Pour beaucoup d’Américains témoins de l’assaut sur le Capitole, le 6 janvier 2021, l’idée que des émeutiers s’attaquent à ce socle de la démocratie était inimaginable. Les spécialistes de la science des données qui ont suivi les événements sont parvenus à une autre conclusion : cela faisait longtemps qu’ils y pensaient.
C’est en tout cas le sentiment d’un petit groupe de chercheurs qui travaillent dans un domaine de pointe, la “prédiction des troubles”. Son approche prometteuse, mais risquée, applique les méthodes complexes de l’apprentissage automatique aux sources mystérieuses de la violence politique.
Axés à l’origine sur le monde en développement, ses calculateurs sont aujourd’hui progressivement recalibrés avec un nouvel objectif : prédire le prochain 6 janvier.
Prédire la violence politique
“Nous avons désormais les données, et l’occasion, de nous engager dans une voie très différente”, assure Clayton Besaw, qui participe à CoupCast, un programme basé sur l’apprentissage automatique à l’université de Floride qui prédit chaque mois la probabilité de coups d’État et de violence électorale dans des dizaines de pays.
La prédiction des troubles repose sur une idée révolutionnaire, à savoir qu’avec le développement d’une intelligence artificielle (IA) capable de quantifier des variables – l’histoire de la démocratie dans un pays, ses aléas économiques, son niveau de confiance sociale, l’instabilité du climat et autres –, l’art de prédire la violence politique deviendrait une véritable science.
D’aucuns doutent qu’un modèle, quel qu’il soit, puisse vraiment prendre en compte la myriade de facteurs souvent locaux susceptibles de déclencher des troubles. Mais ses partisans estiment que la méthode est suffisamment éprouvée et les données assez solides pour brosser un tableau utile.
De leur point de vue, le prochain 6 janvier ne donnera pas l’impression d’avoir surgi de nulle part ; les modèles émettront des avertissements à propos du corps politique comme des douleurs dans la poitrine le font pour de vrais corps.
“La météo est une autre analogie qui fonctionne”, déclare Philip Schrodt, consultant de haut niveau qui se sert de l’IA pour prédire les risques de violences :
“Les gens considéreront les menaces comme nous considérons les fronts d’un orage. C’est quelque chose qui peut se révéler très utile.”
Un risque accru
CoupCast en est un parfait exemple. Les États-Unis ont, certes, toujours été inclus dans sa modélisation, mais un peu après coup, et situés tout en bas du classement des probabilités de putsch et de violences électorales.
Or, avec les nouvelles données tirées du 6 janvier 2021, les chercheurs ont reprogrammé le modèle pour qu’il intègre des facteurs qu’il avait jusqu’alors laissés de côté, comme le rôle d’un dirigeant qui encourage la foule, et qu’il en réduise d’autres, comme la longue tradition démocratique.
Par conséquent, la menace de violence électorale potentielle aux États-Unis a augmenté. Et si les spécialistes estiment que la vulnérabilité de l’Amérique reste loin derrière celle, par exemple, de l’Ukraine ou de la Turquie, elle n’est plus aussi négligeable.
“Si l’on en juge par ce modèle, il est évident que nous entrons dans une période où le risque de violence politique prolongée est accru”, commente Besaw. Avant de passer sous le contrôle de l’université de Floride, CoupCast a été géré par One Earth Future, une ONG du Colorado.
L’Amérique n’est plus une exception
Acled (Armed Conflict Location & Event Data Project), une autre ONG, suit et prédit également les crises dans le monde à l’aide d’une approche associant apprentissage automatique et logiciels pilotés par des êtres humains.
“Longtemps, les gens qui travaillent dans le secteur des prévisions sont partis du principe que l’Amérique était une exception, et que nous n’avions pas besoin de nous en inquiéter. Il faut que ça change”, affirme Roudabeh Kishi, directrice recherche et innovation du groupe.
Jusqu’en 2020, quand le projet a commencé à analyser des données avant la présidentielle, Acled ne parvenait pas à obtenir de financement pour des prédictions sur les États-Unis. En octobre 2020, elle a prédit qu’une attaque contre un bâtiment fédéral était hautement probable.
De son côté, en 2022, PeaceTech Lab, une ONG de Washington qui travaille à la résolution des conflits à l’aide de la technologie, va relancer Ground Truth, une initiative qui se sert de l’IA pour prédire la violence associée aux élections.
Jusque-là tournée vers l’étranger, elle va recentrer ses efforts sur la vie politique américaine. “Dieu sait qu’il est absolument nécessaire qu’on le fasse pour l’élection de 2024”, souligne Sheldon Himelfarb, son directeur exécutif.
Réseaux de neurones artificiels
Sur le plan scientifique, les progrès dans ce domaine ont été exponentiels. Les modèles précédents s’appuyaient sur des matrices plus simples et étaient considérés comme peu puissants. Les plus récents font appel à des outils algorithmiques comme le gradient boosting. Ils exploitent par ailleurs des réseaux de neurones artificiels qui étudient des décennies de coups d’État et d’affrontements partout dans le monde en affinant les facteurs de risques au fur et à mesure.
“Il y a tellement de variables qui interagissent, explique Jonathan Powell, qui travaille sur CoupCast. Une machine peut analyser des milliers de points de données et le faire dans un contexte local mieux que ne pourra jamais le faire un chercheur humain.”
Par exemple, plusieurs de ces modèles ont découvert qu’il n’y avait pas de forte corrélation entre l’inégalité de revenus et l’insurrection ; des changements économiques ou climatiques radicaux joueraient un plus grand rôle. Et paradoxalement, les tensions sur les réseaux sociaux ne constituent pas un indicateur fiable de troubles dans le monde réel. (D’après une théorie, à la veille de violences, beaucoup de gens seraient trop occupés ou auraient trop peur pour se lancer dans des diatribes en ligne.)
De la prédiction à la répression
Cependant, tous les spécialistes ne sont pas convaincus. Jonathan Bellish, directeur de One Earth Future, s’avoue déçu. Le problème, pour lui, tient en partie au fait qu’en dépit des données dont on dispose les violences électorales sont souvent localisées. Même les plus fervents partisans de la prédiction des troubles reconnaissent qu’il est plus probable de prédire des tendances globales que des événements précis.
Bellish et d’autres sceptiques mettent aussi en avant une conséquence embarrassante : les outils de prédiction pourraient servir à justifier que l’on réprime des manifestations pacifiques, en invoquant les résultats de l’IA comme prétexte. “C’est une inquiétude bien réelle”, souligne Powell.
D’autres admettent que le monde réel est parfois trop dynamique pour être modélisé. “Les acteurs réagissent, souligne Roudabeh Kishi. Si les gens changent de tactique, un modèle axé sur les données historiques passera à côté.”
Des outils d’alerte pour l’armée et les autorités
Le Pentagone, la CIA et le département d’État s’intéressent de près à ce domaine. En 2020, le département d’État a créé un centre d’analyse, la CIA recrute des consultants dans le secteur de l’IA et l’armée est embarquée dans plusieurs nouveaux projets.
Le mois dernier, les forces américaines du Pacifique ont annoncé avoir développé un logiciel apparemment capable de déterminer à l’avance quelles actions des États-Unis risquaient de contrarier la Chine. Et en août, le général Glen VanHerck a dévoilé les derniers essais de la Global Information Dominance Experiment [“Expérience mondiale de domination de l’information”], expérience où une IA s’inspire des grands conflits du passé pour prédire où pourraient se produire les prochains.
En revanche, le FBI et le ministère de la Sécurité intérieure se sont montrés moins enclins à adopter ces modèles. Cette répugnance serait une erreur, à en croire les partisans de la prédiction. “Ce n’est pas parfait, et ça peut coûter cher, conclut Himelfarb, de PeaceTech. Mais le potentiel inexploité est gigantesque en termes d’alerte avancée et d’intervention. Ces outils ne peuvent plus juste être considérés comme des options.”
Steven Zeitchik
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