Son fin masque blanc pend mollement sous son nez pendant qu’il balaie les rues en sandales, qu’il ramasse les déchets et qu’il les dépose dans son chariot. Les gants usés en caoutchouc rouge de Borun parviennent tant bien que mal à retenir les déchets entre ses doigts à mesure qu’il s’arrête à intervalles réguliers pour ramasser les masques, gants, écouvillons usagés et autres déchets potentiellement contaminés jetés sur la voie publique avec négligence. Avec un salaire mensuel de 9.000 roupies (environ 102 euros ou 123 dollars US) qu’il utilise pour subvenir aux besoins de sa famille de cinq personnes, Borun affirme que les confinements pour cause de coronavirus ne l’ont pas concerné lui et ses collègues.
« Nous devons effectuer nos tâches où que ce soit, sinon, avant même que la pandémie ne parvienne à nous tuer, nous et nos familles serions morts de faim. »
Calcutta a été l’une des villes les plus touchées de l’Inde au cours de la terrible deuxième vague de la pandémie qui, officiellement, a fait près de 430.000 morts [au 9 août, nda], mais qui, selon les prévisions des scientifiques, pourrait être dix fois supérieure aux chiffres officiels. Les quelque cinq millions d’agents de l’assainissement indiens — qu’il s’agisse d’éboueurs, de préposés au nettoyage des hôpitaux, d’employés de crématoriums ou d’égoutiers — ont joué un rôle absolument crucial dans la lutte contre le virus ; l’Inde étant l’un des pays les plus touchés au monde. Mais, de par leur salaire, leurs conditions de travail et leur traitement par leurs employeurs et la population en général, les agents de l’assainissement « restent au bas de l’échelle sociale ».
De plus, avec le nombre croissant de patients de la Covid-19 à qui l’on recommande de se mettre en quarantaine à la maison, les ménages produisent davantage de déchets que d’habitude dont une grande partie est potentiellement dangereuse. « Cela a provoqué l’élimination de déchets infectieux à travers le flux de déchets municipal. Les éboueurs ne sont ni protégés ni formés de manière adéquate pour les manipuler, ce qui les expose à un risque d’infection plus élevé que les autres », explique Priti Mahesh, coordinatrice en chef du programme Toxic Link, un groupe sans but lucratif de recherche et de plaidoyer, basé à Delhi, qui travaille sur la gestion des déchets. Les déchets des patients atteints de la Covid-19, que des personnes comme Borun doivent ramasser quotidiennement sans protection adéquate, peuvent être vecteurs du virus.
« Ils ont toujours gardé une distanciation sociale avec nous »
À l’instar de nombreux autres pays où les travailleurs essentiels mal payés ont été affublés d’une image militariste par des politiques et des gouvernements opportunistes qui les décrivent comme des « héros » de la « guerre contre la Covid », en Inde, les « guerriers de la Covid » de première ligne (professionnels de la santé, pompiers, cheminots, postiers et autres travailleurs essentiels) reçoivent de nombreux éloges publics. Toutefois, compte tenu de la stigmatisation socio-historique du travail d’assainissement considéré comme étant effectué par des personnes appartenant aux castes inférieures et « polluantes » (ceux que l’on appelle les « intouchables »), les travailleurs de ce secteur ne reçoivent que très peu de soutien en matière d’équipements de protection, de salaire décent ou même de respect élémentaire.
« Nous n’avons reçu un masque et une paire de gants qu’une seule fois l’année dernière, juste au moment où le coronavirus est arrivé, mais nous n’avons rien reçu d’autre depuis lors », déclare Borun, dont les commentaires reflètent le manque d’équipements de protection neufs ou adaptés fournis aux safai karmacharis (également orthographiés safai karamcharis et safai karmcharis, tous signifiant « agents de l’assainissement » en hindi), et ce malgré les obligations imposées à leurs employeurs. Il déclare également que certains de ses collègues ont contracté la maladie, mais ont dû reprendre le travail après seulement 14 jours d’arrêt.
« Ils ont reçu leur salaire après avoir produit des certificats positifs à la Covid, mais, personnellement, je vous pose la question : est-il possible de se remettre d’une telle maladie mortelle dans un délai aussi court ? », s’interroge-t-il.
Borun pousse son chariot, actionne son sifflet pour avertir les gens de sa présence et passe devant les maisons pour ramasser leurs déchets tous les matins, six jours par semaine. Les habitants de la localité hésitent à s’approcher de Borun ou de son chariot pour y jeter leurs ordures. Certains les déposent devant leur porte, tandis que d’autres les jettent depuis leur balcon, leur fenêtre ou leur porte, visant le chariot, mais le manquant souvent, obligeant Borun à se dépêcher pour ramasser leurs déchets. Il est conscient que la distanciation sociale est nécessaire pour vaincre le coronavirus, « mais ne se sont-ils pas toujours distancés de nous ? » demande-t-il sèchement.
Selon une étude portant sur l’impact de la Covid-19 sur les agents de l’assainissement en Inde réalisée en juin 2020 par Dhamma Darshan Nigam et Sheeva Dubey, 95 % des agents de l’assainissement sont issus des couches démographiques les plus défavorisées. « Ils appartiennent traditionnellement à certaines castes marginalisées et stigmatisées, historiquement au plus bas échelon de la société », explique Pragya Akhilesh, secrétaire du syndicat All India Bhim Safai Karamchari Trade Union (AIBSKTU).
La pandémie a de ce fait révélé la contradiction inhérente qui réside dans le fait que ce travail vital continue d’être massivement dévalorisé, en grande partie à cause des personnes qui le réalisent. Bien que les discriminations fondées sur la caste soient formellement interdites en Inde depuis 1950, les préjugés, les mauvais traitements et la stratification sociale fondés sur la caste restent très présents. Des millions de personnes continuent d’être privées du droit à l’éducation, à un logement décent et à un travail décent en raison d’une position sociale déterminée à la naissance.
V. K. Madhavan, directeur général de WaterAid India, estime que les éboueurs, les agents de l’assainissement et les balayeurs de rues font partie des groupes professionnels les plus vulnérables. « Leur vulnérabilité s’est considérablement accrue durant la pandémie ». La plupart d’entre eux travaillent de manière informelle. Par conséquent, les agents de l’assainissement n’ont pas accès aux mesures de sécurité sociale et ne disposent pas non plus de ressources financières suffisantes pour se soumettre à des tests médicaux ou à tout autre traitement médical lié au coronavirus. Le fait de tomber malade entraîne également une perte de salaire et de possibilités de rémunération. « En outre, ils sont souvent perçus comme des vecteurs potentiels du virus et sont encore plus stigmatisés », ajoute-t-il.
Donc, même si l’importance de l’assainissement a occupé le devant de la scène pendant la pandémie, cela ne s’est pas traduit par une amélioration significative des conditions de travail ou de vie des agents de l’assainissement en Inde. Leurs salaires restent maigres, ils ne disposent pas de logements convenables, ils souffrent de malnutrition et ils n’ont souvent pas accès à l’eau potable. « En conséquence, et intrinsèquement, ils développent de nombreux problèmes de santé, ce qui les rend encore plus vulnérables à la Covid », explique Mme Akhilesh.
Jusqu’à « 70 % des décès liés à la Covid »
Selon une estimation obtenue lors d’auditions publiques menées par le syndicat AIBSKTU auprès de plus de 3.000 agents de l’assainissement à travers l’Inde, pas moins de « 70 % des patients décédés au cours de la deuxième phase de Covid-19 [entre mars et juin 2021] étaient des agents de l’assainissement et des membres de leur famille », affirme Mme Akhilesh, qui précise que lors de la première vague, les agents d’assainissement et leurs familles représentaient environ 30 % des décès liés à la Covid-19.
Bien qu’aucune donnée du gouvernement central ne permette d’étayer ces chiffres, les statistiques rapportées par l’Indian Express en mars 2021 indiquent que la moitié des employés municipaux décédés à Delhi au cours de la première année de la pandémie étaient des agents de l’assainissement. « Nous avons écrit à plusieurs organismes municipaux et gouvernements des États [pour tenter de compiler des statistiques nationales], mais personne ne nous a fourni de chiffres jusqu’à présent », déclare M. Venkatesan, président de la Commission nationale des agents de l’assainissement (National Commission for Safai Karamcharis), qui a été créée pour examiner, contrôler et formuler des recommandations sur les conditions de travail, de vie et de rémunération des agents de l’assainissement. Toutefois, en sa qualité d’organe non officiel dont le mandat est renouvelé tous les trois ans, la NCSK ne jouit pas du pouvoir judiciaire nécessaire pour faire pression sur les gouvernements locaux, étatiques ou fédéraux afin qu’ils implémentent ses politiques.
Les gouvernements de plusieurs États ont annoncé des compensations allant de 2,5 millions de roupies (environ 28.500 euros ou 34.000 dollars US) à 5 millions de roupies (57.000 euros ou 68.500 dollars US) pour les familles des agents de l’assainissement décédés des suites de la Covid, mais aucune donnée ne permet de connaître les montants qui ont été versés jusqu’à présent.
De surcroît, « obtenir un certificat prouvant qu’un agent sanitaire est décédé en raison de la Covid relève du parcours du combattant en raison des nombreuses formalités requises », souligne Baban Rawat, vice-président de la NCSK.
Il est ironique de constater que, bien que les agents de l’assainissement jouent un rôle essentiel dans la lutte contre la Covid, leurs décès sont rarement enregistrés comme étant liés au coronavirus, ce qui permet aux autorités de ne pas verser d’indemnités.
Les recherches menées par Nigam et Dubey en juin 2020 montrent également que le fait que les emplois dans le secteur de l’assainissement soient largement sous-traités est l’une des principales raisons expliquant les conditions déplorables dans lesquelles évoluent les travailleurs de ce secteur. L’étude souligne que « dès que les travailleurs ne sont plus liés au gouvernement, la responsabilité de leur garantir des droits et des avantages est transférée aux entrepreneurs. Ils commettent de nombreuses infractions en toute impunité, car leur travail n’est pratiquement pas supervisé ».
Raghu Balmiki [2], un agent de nettoyage et préposé à la collecte des déchets pour l’administration municipale de Kanpur dans l’Uttar Pradesh, a confirmé les résultats ci-dessus à Equal Times : « Nous sommes souvent contraints de travailler de 14 à 16 heures par jour, alors nous sommes censés n’en travailler que huit officiellement. Nous ne touchons aucune rémunération complémentaire et nous ne recevons pas non plus le salaire minimum journalier fixé par le gouvernement de l’État. » M. Raghu déclare qu’il gagne environ 7.500 roupies (environ 85 euros ou 102 dollars US) par mois. Cela ne suffit pas pour nourrir sa famille, mais les travailleurs comme lui ont trop peur de protester par crainte de perdre leur emploi.
Son collègue Raju Parihar* admet qu’il a peur de rentrer chez lui, dans sa famille, après le travail. « Ma maison est un espace minuscule et délabré, où s’entassent mes trois enfants, ma femme et ma mère vieillissante. Avec tout ce à quoi je suis exposé au travail, je ne veux pas risquer leur vie en entrant en contact avec eux. » Il explique préférer dormir dans un abri à l’extérieur de sa maison pour protéger sa famille du coronavirus.
M. Raghu se souvient également d’un incident survenu lorsqu’il avait demandé un verre d’eau à une famille chez qui il collectait les ordures pendant la période de confinement. « L’aide-ménagère est arrivée, a laissé le verre d’eau à une distance d’environ 60 cm de moi et s’est éloignée en me disant de garder le verre. Voilà comment nous sommes récompensés par les gens que nous servons », déplore-t-il.
Une glorification de façade aux airs de mascarade
Selon l’activiste Bezwada Wilson, lauréat de nombreux prix, la priorité pour les agents d’assainissement consiste à disposer d’équipements de sécurité appropriés, notamment de masques, de gants, de chaussures de protection et d’autres équipements de protection individuelle (EPI). M. Wilson est l’un des fondateurs de Safai Karmachari Andolan, un syndicat qui protège les agents de l’assainissement depuis 1993 et qui fait campagne pour mettre fin à la pratique de la vidange manuelle (c.-à-d. l’enlèvement des excréments humains dans les toilettes sans chasse d’eau). Au début de la pandémie, de nombreux employeurs ont donné à leurs employés des masques et des gants de qualité inférieure à titre symbolique, mais depuis, ils n’ont rien reçu d’autre, explique M. Wilson.
Il confie à Equal Times avoir observé des travailleurs accomplir les derniers sacrements en sandales dans les crématoriums destinés aux victimes de la Covid : « Il est regrettable que personne ne comprenne leur vulnérabilité. Le syndicat a fourni 10.000 kits de protection aux travailleurs des crématoriums, des morgues et des égouts, pendant la pandémie, mais il y a des limites à ce que nous pouvons faire. »
M. Wilson déclare en outre que depuis que la crise du coronavirus a débuté, les différentes catégories de travailleurs de l’assainissement ont travaillé tous les jours, sans interruption. Il se souvient avoir vu des nettoyeurs travailler avec de la fièvre, se reposer un court instant sous un arbre, puis reprendre le travail. « Nous avons lu des rapports indiquant que des gens leur lançaient des fleurs et des guirlandes depuis leurs terrasses. Pour eux, cette glorification de façade est une mascarade. Les fleurs et les émotions se traduisent-elles par une meilleure rémunération ou une amélioration de leurs conditions ? » demande-t-il, incrédule.
La situation n’est guère meilleure pour le personnel de l’assainissement dans les hôpitaux et les centres de quarantaine, selon Ranbir Balmiki, coordinateur de l’AIBSKTU, qui est également agent de nettoyage dans les hôpitaux et qui a travaillé pendant toute la durée de la pandémie. Il fait remarquer que les médecins et le personnel médical qui ont été loués pour leur service aux patients atteints de la Covid-19 s’appuient largement sur les agents de nettoyage et autres membres du personnel auxiliaire afin de pouvoir effectuer leur travail.
Et pourtant, ce sont ces derniers qui disposent du moins de protection et de mesures de sécurité. En outre, ils ne reçoivent pas de formation pour exercer des fonctions spécialisées, comme la gestion des risques biologiques, contrairement au reste du personnel de santé.
Lorsque la deuxième vague a atteint son niveau maximal au début de l’année, le nombre de décès a été sans précédent et il n’y avait personne pour se charger des dépouilles ; excepté les agents de nettoyage.
M. Balmiki et ses collègues travaillent dans divers hôpitaux en Uttar Pradesh.
« Étant donné que les hôpitaux ne voulaient pas remettre ces dépouilles aux membres de la famille pour les derniers sacrements [afin de limiter la contagion], nous avons non seulement transporté les morts de l’hôpital aux ambulances, mais dans la plupart des cas, nous avons également creusé leurs tombes, près des berges de la rivière, et les avons incinérés. Nous avons effectué toutes ces tâches sans EPI ni gants », se souvient-il.
Comme solution immédiate à certains des problèmes rencontrés par les agents de l’assainissement pendant la pandémie, la NCSK demande que ces agents subissent des bilans de santé réguliers et que leurs vaccinations soient prioritaires. « Il faut en finir avec le caractère contractuel des postes de travail de l’assainissement. Ces travailleurs doivent devenir des travailleurs permanents. Une politique sociale uniforme doit également être mise en place afin de les rattacher aux programmes gouvernementaux d’assurance maladie et d’assurance accident », ajoute M. Venkatesan.
M. Wilson estime que des subventions d’urgence en rapport à la pandémie doivent être mises à la disposition des agents de l’assainissement et qu’ils doivent être traités de la même manière que les autres travailleurs de première ligne, tels que les médecins ou les infirmières, qui bénéficient d’un salaire minimum, d’équipements de protection individuelle appropriés et d’horaires de travail réguliers.
Les chercheurs Nigam et Dubey affirment en outre que les agents de l’assainissement doivent être considérés comme des professionnels et formés à la gestion des déchets, aux pratiques d’assainissement sûres et au maniement des technologies d’assainissement. M. Balmiki du syndicat AIBSKTU demande l’amélioration urgente de leurs conditions de vie afin qu’ils puissent au moins rentrer chez eux en toute sécurité et dans un logement décent après une journée de travail critique, permettant de sauver des vies. « Donnez-leur des installations sanitaires adéquates, un accès à l’eau potable et des installations médicales appropriées, compte tenu des risques liés à leur travail », insiste-t-il. De plus, ils devraient recevoir au moins le salaire minimum fixé par les gouvernements des États respectifs.
Moushumi Basu
Cet article a été traduit de l’anglais par Charles Katsidonis
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