L’ensemble des commentateurs et experts sont d’accord sur le diagnostic. Le résumé en est fait par le secrétaire Général des Nations-Unis dans sa lettre en date du 4 octobre 2021 :
« La situation sécuritaire au Sahel demeure très précaire. Le niveau élevé de violence continue de limiter la capacité des États de la région à assurer la continuité des services sociaux et à garantir la sécurité des populations. Le terrorisme poursuit son avancée dans la région et touche désormais les pays côtiers. Certaines parties du Burkina Faso, du Mali et du Niger sont en proie à des flambées de violence intercommunautaire qui provoquent des déplacements massifs, créant un vide dans lequel s’engouffrent les groupes terroristes et érodant ainsi davantage l’autorité de l’État (…) le Sahel affronte une crise exceptionnelle. En 2021, le nombre de Sahéliens ayant besoin d’aide et de protection devrait atteindre environ 29 millions, soit 5 millions de plus qu’en 2020 » [1]
Les interventions de l’armée française à l’extérieur pendant longtemps ont été guidées par des théories militaires s’inscrivant dans le cadre colonial. Le but était de se maintenir dans les territoires conquis. C’est à partir de ces objectifs que le général Gallieni avait défini les modes opératoires qui ont guidé l’armée française jusqu’à la fin de la période coloniale. Il s’agissait grosso modo de sécuriser des zones comparées à des « tâches d’huile ». Celles-ci peuvent se répandre grâce au travail, supposé « bénéfique » pour les locaux, mené par l’armée française, le fameux « gagner les cœurs et les esprits des populations ». Ou se répandre par la terreur comme en témoigne par exemple le massacre des membres du mouvement Menalemba à Madagascar en 1897. Lyautey va enrichir ce procédé en instaurant une surveillance étroite des populations. Cela donnera naissance plus tard au concept de guerre contre-révolutionnaire qui sera utilisé contre la révolution algérienne.
Aujourd’hui, les interventions militaires de l’armée française sont avant tout des opérations de maintien de l’ordre contre « l’ennemi intérieur » – à l’exception notable de l’implication des forces françaises au Tchad face aux combattants soutenus par les Libyens en 1978 et 1983. Les théories militaires ont aussi évolué avec les apports de David Galula. Ses écrits deviendront la base de la doctrine de l’armée française dans le document appelé « contre-insurrection ». Ce texte sera élaboré à la suite de la participation de la France aux opérations militaires en Afghanistan en 2012 et 2013 et circonscrit les objectifs adéquats à une intervention militaire à l’extérieur. Si ce document renouvelle la doctrine militaire, il conserve comme fil conducteur la relation avec la population comme un des enjeux majeurs dans un conflit, [2] en indiquant cependant que :
« gagner les cœurs et les esprits » de la population paraît irréaliste, voire inadapté. (…) Il s’agit donc plutôt de « libérer les cœurs et les esprits » que de les « gagner ». » [3]
Sans être exhaustif, on peut citer les idées principales de ce texte. Si hier l’intervention avait pour but la conquête d’un pays ou d’un territoire, aujourd’hui l’objectif est d’en partir le plus vite possible [4]. Les raisons d’une opération extérieure de l’armée doivent être claires et ne peuvent certainement pas être le retour à la situation antérieure car c’est précisément cette situation qui est la source de l’insurrection. Le but est donc l’établissement d’un nouveau contrat social dans le pays hôte [5]. Cette vision d’une nouvelle politique doit être portée par les autorités politiques du pays et certainement pas par les forces militaires d’intervention. [6] Ces dernières s’efforceront de renforcer la présence des services publics du pays hôte. Elles se doivent aussi d’être intraitables avec les forces loyalistes qui ne respectent pas les civils [7].
L’interrogation de Michael Shurkin, expert militaire américain et analyste au cabinet de consultant pour l’Afrique à 14 North Strategies, est des plus pertinentes :
« ‘Contre-insurrection’ laisse une question majeure sans réponse : Que se passe-t-il si la nation hôte n’est pas à la hauteur du défi et capable de concevoir et de promouvoir un projet politique alternatif qui améliorerait le statu quo ante et couperait l’herbe sous le pied des insurgés ? » [8]
C’est exactement la situation où se trouve aujourd’hui l’opération Barkhane, comme le souligne d’ailleurs le document « contre-insurrection ». Il y a conflit militaire parce qu’il y une crise sociale et politique profonde dans le pays hôte. Il n’est donc pas étonnant que Barkhane coche, comme nous essaierons de le montrer dans cet article, la presque totalité des cases de ce qu’il ne faut pas faire selon la doctrine officielle de l’armée.
La déstabilisation du Sahel s’inscrit dans la crise des états postcoloniaux des trois pays Mali, Burkina Faso et Niger. Elle se décline en conflits spécifiques selon les régions, le centre et le nord du Mali et la région de Liptako Gourma dite des « trois frontières ».
C’est en appréhendant les particularités de chaque crise, que l’on peut souligner l’inefficience des réponses globalisantes, a fortiori quand elles se résument pour une large part à une action militaire.
La situation au centre du Mali
Pour la région du centre de Mali, c’est-à-dire les zones de Mopti et de Ségou, la rébellion est menée par la katiba Macina dirigée par Hamadoun Koufa. Apparue en 2015, sous le nom de Front de libération du Macina (FLM), elle a fait allégeance à Ansar Dine. Koufa participera à la création du Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM).
Cette crise est avant tout une crise sociale, bien qu’elle soit en générale présentée dans la presse généraliste comme une lutte ethnique entre les Peuls accusés d’être en collision avec les djihadistes et les autres communautés notamment les Dogons. L’amalgame entre Peul et islamiste est une idée largement partagée dans les pays sahéliens, elle est cependant fausse. L’origine de cet amalgame peut être expliquée par des raisons historiques. A l’époque précoloniale, suite à leur sédentarisation, les Peuls fondent des royaumes basés sur l’islam dans le Fouta-Djalon en Guinée, au Fouta-Toro au Nord du Sénégal, dans la partie nord du Nigeria avec le califat de Sokoto et dans les années 1820 l’empire du Macina. Ces Etats théocratiques serviront de point d’appui pour étendre l’islam aux autres peuples animistes. Ainsi, on peut dire qu’historiquement les Peuls ont participé à la progression de l’islam sur les terres sahélo-sahariennes grâce au djihad. Le fait aussi que Hamadoun Koufa lui-même d’origine peule recrute parmi les membres de sa communauté accrédite la thèse d’une association entre Peul et islamisme.
Dans les faits, les choses sont bien plus compliquées. La lutte djihadiste est avant tout une lutte contre les élites à l’intérieur même de la communauté peule. A la tête de cette communauté très hiérarchisée on trouve le jooro avec des attributions régaliennes et de représentation du village ou parfois de groupes de villages. Le jooro joue un rôle dans l’ordonnancement des surfaces entre celles dédiées à l’habitat, à la culture et au pâturage. Il fixe aussi le prix de la contribution pour que les bêtes puissent paître sur les terres. Si ce n’est pas une règle, généralement cette fonction est assurée de père en fils ainé et doit recueillir l’assentiment des notables du village ou du groupement de villages. La contribution financière demandée initialement était le symbole de la reconnaissance du titre de propriété. Au fil du temps, elle devient de plus en plus élevée. Elle est considérée comme excessive par les pasteurs, voire même comme une sorte de racket, et est l’objet de conflits qui peuvent dégénérer en affrontements violents.
Au plan religieux, les marabouts ont une grande importance dans la vie des peuls. Ils sont au centre d’un réseau de connaissances leur permettant de jouer le rôle de courtier pas seulement entre le réel et le divin mais aussi socialement. Ils bénéficient pour cela des dons versés par les solliciteurs en échange d’intercessions.
Au bas de l’échelle sociale, les descendants d’esclaves, les Riimaybe [9], en opposition à ceux qui sont nés libres, les Rimbe. Si l’esclavage au Mali a été aboli en 1905 par la puissance coloniale, cette question reste cependant d’actualité dans tout le pays. Les Riimaybe restent une population ostracisée et marginalisée quel que soit leur niveau de richesse ou d’étude. Ils représentent un vivier de recrutement pour les djihadistes.
Amadou Koufa est un prédicateur proche au départ de la secte Dawa originaire du Pakistan. C’est là qu’il fera connaissance et se liera d’amitié avec le dirigeant du GSIM Iyad Ag Ghali. La vie de Koufa est dédiée au prosélytisme mais aussi à pourfendre les dérives qui règnent à ses yeux dans l’islam traditionnel des pays du Sahel et dont les grandes lignées des marabouts seraient les coupables.
Les prêches d’Amadou Koufa illustrent bien les raisons qui poussent des jeunes peuls à intégrer la katiba. L’essentiel de son argumentation est de se fonder sur les jugements que le prophète aurait proférés en son temps en les transposant à notre époque. Ainsi, il peut en déduire que certaines situations actuelles sont contraires à l’islam. En forçant un peu le trait, il peut d’énoncer des exigences qui sont particulièrement importantes pour les bergers pauvres peuls, par exemple l’interdiction d’un paiement en contrepartie de l’accès aux champs pour le pâturage des bêtes [10].
Ses critiques portent sur les riches, les voleurs, la mendicité des talibés, l’absence de promotion sociale ; en parallèle il glorifie le métier de berger pour gagner la sympathie des pauvres.
Ses critiques sont tout aussi véhémentes contre les marabouts vénaux qui, selon lui, trahissent l’islam en extorquant de l’argent au peuple et en l’exploitant.
La vision dénonciatrice de Koufa s’articule autour d’une double opposition : d’une part, contre l’ordre établi du monde religieux, au profit d’un islam pur et fidèle aux enseignements du prophète, et, de l’autre, contre les inégalités sociales et le monde corrompu des riches. Ces discours trouvent un grand écho parmi la population déclassée de la communauté peule mais aussi bien au-delà.
Si l’ethnicisation du conflit cache donc sa dimension sociale, elle est également une source grave de violence à l’encontre des Peuls. En effet, les organisations de défense des droits humains ont documenté de nombreux cas où des civils ont été emprisonnés, battus et parfois exécutés par les forces armées maliennes du seul fait de leur appartenance ethnique. De telles pratiques évidemment engendrent une radicalisation et certains n’hésitent pas à s’enrôler dans la katiba de Macina y voyant un moyen de vengeance ou simplement de survie.
Amadou Koufa en est bien conscient et joue là-dessus quand il déclare :
« Nous n’avons pas peur des soldats maliens et étrangers ; ils ne nous connaissent pas et ne peuvent pas nous identifier avec leurs satellites et consorts ; alors, c’est vous (les villageois) qui êtes les « yeux des Occidentaux ; sans vous, ils ne peuvent rien contre nous […] Ce que l’on vous demande lorsque l’on rentre chez nous, c’est simplement de nous dire : “soyez les bienvenus” […] Nous demandons aux maires de nos communes, aux chefs de village, aux députés, aux imams de revenir et de se taire ; ne nous dénoncez pas, ne respectez pas la loi du diable (la Constitution), ne respectez que la loi de Dieu […] Si vous nous dénoncez, on vous tuera ou vous nous tuerez ! Nous allons, nous djihadistes, revenir avec nos combattants dans les villages, nous vous demanderons de ne pas vous interposer entre nous moudjahidin et les militaires ». [11]
La stratégie est claire, il s’agit de s’intégrer parmi les populations dans les villages pour mieux combattre les forces armées du Mali. En l’absence d’identification des combattants, les militaires maliens sont soit contraints à l’abandon soit, et souvent c’est le cas, à s’en prendre aux jeunes Peuls. Ces derniers n’ayant d’autres choix² que de renforcer le camp adverse.
La question peule n’est pas spécifique au Mali, et Amadou Koufa appelle à une révolte des populations peules dans les pays où ils vivent : au Sénégal, au Mali, au Niger, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, au Nigeria, au Ghana et au Cameroun.
Pour lutter contre les combattants islamistes, des milices d’auto-défense se sont constituées, souvent sur la base des Dozo, les chasseurs traditionnels. Ces milices qui se créent sur des bases communautaires s’attaquent à d’autres villages réputés favorables aux djihadistes. C’est ainsi que des massacres ont lieu comme ceux perpétrés dans les villages de Ogossagou et Welingara où, parmi les 165 victimes, figurent des enfants et des vieillards.
Ces crimes sont attribués à la milice Dan Nan Ambassagou censée protéger les Dogons contre les combattants islamistes. En réalité, sa principale activité est de terroriser les populations peules. [12] Des pratiques s’insèrent davantage dans une dynamique de nettoyage ethnique que dans une défense des populations dogons. Ces agressions bénéficient à tout le moins du laxisme des autorités, si ce n’est d’une complicité, vérifiée sur le terrain, entre cette milice et les troupes de l’armée malienne. [13]
La zone des trois frontières
Cette zone, appelée aussi Liptako-Gourma, comprend les deux provinces du Soum et de l’Oudalan au nord du Burkina Faso, la région de Tillabéri à l’ouest du Niger et enfin le Gourma situé au nord-est du Mali.
C’est dans cette partie du Sahel que l’armée française concentre ses efforts suite à la réorganisation de Barkhane. Cette réorganisation implique l’abandon de trois emprises dans le nord du Mali – Kidal, Tessalit et Tombouctou – et la réduction des effectifs de près de 2000 hommes. Cette région est considérée comme la plus dangereuse du fait de la présence de nombreux groupes armés, parmi lesquels figure le GSIM. Celui-ci provient de la fusion de trois composantes : Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI) qui lui-même vient du Groupe salafiste pour la prédication et le combat, une partie d’Al Mourabitoun, de la Katiba Macina et d’Ansar Dine, qui recrute essentiellement parmi les Touaregs. Son dirigeant Iyad Ag Ghali est devenue le leader du GSIM. La seconde force est l’Etat Islamique dans le Grand Sahel (EIGS) ; son dirigeant historique, Adnane Abou Walid al-Sahraoui, a été tué par une frappe aérienne française. Ces deux forces peuvent coexister, éventuellement collaborer, ou s’opposer violement, ce qui est le cas actuellement.
A côté de ces deux entités islamiques, existe une série de groupes armés, dont les principales activités sont le trafic de marchandises légales et illégales à travers les frontières, comme le carburant, les cigarettes, la drogue ou même des êtres humains. Pour compléter ce tableau, il faut mentionner les milices d’autodéfense communautaires qui participent à l’insécurité de cette région.
Ces différents groupes armés évoluent dans un contexte de crise économique importante. Le Liptako-Gourma est un ensemble d’écosystèmes variés qui s’étend de la zone fluviale aux forêts en passant par les plaines, dont certaines sont inondables et que l’on désigne comme les bourgoutières, du nom d’un végétal, le bourgou, qui est une plante fourragère. La configuration de ces espaces fait qu’un nombre important d’éleveurs y convergent, entraînant des tensions parfois très vives.
Comme dans le centre du Mali, les conflits sont nombreux entre et parmi les agriculteurs, les éleveurs et même les pêcheurs. Les différents peuvent porter sur le paiement et le montant des redevances entre propriétaires de la terre et paysans qui en cultivent une partie, sur la possibilité de transformer une parcelle de terre dédiée au pâturage des bovins en terre agricole pour les besoins domestiques, ou sur l’utilisation par les pêcheurs des petits étangs ou bras de fleuve fréquentés aussi par les animaux qui peuvent endommager les filets.
Cette multitude de conflits quotidiens, qui peuvent paraître mineurs au premier abord, sont cependant importants pour les protagonistes car ils affectent leurs moyens de subsistance. Pour régler ces litiges, des médiations existaient, qui permettaient de policer les conflits. Dans certains cas, la justice était saisie, même si les rendus des décisions de tribunaux étaient compliqués du fait d’un droit coutumier non écrit [14] et donc sujet à interprétation. Avec le délitement de l’Etat plus aucune structure n’est capable de départager les conflits. La question de la justice est un élément important et souvent mésestimé dans le déclenchement des crises. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la première stabilisation de la Somalie en proie à plusieurs décennies de guerres civiles s’est faite sous l’égide du gouvernement de l’union des tribunaux islamistes, qui, si elle était expéditive et cruelle, rendait la justice.
La crise climatique raréfie les ressources en eau et pâturage. Ces pénuries exacerbent les conflits. La stratégie des islamistes est de s’insérer dans les affrontements récurrents entre communautés pour construire une base sociale et recruter des combattants.
Dans cette région, les djihadistes sont parfois amenés à administrer certains villages ou du moins à gérer certaines demandes comme les accès aux pâturages ou aux puits et à rendre la justice avec l’accord plus ou moins implicite des populations. [15]
La situation au nord du Mali
C’est dans cette région que la crise du Sahel a débuté. Le déclencheur majeur fut l’intervention de la France et de la Grande-Bretagne, soutenues par les USA, en Libye. Nombre de Touarègues présents dans ce pays sont retournés dans leur région d’origine, principalement au Niger et au Mali, porteurs de revendications et d’armes.
Le début de la crise combine des revendications d’indépendance qui furent portées à l’époque par le Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) et des revendications liées à l’islam politique. Le MNLA a vite été marginalisé par les différents groupes islamistes. Ils se sont emparés des principales villes du nord du Mali comme Tombouctou, Gao et Kidal et ont progressé par la suite vers le sud, motivant l’intervention militaire de la France à travers l’opération Serval.
Cette opération s’est appuyée sur certaines factions armées présentes au nord Mali pour traquer contre les djihadistes. Cette collaboration a participé aux difficultés du retour de l’Etat malien et de son armée dans certaines régions du nord. Les différents groupes armés ont ainsi pu assoir leur pouvoir. L’action de l’armée française s’est détournée de sa doctrine officielle de favoriser le retour des services publics du pays hôte.
On peut distinguer trois types de groupes armés. Les djihadistes du GSIM et de l’EIGS, les groupes communautaires, qui sont divisés selon des critères politiques (indépendantisme ou loyalisme, signature ou non de l’accord de paix d’Alger), mais aussi selon des critères communautaires, d’appartenance à des tribus ou à des castes. Cette situation rend difficile la compréhension de la situation d’autant que les alliances et les oppositions entre les groupes sont extrêmement volatiles. Pour la plupart de ces groupes, l’agenda consiste à protéger leur communauté tout en essayant de défendre ou d’élargir les territoires qu’ils contrôlent, ce qui implique de fréquents affrontements armés.
Les accords d’Alger signés en juin 2015 ont pris énormément de retard dans leur application. En fait, il n’y a pas de volonté politique de la plupart des acteurs d’appliquer cet accord qui a été paraphé pour nombre d’entre eux sous la pression de la communauté internationale. De plus, la crise en Algérie, source d’instabilité gouvernementale, n’a pas favorisé la nécessaire forte implication de la diplomatie algérienne. Dans les faits, le nord du Mali échappe largement au contrôle de l’Etat malien qui connaît une crise récurrente depuis les politiques d’ajustement structurels.
Crise des états postcoloniaux des pays sahéliens
Les trois pays concernés par les attaques des islamistes – Mali, Burkina Faso et Niger – sont en proie à des crises sociales et politiques profondes. Si les réponses apportées par les gouvernements sont souvent similaires, les relations entre ces pays, les islamistes et la France diffèrent.
Les derniers soubresauts importants du Mali datent du printemps 2020. Des fortes mobilisations populaires dirigées par l’imam Dicko et les mouvements politiques d’opposition mettent en cause la politique d’Ibrahim Boubacar Keita, le président élu. Son incapacité à faire face aux attaques des groupes rebelles, les scandales de corruption qui ont émaillé ses mandats, la dégradation des conditions de vie poussent nombre de Maliens à descendre dans la rue. Le coup d’Etat d’Assimi Goïta a, d’une certaine manière, coupé l’herbe sous le pied des leaders de la mobilisation. Les putschistes ont mis en place un premier gouvernement, auquel a succédé un autre, ce que les observateurs ont appelé le coup d’Etat dans le coup d’Etat.
Les désaccords s’approfondissent entre les gouvernements français et malien. La France a condamné les deux coups d’Etat, sans pour autant stopper sa coopération avec les FAMA, les forces armés maliennes. La question du redéploiement des forces de Barkhane est aussi un sujet de tension. Les forces françaises veulent se concentrer sur la région des trois frontières, un terrain qui reste le fief des groupes djihadistes et s’avère certainement moins compliqué à gérer politiquement que le centre malien, avec sa forte dimension sociale, ou le nord du pays, reste véritable imbroglio de groupes armés.
Le gouvernement malien a critiqué cette décision, ce qui a conduit chacune des deux parties à des déclarations inhabituelles dans le cadre des relations diplomatiques. La volonté malienne affichée de faire appel aux mercenaires russes de la Société Wagner a évidemment envenimé le débat. Paris a considéré que leur présence était une ligne rouge. Depuis la diplomatie française s’est ravisée. Coté malien, il est illusoire de fonder des grands espoirs sur ces mercenaires. Leur comportement avec les populations locales risque d’empirer la situation comme on le voit en République Centrafricaine. Quant à leur efficacité contre les rebelles islamistes, le cas du Mozambique, où ils sont intervenus, permet d’émettre de sérieux doutes.
L’autre point d’achoppement entre les deux gouvernements est la question des négociations avec les combattants islamistes. Pour la France, il est hors de question de discuter avec des terroristes ; elle en fait une position de principe, laquelle, soit dit en passant, est vite abandonnée quand il s’agit de négocier la libération des otages français. L’état-major de l’armée française a bien du mal à appliquer sa doctrine de « contre-insurrection » que nous évoquions plus haut : c’est le pays hôte qui choisit la ligne politique à suivre dans le conflit. Partant d’une position ferme, le Quai d’Orsay est obligé de lâcher du lest, car les autorités maliennes ont entamé des négociations à plusieurs reprises notamment dans le centre du Mali pour libérer des villages encerclés par les djihadistes.
La junte militaire malienne voit son soutien populaire commencer à s’effriter. Objet de sanction de la part de la CEDEAO, l’organisation des pays d’Afrique de l’Ouest, sa marge de manœuvre, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, est limitée.
Au Burkina Faso, le pouvoir en place est fragilisé par son incapacité à répondre aux attaques djihadistes et à restaurer la sécurité sur l’ensemble du territoire. Des manifestations sont de plus en plus fréquentes et ne se limitent pas à Ouagadougou, la capitale. Le blocage du convoi militaire français en est une illustration. En l’absence de résultats tangibles, les forces françaises de Barkhane sont vues comme une armée d’occupation. Aux yeux de certains, elles sont même perçues comme complices des djihadistes.
L’évènement dramatique de l’attaque de la caserne d’Inata a provoqué l’émoi dans la société burkinabè. Cette caserne isolée au milieu d’un environnement dangereux à tel point que le ravitaillement ne se faisait que par hélicoptère, a été abandonnée et est devenu une cible facile pour les combattants islamistes. L’attaque a fait plus de 53 morts parmi les gendarmes. Si la démission du gouvernement a calmé temporairement la rue, elle a entamé sérieusement la crédibilité de Roch Kaboré, le président du Burkina Faso.
Récemment élu, Mohamed Bazoum, le nouveau président du Niger, a dû faire face à une tentative de coup d’Etat deux jours avant son investiture. Si ce putsch a été rapidement déjoué, cet évènement est révélateur de l’instabilité du pays. Le Niger est confronté à une double menace, celle des organisations GSIM et EIGS, et celle des groupes se réclamant de Boko Haram autour de la ville de Diffa dans la région sud-est du pays.
Mohamed Bazoum s’est posé en défenseur de la politique française face aux critiques. Il n’hésite pas à museler les organisations politiques de l’opposition et la société civile militante qui se sont prononcées pour le départ des troupes armées étrangères du pays. Cela concerne Barkhane, mais aussi la base militaire US de drones à Agadez. Ces restrictions de liberté se font sous couvert de lutte contre le terrorisme.
Les manifestations contre le convoi militaire français au Niger, qui ont fait suite à celles du Burkina Faso, se sont soldées par trois morts, probablement du fait de l’armée française. Cela ne serait d’ailleurs pas la première fois puisqu’en Côte d’Ivoire, les soldats français avaient tiré sur la foule en novembre 2004 provoquant une soixantaine de morts. Si Bazoum a limogé son ministre de l’intérieur à l’occasion de ce tragique incident, il demande une enquête à la France qui a émis une fin de non-recevoir.
L’impasse de Barkhane
Les armées du Mali, du Niger ou du Burkina sont inefficientes. La plupart de leurs faits d’armes restent l’organisation des coups d’Etat et l’instauration d’un climat de peur contre leur propre population. Il y a une sorte d’illusion qui perdure depuis des décennies sur la possibilité de rendre les armées africaines efficaces. Dans l’entretien de cette illusion, la France n’est pas en reste, alors même qu’elle se targue de bien connaître le « terrain ». Les projets comme RECAMP (Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix) qui visaient à professionnaliser les corps d’arme des pays du pré-carré africain de la France en sont une illustration [16]. Les résultats sont identiques pour le projet de l’European Union Training Mission (EUTM), structure de formation de l’Union Européenne qui promeut depuis 2013 les formations militaires au Mali, sans grand succès.
C’est un fourvoiement de penser que l’armée en tant que structure d’Etat pourrait échapper aux tares d’incurie, de corruption et de décrépitude qui affectent la plupart des Etats africains. L’Europe comme les USA tentent d’entraîner les soldats sahéliens, mais que peuvent faire ces derniers au front, quand ils manquent de carburant, de munitions ou même de nourriture comme l’a bien montré un reportage sur l’armée malienne diffusé à la télévision française. [17] La démotivation des soldats de base est profonde. Ils vivent dans des bidonvilles alors que les officiers supérieurs dont la plupart n’ont jamais mis les pieds sur un champ de bataille se construisent de luxueuses villas. Leurs soldes sont dérisoires en comparaison des rémunérations des combattants islamistes. Ils savent que leurs familles auront les pires difficultés à percevoir une pension en cas de décès.
Les aides financières sont détournées, les donations en matériels sont revendues à des milices parfois même ennemies. Ceux qui osent protester contre ces corruptions sont exclus de l’armée et certains risquent leur vie.
Quant à l’armée du Burkina Faso, elle s’est structurée sous l’ère de Compaoré en se scindant entre une garde présidentielle, élite bien entrainée et bien payée, et le reste de l’armée, regroupant des hommes peu formés et sous rémunérés.
Après la révolution qui a chassé Compaoré, le responsable de Régiment de Sécurité Présidentiel (RSP) Gilbert Diendéré a ourdi un coup d’Etat en vain. Le RSP a été dissous et ses membres éparpillés dans les différents bataillons. Autre élément qui renforce l’inefficacité de l’armée, sa division qui remonte aux mutineries de 2011. A l’époque, des régiments avaient été utilisés pour réprimer leurs collègues mutins.
Dans une telle situation les armées de ces pays sahéliens ne sont pas en capacité de résister aux avancées des rebelles islamistes qui mènent une guérilla vigoureuse. Les gouvernements du Mali et du Burkina Faso mènent une politique sécuritaire de fuite en avant qui consiste à favoriser la mise en place de milices armées d’auto-défense dans les villages.
L’exemple des Volontaires de Défense de la Patrie (VDP) du Burkina Faso est, à cet égard, éclairant. Ces groupes ont vocation à être des sources de renseignements pour les forces burkinabé et se placer en première ligne dans la défense des villages. Leur objectif est de contenir les attaques des rebelles islamistes en attendant l’intervention de l’armée. Ces VDP bénéficient d’une formation d’une quinzaine de jours et sont équipées de fusils.
Si les VDP sont ouverts à tous les Burkinabè, dans les faits les Peuls sont écartés car considérés comme complices ou potentiels complices des djihadistes. Ainsi, armer des civils en écartant une communauté entière est un risque pour la cohésion du pays, a fortiori que les conflits intercommunautaires deviennent fréquents.
En brouillant la frontière entre civils et militaires, les VDP sont devenus non seulement des cibles de choix, en tant que symboles de la compromission avec le gouvernement, mais aussi des cibles faciles, du fait de la faiblesse de leur armement et de leur entraînement. Les attaques dans les villages où ils sont présents provoquent ainsi davantage de décès des civils.
Le gouvernement malien n’est pas en reste en soutenant des milices comme le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA) au nord du Mali. Ce groupe est accusé de trafic de drogue, d’êtres humains et d’enrôlement d’enfants soldats. Nous avons évoqué au sujet de la situation au centre du Mali le soutien de Dan Nan Ambassagou sur le terrain.
Le gouvernement nigérien est plus prudent. L’épisode du village de Banibangou, lors duquel 70 miliciens du groupe d’autodéfense sont tombés dans une embuscade tendue par les rebelles islamistes, ne peut que conforter sa position.
Un point commun entre armée officielle et milices d’autodéfense est que toutes deux sont responsables de violations des droits humains qui peuvent être caractérisées comme des crimes de guerre. Le fait est d’autant plus préoccupant que ces crimes sont souvent liés à l’appartenance communautaire des victimes. Les forces armées des pays sahéliens, tout comme certaines milices, sont des partenaires réguliers de la force Barkhane. L’absence de condamnation par l’état-major français des exactions de leurs frères d’armes rend la présence militaire française, sinon formellement du moins au niveau de la perception qu’en ont les populations victimes, complice l’armée française [18]. Si on se rapporte au document « contre-insurrection » et à sa préconisation de se montrer intraitable avec les forces qui ne respectent pas les populations civiles, Barkhane reste largement en dehors des normes proclamées.
Dans les faits, l’état-major de l’armée française ne peut pas se permettre de condamner les crimes de guerre des armées malienne, nigérienne ou burkinabé, et encore moins ceux commis par l’armée tchadienne, qui, comme nous le verrons plus loin, joue un rôle crucial dans le dispositif militaire au Sahel. Le risque est trop important de provoquer une crise diplomatique qui favoriserait une déstabilisation bien plus importante de la région. Barkhane est embarquée dans une sale guerre, car, faut-il le rappeler, le nombre de victimes des armées régulières et groupes de supplétifs est supérieur à celui causé par les djihadistes [19].
L’absence total d’un minimum de contrôle politique des opérations extérieures permet d’éluder le débat sur la responsabilité de l’armée française dans les morts de civils, soit du fait de sa collaboration avec les responsables d’exactions, soit directement, du fait d’erreurs de ciblage, comme lors du bombardement d’un mariage à Bounti, au Mali, qui a entraîné la mort de 19 personnes. Pourtant, d’un point de vue légal ce minimum de contrôle politique devrait s’exercer à la vue conformément à l’article 35 de la Constitution française :
« Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote.
Lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, le Gouvernement soumet sa prolongation à l’autorisation du Parlement. Il peut demander à l’Assemblée nationale de décider en dernier ressort.
Si le Parlement n’est pas en session à l’expiration du délai de quatre mois, il se prononce à l’ouverture de la session suivante. »
Le Tchad représente pour la France la pièce maîtresse de son engagement au Sahel. Au cours de l’opération Serval, les troupes tchadiennes se sont retrouvées en première ligne dans les batailles terrestres contre les rebelle djihadistes et ont payé un lourd tribut.
Le pouvoir tchadien utilise la lutte contre le terrorisme comme une rente qui lui permet d’assurer sa survie, et cela fonctionne. La preuve en est que la France n’a pas hésité à utiliser les forces de Barkhane pour défendre le régime d’Idriss Déby contre les colonnes du Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad (FACT), une organisation qui pourtant n’avait rien à voir de près ou de loin avec le djihadisme. Autre fait, le soutien de Macron à la prise de pouvoir par Mahamat Déby Itno à la mort de son père le 20 avril 2021, une action pourtant en totale rupture avec l’ordre constitutionnel de ce pays. En effet,la transition aurait dû être assurée par le président du Sénat dans l’attente de nouvelles élections qui devaient se dérouler dans les 90 jours qui ont suivi le décès d’Idriss Déby.
La ligne directrice de la politique étrangère de la France en Afrique est la recherche de la stabilité des pays. A cette fin, elle n’hésite pas soutenir les dictatures censées maintenir le statu quo espéré. Significative est la déclaration de l’Elysée lors du décès d’Idriss Déby, qui insiste par deux fois sur l’importance de la stabilité :
« Le Tchad perd un grand soldat et un Président qui a œuvré sans relâche pour la sécurité du pays et la stabilité de la région durant trois décennies. La France perd un ami courageux.
La France se tient aux côtés du peuple tchadien dans cette épreuve. Elle exprime son ferme attachement à la stabilité et à l’intégrité territoriale du Tchad.
Elle prend acte de l’annonce par les autorités tchadiennes de la mise en place d’un conseil militaire de transition, organe chargé de conduire une transition politique d’une durée limitée » [20].
C’est ainsi que beaucoup ont critiqué la France pour sa position diplomatique à géométrie variable, fustigeant le coup d’Etat au Mali mais approuvant celui au Tchad.
Perspectives inquiétantes
Avec l’évolution du conflit, on ne peut que constater que Barkhane fait partie non de la solution mais du problème. L’ampleur croissante de la guerre éloignent d’autant la possibilité de solutions acceptables pour les populations. La question de l’ouverture des négociations avec les rebelles islamistes est posée, et pas seulement par le gouvernement malien. Déjà en 2014, le PARENA, un parti d’opposition malien, évoquait cette possibilité, reprise en 2017 dans les recommandations de la Conférence d’Entente Nationale. La France a exercé des fortes pressions contre cette option, pourtant partagée par une large partie de la population. Une fois de plus, la contradiction est patente avec la doctrine officielle qui précise au sujet des forces françaises d’intervention :
« Elles n’agissent qu’en appui d’une structure politique locale. Dans tous les cas, c’est ce système politique autochtone qui oriente, voire contraint leur action. » [21]
Au Mali c’est bien l’inverse qui s’est produit.
L’ouverture de négociations, si elle n’est sûrement pas la panacée, permet cependant de mettre sur la table les problèmes politiques et d’éloigner les violences dont les civils sont les premières victimes. Déjà des négociations locales ont eu lieu dans le centre du Mali et ont permis d’atténuer les violences. Désormais les responsables de l’armée française sont obligés de le reconnaître :
« Pour le général Michon, le JNIM [22] (nébuleuse jihadiste affiliée à Al-Qaïda) est fort d’un enracinement durable, et d’un recrutement endogène dans les zones délaissées par l »État. Le groupe terroriste est à même d’imposer une autorité acceptable pour certaines populations du centre du Mali. » [23]
Cela permettrait aussi d’isoler les djihadistes les plus radicaux.
Les conflits en Libye se sont apaisés. Des élections sont prévues en 2022 et pourraient permettre de tourner la page de la guerre civile. Faute de guerre, le risque existe de voir des centaines de combattants impliqués dans le conflit libyen s’intégrer dans celui du Sahel, soit en renforçant les rebelles islamistes, soit en se livrant au banditisme. Ce qui a déclenché le conflit au Mali avec le retour des touarègues de Libye pourrait bien se répéter.
Les transhumances de miliciens, d’un conflit à un autre, sont courantes. On l’a vu avec les colonnes de la Séléka qui a pris le pouvoir en Centrafrique et qui était composée en très grande partie de combattants soudanais tchadiens et libyens.
Le deuxième élément d’inquiétude, que nous avons abordé, concerne la communauté peule, stigmatisée à des degrés divers dans l’ensemble des pays sahéliens. Cette communauté représente une quarantaine de millions de personnes. Si l’amalgame entre Peuls et djihadistes est totalement infondé, la stigmatisation violente pourrait réellement les pousser dans les bras d’un islam violent. L’urgence est donc bien de régler les bases d’un problème social et économique : la question du partage des ressources, la redéfinition des couloirs de transhumance, les prix à acquitter pour les pâturages, la mise en place de médiation légitime.
S’interroger sur le consensus en France
Le lundi 22 avril 2013, l’Assemblée Nationale votait la prolongation de l’opération Serval. Aucun député ne s’est exprimé contre. François Asensi député de Seine-Saint-Denis au nom du Front de Gauche donne l’explication de vote :
« L’enjeu était essentiel : empêcher que les Maliens se voient imposer un régime de terreur et préserver la stabilité du Sahel. (…) Notre soutien s’est ainsi assorti d’un certain nombre de réserves, mais incontestablement, nos troupes ont enregistré des succès importants sur le terrain. » [24]
Quant à Jean-Marc Ayrault le 25 janvier 2013, il déclarait :
« Non, il n’y a pas de risque d’enlisement, les objectifs que la France s’est fixés sont atteints et respectés. » [25]
Pourtant dès le 16 janvier 2013 soit 6 jours après l’intervention nous écrivions :
« Cette intervention va durer du fait de la résistance importante des djihadistes liée à leur entrainement et à leur armement. (…) Faute d’accompagnement politique, le vide créé par la fuite des djihadistes des principales villes de la région risque de voir éclore des conflits entre les communautés basées sur des ressentiments anciens. Le nombre extrêmement important d’armes en circulation dans la région, les milices qui se sont créées notamment le Ganda Iso (fils de la terre en langue Songhaï) une des trois milices qui constituent le Front de libération du Nord Mali, la récente prise de position du MNLA qui refuse que l’armée malienne puisse entrer au nord Mali, fait craindre une explosion de violence ou du moins une succession de conflits extrêmement meurtriers alimentés par la mise en place de milices d’auto-défense des différentes communautés. [26] »
Si notre analyse s’est avérée juste, ce n’est pas parce qu’elle était brillante mais parce qu’elle faisait preuve de bon sens. Il était évident qu’une telle opération ne pouvait que durer et entraîner le Mali dans des guerres internes, comme d’ailleurs toutes les interventions étrangères.
Il faut donc s’interroger sur le quasi-consensus dont a bénéficié l’opération Serval. Il s’agissait pour le personnel politique de gauche comme de droite une façon de redorer le blason colonial de la France qui, par son intervention allait sauver le peuple malien, comme deux siècles avant elle avait amené, par la colonisation, la civilisation et le progrès. Dans son discours, François Asensi considéré comme l’un des députés les plus à gauche de l’Assemblée nationale, déclarait :
« Que devait faire la France face à l’offensive des troupes djihadistes lancée jeudi dernier ? La position des députés du Front de gauche, communistes et républicains est claire : abandonner le peuple malien à la barbarie des fanatiques serait une erreur politique et une faute morale. La non-intervention serait la pire des lâchetés. [27]«
Ce propos illustre le sentiment, très largement partagé, qui considère comme naturel que la France conserve son rôle tutélaire et s’implique dans les affaires des peuples de son ancien empire colonial.
Tout se passe comme si la colonisation avait donné une sorte de « droit de poursuite », par-delà le temps, dans les pays africains. Cette idée traduit une réflexion insuffisante de la gauche sur la question coloniale et n’est peut-être pas étrangère à cette crispation sur des sujets communément appelés post-coloniaux.
Paul Martial
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