Le projet de décret présidentiel s’intitule : “Les bases de la politique d’État pour la conservation des valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes.” Il a été soumis à discussion publique du 21 janvier au 4 février sur un site d’État. Le document définit l’ensemble de ces valeurs et liste celles considérées comme étrangères et destructrices.
Dans une lettre ouverte publiée le 3 février, les directeurs des principaux théâtres de Russie ont soutenu le président de l’Union fédérale des personnels du théâtre, Alexandre Kaliaguine, qui avait critiqué le projet du ministère de la Culture. Ils soulignent que “le document ne peut influer positivement sur la société, les citoyens, les chercheurs, les enseignants et le monde de l’art”, rapporte le quotidien en ligne Gazeta.ru. Les signataires y invitent “toutes les personnes se sentant concernées” à donner leur avis sur le site gouvernemental ouvert à cet effet jusqu’au 4 février.
Ce qui inquiète le plus les personnalités du monde du théâtre russe est la mise en place, selon le texte, d’un nouvel organe de contrôle de la sphère culturelle et de l’éducation, poursuit le titre. Il aura pour mission de vérifier “l’adaptation maximale [des œuvres] aux objectifs de l’État concernant les valeurs traditionnelles”.
Cet organe de coordination interministériel définira les critères à l’aide desquels sera évalué le développement des “valeurs spirituelles et morales traditionnelles”. Il pourra mener des expertises et prendre des mesures en direction des structures ou des personnes “portant préjudice aux intérêts nationaux de la Russie”.
Contrôle, donc censure
“Et voilà ! Nous y sommes ! Le contrôle, le contrôle, le contrôle ! Les amis ! Nous avons déjà subi tout cela”, s’insurge Kaliaguine dans la lettre publiée le 31 janvier sur le site de l’Union des gens de théâtre.
“Et comment, dans ce contexte, développer la culture ? poursuit-il. Comment hausser le rôle de la Russie dans le monde sans un développement continu des langages artistiques ? Comment, sous le contrôle qui se prépare et qui revient à instaurer la censure (pourtant interdite par notre Constitution, je le rappelle peut vivre la création ?” Pour le président de l’Union des gens de théâtre, le système normatif actuel “régule déjà suffisamment la conservation des valeurs traditionnelles et ne nécessite aucun effort supplémentaire en ce sens”.
“Non, c’est une blague, ça ne peut pas être sérieux. Un ministère de la Culture adresse cela à un peuple, dont la contribution à la culture mondiale est énorme, qui a donné au monde Tchekhov, Dostoïevski, Tolstoï, Eisenstein, Stanislavski, Vertov et Tarkovski ? Je n’y crois pas”, s’estomaque Aliona Solntseva, chroniqueuse de Gazeta.ru.
Un projet digne de l’URSS
“Tout cela rappelle les pratiques idéologiques de l’URSS. À l’époque, on dessinait aussi aux citoyens le portrait de l’ennemi et on exigeait d’eux de se conformer à des ‘critères supérieurs’, dénonce un éditorial du quotidien Nezavissimaïa Gazeta. Ce document limite les droits et les libertés consignés dans la Constitution en dictant un mode de pensée et un mode de vie.”
Mais tout le monde n’est pas de cet avis. Coordonner les actions du gouvernement et des deux chambres parlementaires contre l’avancée d’une “idéologie étrangère destructrice”, assurer le “leadership moral de la Russie dans les relations internationales comme gardienne des valeurs humaines traditionnelles”, telle est l’ambition de ce projet de décret présidentiel, estime le politologue favorable à la mise en place de cette idéologie russe, Alexeï Martynov, relayé par le site Lenta.ru. Telle est la “conception de la sécurité culturelle” du ministère de la Culture russe.
“La stratégie du ministère de la Culture a un caractère conceptuel qui dessine le contour des priorités du développement du pays. C’est un socle sémantique pour les nouvelles orientations nationales et les lois qui les définiront”, commente-t-il.
“C’est la première fois depuis trente ans que sont tracées si concrètement les frontières culturelles et sociétales de notre souveraineté. Leur violation n’est pas considérée comme moins dangereuse que le franchissement de nos frontières physiques, avec toutes les conséquences qui en découlent. En effet, la sécurité culturelle est directement liée à la conception de la sécurité nationale. S’armer de cette conception permet de diviser par des dizaines de fois le risque de manipulation de la conscience nationale par l’extérieur.”
En bref, conclut-il, “ce projet de loi est particulièrement nécessaire en période de confrontation aiguë avec l’Occident au sujet de la représentation de notre avenir”.
L’Occident corrupteur
Le décret présidentiel compte au nombre des valeurs traditionnelles : “La vie, la dignité, les droits et les libertés du citoyen, le service de la patrie et la responsabilité à l’égard de son destin, les hauts idéaux moraux, la solidité de la famille, un travail créatif, la priorité de l’esprit sur le matériel, l’humanisme, la charité, la justice, le collectivisme, l’entraide, la mémoire historique, la continuité générationnelle, l’unité des peuples de Russie.”
Il considère que : “Les valeurs traditionnelles sont menacées par les activités des organisations extrémistes et terroristes, les agissements des États-Unis et de leurs alliés, des corporations transnationales et des ONG étrangères.”
Et que : “L’influence idéologique et psychologique sur les citoyens de Russie a pour but l’implantation d’un système d’idées et de valeurs étranger au peuple russe et destructeur pour la société russe. Ce système inclut le culte de l’égoïsme, de la permissivité, de l’immoralité, le refus des idéaux du patriotisme et de la continuité de l’espèce [humaine].”
Laurence Habay
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