L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait non seulement entrer l’Europe et probablement le monde dans une nouvelle ère, mais pose des questions fondamentales à la gauche et plus globalement à tous les progressistes. Elle oblige à redéfinir ce que pourrait être une politique internationale de gauche.
D’un point de vue géopolitique, la situation actuelle est caractérisée par trois éléments principaux : une grande puissance anciennement hégémonique, les États-Unis, voulant sinon le redevenir, du moins garder la main pour conduire les affaires du monde ; un pays qui auparavant était co-gestionnaire du monde et qui n’accepte pas son déclin, la Russie ; une nouvelle grande puissance, la Chine, qui veut devenir dominante.
Nous sommes donc entrés, et pour longtemps, dans une phase d’affrontement entre puissances tel que le monde en a déjà connu alors même que le capitalisme n’a existé historiquement qu’en étant articulé à une puissance hégémonique. Or justement, aucun pays ne peut prétendre aujourd’hui à ce rôle, la particularité étant que cet affrontement se produit entre des puissances nucléaires ayant chacune la possibilité de détruire toute vie sur terre. À ces éléments s’ajoutent les menaces djihadistes et les menées de tel ou tel État pour profiter d’une situation de plus en plus chaotique avec des conséquences régionales déstabilisatrices.
La première conséquence de cette situation éminemment complexe est de rendre obsolète pour la gauche un certain type d’attitude qui consiste à avoir une vision du monde surdéterminée par le combat contre l’impérialisme étatsunien avec pour conséquence le fait de fermer les yeux sur certains comportements ou de soutenir certains régimes dictatoriaux.
Cette attitude porte un nom, le campisme, qui a été dominant à l’époque de la guerre froide et qui consistait en une défense inconditionnelle du « camp socialiste ». On sait comment tout cela s’est terminé.
Mais il y a une autre forme de campisme qui doit être rejeté aussi, celle de s’aligner sur son propre impérialisme, ou plus largement sur le « camp occidental » dominé aujourd’hui par les États-Unis, au prétexte que ce dernier serait « démocratique », alors même qu’il mène par ailleurs une politique oppressive de domination. Au-delà de ce refus du campisme, il faut essayer de définir les principes qui devraient guider une politique de gauche altermondialiste.
Cette dernière doit se baser sur les intérêts des peuples compris dans une perspective émancipatrice.
Le premier principe en est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il soulève une difficulté qui renvoie à la définition du « peuple ». Bien sûr, ce n’est pas aux grandes puissances de décider qui a le droit d’être considéré comme tel et la Russie n’a rien à dire sur ce sujet n’en déplaise à Wladimir Poutine.
Il serait ensuite vain d’en chercher une définition objective que ce soit par la langue, la culture et encore moins l’origine ethnique. Les États-Unis, pays d’immigration, voit cohabiter nombre de communautés d’origines diverses. En fait, un peuple existe quand il se manifeste par son activité propre et, in fine, par des revendications politiques.
Concernant l’Ukraine son existence nationale tient au fait qu’elle a participé au grand mouvement des nationalités qui a touché toute l’Europe au XIXe siècle. Le « peuple » n’est pas une entité immuable tombée du ciel, mais une construction historique liée aux combats communs, construction historique souvent fragile pour les pays en butte à des voisins puissants. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe pourtant fondamental, est donc lui-même l’objet d’une discussion sur son application concrète.
Le deuxième principe pose qu’un peuple ne peut en opprimer un autre, ce qui interroge sur la place des minorités, qu’elles soient culturelles, linguistiques, religieuses, nationales ou ethniques. Cette question est une véritable bombe pour la plupart des États européens.
La façon violente dont les gouvernements espagnols ont traité la question catalane montre que les démocraties libérales ne sont pas exemptes de comportements oppressifs. Et l’affaire se complique encore quand des aspirations légitimes sont instrumentalisées par tel ou tel État. Ainsi, même si cela s’explique par la politique de russification forcée sous l’Union soviétique, la volonté des gouvernements ukrainiens d’imposer la langue ukrainienne dans tous les aspects de la vie publique n’a pu être vécue que comme une agression par les minorités russophones.
Malgré ces difficultés le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est une boussole pour toute politique de gauche.
Il en est une autre, à savoir le fait que le recours à la force pour résoudre les conflits doit être exclu. Mais ce principe n’implique pas un pacifisme intégral qui reviendrait à refuser à un pays agressé et envahi le droit de se défendre ! Le pacifisme intégral peut d’ailleurs devenir la posture de l’agresseur une fois vainqueur et ses buts de guerre atteints. Il est donc tout à fait justifié de livrer des armes défensives aux États victimes d’une agression, en l’occurrence aujourd’hui l’Ukraine.
De plus bloquer l’agression russe ou tout au moins lui en faire payer le prix fort que ce soit au niveau militaire ou autre est une des conditions pour empêcher de nouvelles agressions non seulement de la part de la Russie mais aussi d’autres puissances qui pourraient être tentées par de telles aventures. Ce qui pose la question des sanctions. Sauf cas exceptionnel comme celui de l’Afrique du Sud de l’apartheid, les sanctions s’avèrent en général assez peu efficaces sur les régimes en place surtout s’il s’agit d’États puissants. Les dirigeants ont souvent les moyens de les contourner et elles touchent durement les peuples qui ne sont pour rien dans la politique menée. Il faut donc y regarder de près, ce d’autant plus qu’elles peuvent servir à d’autres objectifs que ceux officiellement déclarés.
Au-delà, ce refus du recours à la force pour résoudre les conflits suppose le refus des interventions militaires des grandes puissances quel qu’en soit le prétexte. Les expériences de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Lybie ou du Mali en montre l’inanité et l’inefficacité par rapport aux buts proclamés, quand ces interventions ne servent pas des objectifs impérialistes cachés.
C’est aux peuples concernés, qu’il faut évidemment aider, à prendre leurs affaires en main. Cette aide peut prendre la forme d’une aide militaire en terme de matériel ou de formation, mais il n’y aura aucune solution progressiste tant que ces pays seront étranglés par la dette, par l’exploitation de leurs ressources par les multinationales et par des classes dirigeantes corrompues bafouant l’État de droit. Le djihadisme et la montée de l’intégrisme religieux y plongent leurs racines.
Le refus du recours à la force suppose aussi la dissolution de toutes les alliances militaires et une bataille pour le désarmement généralisé et en particulier pour le bannissement des armes nucléaires. Un tel désarmement doit être simultané et progressif pour des raisons évidentes de rapports de forces. Il suppose aussi des contrôles et surtout une confiance réciproque… dont l’existence de droits démocratiques et de libertés fondamentales dans tous les pays est la meilleure garantie.
Il y a donc un lien étroit entre la recherche de la paix mondiale et la lutte pour la démocratie dans chaque pays. De plus, cette dissolution des alliances militaires doit s’accompagner de la création d’un cadre de résolution des conflits. C’est en théorie l’ONU qui devrait en être chargé, mais son fonctionnement actuel l’empêche de jouer ce rôle. La réforme de l’ONU, pour qu’elle devienne une véritable société des nations, est un serpent de mer tant les rapports de forces entre les grandes puissances paralysent toute velléité de changement. Ce devrait être pourtant une priorité.
La question des alliances militaires pose évidemment celle de l’OTAN. Lors de la dissolution du pacte de Varsovie suite à la disparition de l’URSS, l’OTAN, qui se voulait une alliance défensive, n’avait plus de raison d’être. Elle aurait dû être remplacée par un pacte de sécurité globale incluant la Russie. Or, non seulement l’OTAN n’a pas été dissoute, mais elle s’est étendue à l’est sans que ses missions ne soient réellement redéfinies.
Il y a eu une volonté de marginaliser la Russie dans les relations internationales, sans compter le chaos entraîné par la purge néolibérale, la « thérapie de choc », soutenue sinon impulsée par les occidentaux. Le régime de Poutine est né de cette situation et les occidentaux, États-Unis en tête, en portent une lourde responsabilité. Mais faire de l’histoire contrefactuelle - que se serait-il passé si… ? – ne fait pas une orientation politique concrète.
Dans les circonstances actuelles, marquées par la volonté expansionniste de la Russie, l’existence de l’OTAN est une garantie de sécurité pour nombre de pays qui n’ont pas les moyens militaires de se protéger face à d’éventuelles agressions russes. Demander aujourd’hui sa dissolution prendrait le risque de les encourager.
L’invasion russe va de nouveau poser la question du traitement de l’immigration. La plupart des dirigeants des États européens devraient être poursuivis pour crime contre l’humanité pour la façon dont sont traités aujourd’hui les migrant.es. Les frontières doivent être ouvertes pour permettre l’accueil des réfugié.es, quelle que soit leur provenance, et leur prise en charge digne doit se faire au niveau de l’Union européenne.
De plus aucune distinction ne doit se faire entre les réfugié.es venant d’Ukraine et les autres, tout en espérant que les premiers puissent rapidement et en toute sécurité retourner vivre dans leur pays.
On le voit, une orientation altermondialiste sur le plan international se situe sur une ligne de crête. Elle doit à la fois éviter le simplisme binaire, l’inefficacité des simples proclamations de principes abstraits et l’opportunisme au nom du réalisme. Difficile donc…, ce d’autant plus que le mouvement altermondialiste, qui s’est incarné dans les processus des forums sociaux mondiaux, patine et s’avère incapable de peser réellement à l’échelle internationale.
Pierre Khalfa