Je suis né dans une petite ville de la banlieue nord de Buenos Aires. À 5 ou 6 km de là, un commando du Mossad a capturé Eichmann le 11 mai 1960. Quelqu’un est venu nous annoncer la nouvelle et la famille a fait la fête, mais avec une certaine tristesse en se souvenant des juifs qu’il avait tués. Ça, c’est le premier événement qui m’a marqué.
Le deuxième événement, c’est quand un photographe recruté par mon père pour faire des photos de mariage m’a offert une revue qui parlait de la Shoah. Il y avait des photos d’êtres humains décharnés derrière les barbelés d’un camp de concentration, presque des morts-vivants. J’étais hypnotisé car je n’avais jamais rien vu de semblable. J’ai commencé à décalquer les photos. Et mon père m’a enlevé la revue et les dessins en me disant : « C’est quelque chose que tu ne peux pas comprendre. C’est horrible, tu verras plus tard. » Ces photos me sont restées comme une angoisse d‘enfant…
Plus tard, comme je savais dessiner, on m’a proposé de rentrer dans un lycée technique à Buenos Aires. Les études étaient très chères. Ce lycée, c’était pour les classes moyennes supérieures. Et j’ai été accepté. À la maison, on n’avait pas d’argent, mais mes parents en ont trouvé pour la première année. Ils m’ont expliqué que pour la suite de mes études, il faudrait que je travaille.
L’ami français
J’ai cherché un petit boulot, et je suis tombé, dans la rue, sur un panneau (se vusca, « on recherche », avec une faute d’orthographe) qui proposait un travail de coursier (se busca). L’entreprise vendait des instruments de musique andine. J’ai rencontré le propriétaire de la boîte qui était français. Il m’a embauché pour envoyer le courrier à la poste.
Par la suite, il a vu que je faisais des dessins et m’a dit : « Ça pourra être très utile pour la suite. »
J’ai aussi commencé à participer à des réunions avec le Français, auxquelles je ne comprenais rien. Tous les autres participants étaient des étrangers. Ils parlaient de politique et moi je ne comprenais rien, d’autant plus qu’ils massacraient l’espagnol. Je servais surtout le café.
Le Français m’a payé des cours de photographie et de dactylographie. J’ai aussi suivi des cours de photogravure et d‘impression. Au bout d‘un certain temps, il s’est créé une amitié entre nous.
En 1968, dans le lycée où j’étais, il y a eu une vague de révolte contre la présence de la religion dans les écoles. C’était assez basique mais c’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire de la politique.
J’ai demandé au Français ce qu’était la Shoah, parce que ça me titillait depuis que j’avais vu cette revue avec ses terribles photos. Alors il m’a expliqué le fascisme, le nazisme et toute cette période.
Un peu plus tard, j’ai rejoint les Jeunes guevaristes, mouvement lié au Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT). Il y avait une super ambiance entre jeunes. On faisait la fête au milieu des drapeaux rouges. C’est comme ça que j’ai commencé à militer.
Tous les cours que j’avais pris m’ont permis d’aider des tas de gens. Tout d’abord les Uruguayens qui fuyaient le coup d’État militaire de 1972. J’ai commencé à faire des faux-papiers pour eux. Et puis en 1973, il y a eu le coup d’État de Pinochet au Chili et on a aidé aussi beaucoup de camarades en fuite.
Peu à peu, je me suis formé politiquement. J’ai quitté le PRT car je n’étais pas d‘accord avec le lancement de la lutte armée sans lien avec les conditions de vie de la classe ouvrière du pays. Mon ami français et moi avons créé l’organisation « Patria socialista » avec l’idée de former des groupes d’autodéfense dans les usines, dans les bidonvilles ou les bureaux pour faire face à la répression de la bourgeoisie.
Coup d’État
En 1976, c’est le coup d’État militaire. Il y en avait déjà eu beaucoup en Argentine mais celui-là était différent des autres. Il avait été bien préparé à l’avance et il avait un but : supprimer, assassiner toute l’avant-garde ouvrière, les syndicats, les leaders étudiants, tous les dirigeants révolutionnaires et leurs organisations. Les militaires ont mené à bien un plan pour détruire le mouvement ouvrier organisé. Leur régime a duré 7 ans, la répression a fait plus 30 000 disparus, des dizaines de milliers de prisonniers politiques et plus d’un million d’exilés.
Dès le début du coup d’État, on a récupéré une liste, établie par les fascistes, de dirigeants de la grande révolte du Cordobazo [1], de dirigeants syndicaux, de dirigeants politiques, d’intellectuels… C’était une liste de 2 000 personnes que les militaires avaient prévu d’assassiner rapidement après leur prise du pouvoir.
On a alors mis en place une structure pour aider toutes ces personnes à fuir à l’étranger. On a cherché un moyen pour échapper aux soupçons des militaires. Je me suis souvenu de ce que m’avait raconté mon ami français. Résistant en France pendant la guerre, il avait acheté un cirque pour permettre la fuite de personnes recherchées par les Nazis. Il avait réussi à leur faire traverser la frontière et à les mettre à l’abri en les faisant passer pour des artistes de cirque !
El padre
C’est comme ça qu’en me faisant passer pour un prêtre (el padre), j’ai participé avec mes camarades à l’exfiltration d’un grand nombre de personnes poursuivies. Avec le groupe on organisait des faux pèlerinages pour évacuer de Buenos Aires vers l’Uruguay, ou le Paraguay, tous ces gens que les militaires voulaient tuer. Dans un pays aussi catholique que l’Argentine, nous comptions sur le fait que les militaires ne pourraient pas imaginer que sous l’apparence de croyants fervents, se cachaient en fait des communistes, des marxistes et autres subversifs… Un prêtre, jeune comme moi, semblerait inoffensif.
Déjà avant le coup d’État, mais le sentant venir, on avait repéré des trajets pour sortir du pays. J’avais suivi les cours du séminaire pendant plusieurs mois pour être un curé crédible, capable de dire correctement la messe.
J’ai structuré un groupe d‘environ 200 personnes. On a acheté un bus de la ligne 60 (c’est possible en Argentine où les bus sont gérés par des compagnies privées). Encore aujourd’hui, cette ligne traverse toute la ville et met une heure et demie pour aller du sud de Buenos Aires au port de Tigre, sur le delta du Parana, juste en face de l’Uruguay. Le chauffeur transportait la plupart du temps des voyageurs lambda. Mais en Argentine, les bus des compagnies de transport pouvaient être réquisitionnés de temps en temps pour des raisons religieuses : un pèlerinage par exemple. Alors deux, trois ou quatre fois par mois, on décorait le bus de drapeaux ornés de croix, de vierges Marie, des couleurs – blanc et jaune – du Vatican, etc., avec les camarades, el padre évacuait ses « pèlerins ». Quelquefois on a même été escortés dans la ville par des militaires ! Puis arrivés à Tigre, on faisait grimper les « pèlerins » dans un bateau-bus, qu’on avait également acheté et qui faisait des allers-retours avec l’Uruguay.
Nous pensions que nous allions surtout aider des militants, mais en fait les premières victimes de la répression ont été des juifs dont la très grande majorité ne s’était jamais organisée politiquement. On a dû évacuer 300 personnes dans un premier temps.
Dans le bus, on pouvait transporter jusqu’à 40 personnes. On avait imprimé un livret pour le pèlerinage, dans lequel on avait mis les instructions à suivre. Sur le trajet, on arrêtait le bus pour organiser des prières dans des églises ou sur certaines places : il fallait que toute la mise en scène soit le plus crédible possible. Certaines personnes sur les trottoirs applaudissaient les « pèlerins ».
Hold-up des militaires
Rapidement, le coup d’État militaire s‘est transformé en un vaste hold-up. Les commandos paramilitaires étaient composés à 20 % d‘anciens détenus pour meurtres, viols et autres saloperies. Ils avaient pour consigne de torturer, de tuer les gens et de récupérer tout ce qu’il y avait chez eux, ainsi que les maisons, les appartements, les voitures s’il y en avait... Les juifs étaient les victimes toutes désignées de la cupidité des militaires, très antisémites. La propagande parlait de « synarchie internationale » et les accusaient d‘être complices des communistes et de la guérilla. Il ne faut pas oublier non plus que beaucoup d‘anciens nazis coulaient de beaux jours en Argentine où ils s’étaient réfugiés, comme Mengele ou Eichmann. En 1974, quand j’ai fait l’armée, l’antisémitisme était très présent parmi les officiers et ils l’inculquaient à la troupe.
Ensuite nous avons commencé à récupérer les militants qui étaient sur notre liste et leurs familles. Dans notre regroupement, il y avait des gens issus de partis politiques et d’organisations syndicales. Nous disposions donc de réseaux efficaces pour contacter et aider ces personnes pourchassées.
Nous voulions absolument éviter un affrontement avec les militaires. Pour aller chercher une personne ou une famille, il fallait mobiliser 15 personnes : il y avait ceux qui les protégeaient, ceux qui vérifiaient qu’on n’était pas suivis, les chauffeurs…
Ensuite, depuis l’Uruguay ou le Paraguay, les gens pouvaient passer au Brésil ou en Bolivie. Pour le voyage, on leur fournissait de faux papiers, en cas de contrôle, et une fois de l’autre côté de la frontière, on leur rendait leurs vrais papiers.
Sauvetage d’un syndicaliste
Un jour, on a dû aller récupérer un des dirigeants très connu du Cordobazo de 1969. Il travaillait sous une fausse identité dans une imprimerie de la banlieue de Buenos Aires. Des gens qui bossaient avec lui ont insisté pour qu’il s’en aille : « Tout le monde connaît ton vrai nom et les militaires vont venir te chercher demain ! » Un des ouvriers syndiqués était en contact avec nous.
Avant de prendre la fuite, il décide de passer chez lui pour récupérer des papiers et quand il quitte sa maison, les militaires arrivent. Vite, il se cache dans le chantier d‘un immeuble en construction à côté de chez lui. Mais en escaladant le bâtiment, il se blesse à la jambe avec de la ferraille qui dépassait du béton. Tant bien que mal, il s’est hissé en haut du bâtiment. D’en haut, il a regardé les militaires arriver chez lui. Ils ont pillé entièrement sa maison, ils ont tout volé. En partant, les militaires ont laissé dans une voiture deux sentinelles devant son habitation.
Nous sommes arrivés quelques jours après pour le récupérer. Pour passer inaperçus, nous étions déguisés. Il y avait le couple d‘amoureux, le distributeur de journaux à vélo... On a remarqué la voiture avec les deux militaires dedans et on s’est dit qu’on arrivait trop tard et qu‘il avait été arrêté.
On a décidé de neutraliser les deux militaires. On les a attachés dans leur voiture et on les a foutus à poil. Les femmes de notre commando les ont maquillés avec du rouge à lèvre. Et on les a laissés comme ça… Un point important : on avait décidé collectivement d’éviter de tuer, dans la mesure du possible. Notre premier objectif était de sauver des gens.
Quand il a vu ça, le type qu’on était venu chercher a commencé à crier dans notre direction pour attirer notre attention. Un camarade qui était un costaud catcheur a réussi à le descendre. On l’a mis dans la camionnette. Il était resté plusieurs jours dans sa cachette et sa blessure s’était infectée. Il s’attendait à être secouru par des barbus comme Che Guevara, en fait, il y avait six femmes dans la camionnette ! Les femmes étaient majoritaires dans notre regroupement.
Toute cette combine a duré un an et demi et on a sauvé 2 300 personnes.
Esteban
TÉMOIGNAGE
« Le padre nous a récupérés à Buenos Aires, nous tremblions en l’attendant à l’arrêt du bus 60 en plein été. Nous sommes d’origine juive et nous avons été dénoncés par des voisins avec de fausses accusations. Mes deux filles avaient 15 et 8 ans. Ma femme avait un mot de passe (un petit carton vert) pour que el padre nous reconnaisse. Quand on l’a vu arriver, on n’en croyait pas nos yeux : il était si jeune, avec des cheveux noirs, un corps d’athlète. Son visage très clair et son sourire contrastaient avec ses vêtements entièrement noirs, à l’exception d’un col blanc de séminariste. Le padre n’était pas seul et quand nous sommes montés dans le bus, nous étions accompagnés, nous nous sentions un peu protégés. Lors de ce long voyage en autobus, il nous a expliqué que nous faisions désormais partie d’un pèlerinage catholique qui traverserait le Rio de la Plata au niveau du Tigre jusqu’à Uruguay.
Tout était expliqué dans un cahier, la fausse Bible qu’il nous a offerte. [Tout le monde avait la même. Quand nous sommes montés sur l‘embarcation au Tigre, nous étions environ une trentaine.] Avant de prendre le bateau, il nous a rendu nos papiers d’identité retouchés de main de maître, un vrai travail d’artiste. Des personnes qui l’aidaient suivaient ses indications de manière très bien rodée.
Je me souviens encore du padre, de son sourire et de son courage, nous expliquant avec une voix grave et très calme ce que nous devions faire. Je regardais ses yeux avec angoisse mais le jeune homme que nous avions rencontré à l’arrêt de bus avait vieilli durant le trajet d’au moins 20 ans, il nous montrait avec tranquillité sa force et surtout son amour à notre égard. »