)décrochées. Seul le bitume, brulé par endroits, porte encore la trace du rassemblement de la veille.
Depuis une semaine, le plus célèbre des membres du « commando Érignac », condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour l’assassinat du préfet de Corse en février 1998, est entre la vie et la mort. Il avait été violemment agressé le 2 mars par un autre détenu de la prison d’Arles (Bouches-du-Rhône), vétéran du djihad afghan, qui a reconnu les faits en garde à vue et a été mis en examen pour « tentative d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste ».
Son agression et la réponse gouvernementale qui s’est ensuivie – le silence d’abord, puis la levée du statut de détenu particulièrement signalé (DPS) pour Yvan Colonna seul – ont suscité une vague de colère sur l’île. Après plusieurs jours de tensions – une situation « proche de l’émeute », selon les mots du nouveau préfet de Corse Amaury de Saint-Quentin –, l’État s’est décidé à faire un pas supplémentaire.
« Dans un esprit d’apaisement », le premier ministre a ainsi annoncé, vendredi matin, la radiation du répertoire des DPS des deux autres membres du « commando Érignac », Alain Ferrandi et Pierre Alessandri, eux aussi condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité. Détenus à la centrale de Poissy (Yvelines) depuis plusieurs années, les deux hommes s’étaient jusqu’ici vu refuser toutes les demandes de rapprochement à la maison d’arrêt de Borgo.
Cette décision, qualifiée « de bon sens » par le maire Horizons d’Ajaccio Laurent Marcangeli, a été saluée par l’ensemble des élus insulaires. Interrogé sur BFMTV, Gilles Simeoni, président autonomiste du conseil exécutif de Corse, a fait part d’« un sentiment de satisfaction ». « C’est le droit qui s’applique,a-t-il tenu à rappeler. La situation qui prévalait jusqu’à aujourd’hui était celle de l’anormalité. La demande de rapprochement était portée par la quasi-unanimité des forces politiques corses. Aujourd’hui, la moitié du chemin est faite. »
Gérald Darmanin, nouvel interlocuteur des dirigeants corses
L’autre moitié devra passer, comme l’a souligné jeudi soir la majorité nationaliste, par l’ouverture d’un « cycle nouveau dans les rapports entre l’État et la Corse ». « Basé sur le respect du suffrage universel et de la légitimité démocratique, ce cycle nouveau doit permettre d’ouvrir un dialogue entre l’État et la Collectivité de Corse, et plus largement l’ensemble des forces politiques et forces vives de l’île. Il dit permettre la définition et la mise en œuvre d’une solution politique globale de la question corse. »
Les trois points abordés dans ce communiqué « servent de base à la discussion », affirme à Mediapart l’entourage du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, chargé par Jean Castex et Emmanuel Macron d’être le nouvel « interlocuteur des élus et forces vives de Corse ». « J’ai donc entrepris aussitôt les premières consultations dans le dialogue. J’appelle évidemment au calme qui permettra, au plus vite, une discussion sereine sur l’avenir de la Corse », a-t-il tweeté.
Pour l’heure, aucune visite n’est officiellement programmée. « Le ministre a envie de venir, mais il faut d’abord une baisse de la température », affirme l’un de ses interlocuteurs récents. Les jours qui viennent, et notamment la manifestation prévue dimanche à Bastia à l’appel des syndicats étudiants de l’université de Corse, donneront un aperçu des choses. Mais déjà, beaucoup continuent d’encourager la mobilisation, a fortiori face à cette première victoire.
C’est le cas de Pierre-Joseph Paganelli, président du syndicat étudiant Cunsulta di a Ghjuventù Corsa, qui parle d’« un geste positif » mais encore très insuffisant pour « calmer la situation ». « Il faut faire le rapprochement maintenant, ça apaiserait à court terme. Mais il faut aussi d’autres gestes forts », insiste-t-il, rappelant que le Conseil d’administration de l’université de Corse a adopté une motion à l’unanimité réclamant la « libération de tous les prisonniers politiques corses ».
C’est aussi l’état d’esprit dans lequel s’est réveillée Raph, vendredi matin, au lendemain d’un rassemblement tendu à Corte auquel elle participait. En apprenant la nouvelle de la levée du statut de DPS pour Pierre Alessandri et Alain Ferrandi, cette étudiante de 19 ans a éprouvé « un très gros soulagement ». « Je me suis dit qu’on n’avait quand même pas fait tout ça pour rien, confie-t-elle. Ils ont enfin entendu le peuple. Désormais, c’est eux qui se mettent à notre disposition. »
Pourtant, la jeune femme considère que « ça fait des années qu’ils nous doivent ça ». « C’est une avancée, mais ça ne suffit pas, ça ne suffira jamais », indique-t-elle, persuadée que « d’autres choses vont découler » de la mobilisation qu’elle souhaite poursuivre – elle compte d’ailleurs rejoindre un nouveau rassemblement dès vendredi soir et sera dimanche à Bastia. « On ne lâche rien du tout ! Tant que les prisonniers ne seront pas rentrés chez eux et que le dialogue ne sera pas ouvert, on sera là. »
Les aînés sur place pour calmer les plus jeunes
Raph fait partie de cette génération qui n’a pas connu les événements des années 1990, mais a grandi dans l’histoire du mouvement nationaliste. Comme elle, nombre de jeunes Corses se réapproprient aujourd’hui cette histoire et l’imaginaire qu’elle véhicule, sous le regard de leurs aînés, qui encouragent la mobilisation mais redoutent les violences. Jeudi, à Ajaccio, plusieurs d’entre eux jouaient les cordons sanitaires entre les lycéens et les forces de l’ordre.
À l’image de cet homme d’une soixante d’années interpellant un jeune casqué visiblement motivé pour en découdre : « Nous, on veut pas que vous vous fassiez taper sur la gueule, ça va rentrer dans ta tête ou pas ? », l’a-t-il engueulé en début d’après-midi. Les mêmes scènes ont été observées à Bastia, où certains élus, comme le député Libertés et Territoires Michel Castellani, ont fait le tour des lycées bloqués pour échanger avec les jeunes et appeler au calme.
Vendredi matin, le maire autonomiste de Porto-Vecchio, Jean-Christophe Angelini, était encore devant le lycée de sa ville pour éviter les débordements. S’il se félicitede la nouvelle du jour, l’élu y voit aussi « une erreur d’appréciation assez funeste ». « Cette revendication fait l’objet de nombreux votes de l’assemblée de Corse depuis des années et elle n’a jamais été entendue, explique-t-il. Aujourd’hui, on montre que les violences fonctionnent mieux que les délibérations démocratiques. »
Une inquiétude partagée par la plupart des responsables politiques insulaires. « Ça va justifier la violence comme moyen d’expression », regrette l’un d’entre eux, qui rappelle que le processus de Matignon, lancé à la fin des années 1990 par Lionel Jospin, avait déjà été accéléré par des attentats perpétrés en plein jour à Ajaccio. Et ce, alors même que l’ancien premier ministre avait fait de l’arrêt de la violence un préalable à toute évolution institutionnelle.
Laurent Marcangeli regrette lui aussi qu’il ait fallu attendre « des événements d’une très grande gravité » pour lever le statut DPS des trois membres du « commando Érignac ». « On a bien vu à quel point c’était simple comme une signature, dit-il. Il suffisait d’un peu de volonté politique. » Le maire d’Ajaccio estime qu’il faut désormais « un calendrier précis » sur le rapprochement, calendrier sur lequel les avocats de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi n’ont encore aucune visibilité.
Contacté par Mediapart, Me Éric Barbolosi, qui défend le premier, exprime « un sentiment mitigé de satisfaction et d’amertume ». « C’est une application du droit tel qu’il aurait dû l’être depuis 2016 », souligne-t-il. Sa consœur, Me Françoise Davideau, qui défend le second, ajoute que cette décision gouvernementale « ne doit pas être un lot de consolation ». « C’est une décision bien tardive qui arrive dans un contexte dramatique », rappelle-t-elle.
Pour l’avocate, le rapprochement des deux hommes ne sera « satisfaisant » que s’il constitue « les prémices de l’aménagement de peine » qui, précise-t-elle, « ne constitue ni une grâce ni un cadeau, mais l’application de la loi ». Le 24 février dernier, le tribunal d’application des peines antiterroriste de Paris avait d’ailleurs donné son accord au projet de semi-liberté de son client, avant que le parquet n’interjette appel le lendemain. Le jugement doit être rendu le 21 avril prochain.
En attendant, la mobilisation se poursuit un peu partout sur l’île, dans un contexte très particulier, puisque sans même parler de la guerre en Ukraine qui occupe tous les esprits, la campagne présidentielle biaise les promesses d’avenir. « On ne peut pas fixer un grand débat dans ce moment électoral, estime Laurent Marcangeli. Il y a une élection majeure dans un mois dont personne ne connaît l’issue : si un ministre arrivait demain en parlant autonomie, ça ne vaudrait rien. »
S’il appelle au « dialogue sans surenchère », l’édile reste prudent sur la suite des événements. « Je ne suis pas certain que la situation va se calmer super vite », affirme-t-il, évoquant des jeunes « difficiles à raisonner » et qui « n’ont pas très envie de rentrer chez eux ». Car après deux années marquées par la crise sanitaire, la mobilisation en cours fait office de respiration. « Les jeunes ont l’impression de reprendre leur vie en main et d’écrire l’histoire à leur tour », conclut un professeur de lycée d’Ajaccio.
Ellen Salvi