Quiconque s’intéresse à la K-pop ne peut nier la dimension fortement queer de son univers. Dès la première génération, avec des groupes comme H.O.T. ou Sechs Kies, les “fanfictions” [“fictions de fans”, des récits inventés à partir de personnages fictifs ou réels] mettant en scène des histoires d’amour homosexuelles – essentiellement créées par et pour des fans appartenant aux minorités sexuelles – ont joué un rôle moteur dans la formation et le maintien d’une communauté de fans.
C’est un fait connu qu’à l’origine de la popularité de la K-pop dans le monde occidental se trouve le soutien des fans queers. Les LGBTQI choisissent leurs hymnes dans la K-pop et brandissent les noms de certains de ses chanteurs lors de leurs défilés. La K-pop a toujours eu des fans queers et, cause ou conséquence, elle se caractérise par l’absence des préjugés classiques en matière de genre.
Bien que relier la culture queer à la K-pop soit encore tabou en Corée du Sud, la sociologue Yon Hye-won a dirigé un ouvrage collectif sur ce sujet, Kyuodollogi, publié récemment. Elle donne des éléments d’explication à cet aspect de la K-pop :
“La communauté de fans de la K-pop est composée de bien plus de jeunes filles qu’aucune autre forme de culture populaire, et elles exercent une énorme influence sur ce courant musical.”
D’après la Société coréenne des lois et de la politique sur l’orientation sexuelle et l’identité genrée, la Corée du Sud, en 2019, ne remplissait qu’à 8 % les critères de l’Association internationale lesbienne et gay.
Jeu de rôle
Les LGBTQI font toujours l’objet de discriminations, voire de haine de la part de la culture dominante du pays. Alors, pourquoi la K-pop est-elle si queer ?
“La K-pop est une sorte de jeu de rôle, où la vision du monde des stars et leurs relations interpersonnelles sont importantes, explique Yon Hye-won. Comme les femmes en sont les principales consommatrices, cela engendre des personnages différents de ceux des modèles masculins traditionnels : des stars masculines cool, mignonnes et dépourvues de machisme et de toute agressivité ont été fabriquées pour répondre aux attentes des admiratrices. Les queers ont pu se projeter dans ces personnages et y trouver des modèles.”
Influencé par des jeunes filles, l’univers de la K-pop a ainsi servi de récit alternatif aux minorités sexuelles vivant en marge d’une société où la norme reste l’hétérosexualité. “Nombre de personnes queers se sont identifiées comme telles grâce aux fanfictions”, estime la sociologue, qui souligne que notre société est dominée par des récits hétérosexuels.
“Dans les films, la façon de représenter l’intimité entre deux personnes du même sexe est très limitée et imprégnée des idées traditionnelles sur le genre, poursuit Yon Hye-won. Or les fanfictions décrivent non seulement l’amour homosexuel, mais aussi des formes alternatives de famille, soit une gamme très variée de relations qui ne sont guère abordées dans les médias. Je pense que la K-pop aide les queers, y compris les asexuels [personnes qui revendiquent une absence totale d’attirance sexuelle pour quiconque], à nouer des relations qui leur conviennent.”
Mode asexuée
Comment l’industrie de la K-pop, ainsi chargée d’une mission non désirée, a-t-elle répondu à l’enthousiasme des fans queers ? “La K-pop a commencé à s’y intéresser au moment de l’apparition, dans la seconde moitié des années 2000, de Lady Gaga et d’autres artistes revendiquant ouvertement les droits des minorités sexuelles. La K-pop a suivi cette tendance en fabriquant une mode asexuée, incarnée par [le rappeur] G-Dragon. Ce qui est regrettable, c’est qu’on en ait tiré un style vestimentaire et non un débat sur les droits des queers. C’est typiquement un cas d’‘heterowashing’ [une vision hétérosexuelle qui gomme tout aspect relatif à l’homosexualité]”, explique Yon Hye-won.
Alors qu’elle grandit et évolue sous l’influence de ses fans queers, la K-pop continuerait à ignorer cette influence. “C’est parce que l’industrie n’y voit aucune utilité. Il y a énormément d’artistes queers qui participent à la K-pop, mais cette réalité reste tue.”
Défense des minorités sexuelles
La sociologue relève malgré tout des signes encourageants : certaines voix s’élèvent, parmi les stars de la K-pop, pour défendre les droits des queers. Tiffany, du groupe Girls’ Generation, a ainsi déclaré, en juin 2021 : “Je serai toujours là pour défendre la communauté LGBTQ+.”
“Ces initiatives individuelles constituent une évolution très positive”, estime Yon Hye-won, qui ajoute :
“Même si l’industrie reste très conservatrice, nous verrons de plus en plus d’artistes s’exprimer en faveur du féminisme, faire leur coming out ou défendre ouvertement les minorités sexuelles.”
Comme elle l’écrit dans Kyuodollogi, la K-pop est une drôle d’industrie, “où la haine et la solidarité rivalisent et où la subversion et les bouleversements ne manquent pas”. Dans le monde de la K-pop, la réification des êtres humains est constante et, en même temps, de la solidarité surgit et des voix qui défendent les droits humains se font entendre. Yon Hye-won voit dans son interprétation queer un chemin possible pour ceux qui souhaitent une “meilleure” K-pop.
“Éléments d’une gigantesque industrie, les stars et leurs fans ont du mal à raconter leurs propres histoires. Mais la communauté de fans a le pouvoir de changer les choses. Si les queers s’affirment, proposent leur propre vision de la K-pop et continuent d’exprimer leurs attentes envers l’industrie, le jour viendra où les stars et les fans ne seront plus seulement de simples acteurs de cette industrie, mais des camarades unis par une cause commune”, conclut la sociologue.
Kim Ji-Hye
Kyunghyang Shinmun
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