« Le royaume d’Eswatini est connu comme un pays pacifique, avec une culture de courtoisie, d’humanité et d’hospitalité », déclaraient le 19 octobre dernier les évêques de la Conférence épiscopale catholique d’Afrique du Sud (SACBC) qui venaient d’effectuer une visite pastorale dans cette petite nation d’Afrique australe, entourée par l’Afrique du Sud et limitrophe du Mozambique. Avant de préciser : « Au fil des ans, le peuple d’Eswatini, fidèle à sa nature, a traversé ces moments difficiles de manière pacifique. Les récentes vagues de violence sans précédent qui ont déferlé sur le pays au milieu de cette année et qui ont fait des morts, des blessés, ainsi que la destruction de biens à grande échelle, semblent suggérer un manque de patience, qui doit être retrouvé si l’on veut éviter que ce beau pays ne bascule dans la guerre civile et les souffrances concomitantes ».
Depuis six mois, l’Eswatini est le théâtre d’une vague inédite de contestation et de manifestations. Elles visent son souverain, le roi Mswati III, au pouvoir depuis trente-cinq ans, tout comme le système politique du Tikundla sur lequel s’appuie la dernière monarchie absolue du continent. Ce nouveau cycle de campagne pro-démocratie a été enclenché par des étudiants, après que l’un des leurs a été tué par un policier. La centrale syndicale Tucoswa, toujours en veille depuis la dernière série de grèves dans la fonction publique en 2019, le parti Pudemo (qui reste interdit), mais aussi la nouvelle branche emaswati (de l’Eswatini) de l’Economic Freedom Fighters (EFF), leur ont emboîté le pas, entrainant dans la rue les travailleurs des transports, de l’éducation, et de la santé. Fait exceptionnel : en juillet, de vastes coalitions de la société civile se sont ralliées au mouvement, après le placement en détention de deux parlementaires, Mduduzi Bacede Mabuza et Mthandeni Dube, inculpés, au titre de la loi relative à la répression du terrorisme, pour avoir enfreint les règles liées à l’épidémie de Covid-19. Selon l’ONG américaine Human Rights Watch, la répression a jusqu’ici causé la mort de 46 personnes, et fait 245 blessés par balle. Amnesty International, qui vient de lancer une campagne d’information à Taiwan, dont le Eswatini est le dernier partenaire diplomatique officiel sur le continent, estime le nombre de décès à 80. Des établissements scolaires ont été provisoirement fermés, tandis que l’accès à Internet et aux réseaux sociaux, où la mobilisation est particulièrement active, a été suspendu par les autorités.
En cette fin d’année, les jeunes du pays sont « frustrés, fatigués d’attendre et ne voient aucun signe d’un avenir meilleur », résumait le 12 novembre Mgr José Luís Gerardo Ponce de León, missionnaire argentin de la Consolata et unique évêque d’un royaume majoritairement évangéliste où le roi invitait, début septembre, ses citoyens à inscrire partout où il le pouvait le mot « Alléluia » et ce, durant un mois…
« Le 2 novembre dernier, poursuit l’évêque du diocèse de Manzini, nous avons reçu la visite du président de l’Afrique du Sud, Cyril Ramaphosa, en sa qualité de chef par intérim de la Communauté pour le développement de l’Afrique australe (SADC), et ce fut une occasion intéressante parce que jusqu’ici la SADC a toujours donné l’impression d’être inefficace. En juillet, par exemple, après une visite et un rapport ultérieur, fruit de l’observation et du dialogue avec la société civile, ils n’ont remis le document final qu’au gouvernement, sans le rendre public. La visite de Ramaphosa, en revanche, a déclenché quelque chose de nouveau, d’abord parce que, pour la première fois, il est venu en personne, et ensuite parce qu’après son discours, une déclaration a été publiée par les deux gouvernements. Il a été confirmé que le royaume d’Eswatini poursuivra sur la voie du dialogue national comme l’ont demandé tant de parties. L’accord stipule que le gouvernement de l’Eswatini et la SADC procéderont à l’établissement de la feuille de route du dialogue, mais — nous le demandons — la population aura-t-elle son mot à dire et ses besoins seront-ils entendus ? »
Pour l’heure, ce n’est pas le cas. Comme en juillet, Mswati III a appelé à la convocation d’une « sibaya », un forum traditionnel où le souverain écoute les plaintes et griefs de ses sujets. Le dialogue demandé risque de tourner une nouvelle fois au monologue. Mswati III est également indisponible, comme le veut la coutume, jusqu’aux cérémonies de l’Incwala, en mars 2022. « Certains diplomates chevronnés de la région soutiennent que permettre au roi de fixer ses propres délais sans les remettre en question ne fait que l’encourager », constatent pour l’Institute for Security Studies (ISS), principal think tank sud africain, les chercheurs Liesl Louw-Vaudran et Ringisai Chikhomero. « Nous avons rejeté collectivement et individuellement la suggestion que le roi convoque un “sibaya” comme forum de dialogue et de négociation », avertit Thulani Maseko, président de l’une des principales organisations de la société civile, le Multistakeholder’s Forum. « Nous avons également rejeté le fait que le processus de dialogue et de négociation ne commence que l’année prochaine après l’Incwala. C’est mépriser les nombreuses vies qui ont été perdues à cause des forces de sécurité du gouvernement qui continuent à ce jour d’assassiner, de mutiler et de briser les os de citoyens innocents ».
Par son absence, le roi cherche une nouvelle fois à éteindre la colère et les aspirations démocratiques qui s’expriment dans les 55 circonscriptions tikundhla du royaume. Mais c’est une révolution, cette fois-ci, qui semble en cours. La monarchie vacille et ses piliers avec, dont l’économie. « On estime que le roi possède et contrôle 60 % de l’économie domestique », souligne depuis l’Eswatini Mandla Hlatjwako, rallié au Pudemo après avoir été conseiller du roi au titre de directeur de l’une de ses entreprises sucrières. « Son pouvoir économique, poursuit il, découle de son contrôle absolu sur les ressources de l’État. Il a le pouvoir de détourner des ressources déjà allouées aux divers ministères du gouvernement pour financer des fonctions royales non planifiées et d’autres commandes royales. Un examen rapide du compte des revenus et dépenses du gouvernement publié par la Banque centrale montre clairement qu’une partie substantielle de son revenu, qui devrait contribuer au développement national, ne revient pas au Trésor public. Et cette captation de l’argent public va bien au-delà du Tibiyo. »
Le Tibiyo est une institution emaswati officiellement destinée à soutenir les efforts de développement sociaux, économiques et culturels du royaume. Celle-ci regroupe de vastes intérêts dans toutes les sphères de l’économie nationale, de l’exploitation minière à l’agroalimentaire, du secteur hôtelier aux assurances. Mais en réalité, ce fonds national détenu en fiducie par le roi pour la nation emaswati, qui n’a aucun statut légal, est la vache à lait de la famille royale. « Le statut juridique du Tibiyo a été décrit comme étant “ferae naturae”, un terme latin signifiant “de nature sauvage”, comme un animal courant en liberté dans la forêt qui n’appartient à personne », notait en 2013 l’ONG américaine Freedom House, liée au gouvernement des États-Unis. « Le Tibiyo et ceux qui le contrôlent ne peuvent être tenus responsables par qui que ce soit ou par aucune autorité. En raison de son statut unique, la domination du Tibiyo dans l’économie du Swaziland est invulnérable à la concurrence. Le roi Mswati III s’assure que les lois et leur application, les règlements, la budgétisation et les contrats du gouvernement fonctionnent tous en faveur du Tibiyo, tout en érigeant des barrières contre les entrepreneurs qui ne bénéficient pas de la protection du roi ».
Les groupes multinationaux engagés avec le Tibiyo sont suspectés, depuis plus d’une dizaine d’années, de contribuer au mode de vie ostentatoire et hors-sol du monarque et de sa famille. « À l’insu de leur plein gré » ? « Les entreprises étrangères souhaitant entrer au Swaziland doivent soudoyer Mswati avec des actions ou des espèces en montants variables, et ce, en fonction du potentiel de rentabilité de l’entreprise proposée et de son impact possible sur les propres intérêts commerciaux de Mswati », soulignait encore Freedom House.
Jusqu’alors, les soupçons se concentraient sur les relations d’affaires tissées entre le royaume et le groupe américain Coca-Cola, qui exporte depuis son usine du Eswatini ses concentrés de jus de fruits dans les usines d’embouteillages de 20 pays du continent. La proximité des milieux d’affaires sud-africains avec Mswati III est aussi pointée du doigt : le brasseur et embouteilleur Sab Miller, la chaîne d’hôtel et de casinos Sun international, et même, jusqu’à l’année dernière, Chancellor House, la holding d’investissement du Congrès national africain (ANC).
Depuis 2020, un nouveau nom est apparu, sous le portrait du roi, parmi les investisseurs étrangers associés au Tibiyo : la filiale de la multinationale française Lactalis, premier acteur mondial des produits laitiers. L’acquisition de l’italien Parmalat à partir de 2011 a permis à la firme de Laval, en Mayenne, de devenir partenaire commercial du royaume. Lactalis Eswatini est à 26 % détenue par le Tibiyo, 60 % par le groupe de Laval, et 14 % par le gouvernement du royaume. « Comme le reste des multinationales opérant au Swaziland, explique Mandla Hlatjwako, Lactalis prétend qu’il est en partenariat avec la nation emaswati alors qu’en fait, il tolère un stratagème illégal de fraude envers sa population reposant sur un mécanisme qui ne serait autorisé dans aucun autre pays. Cela permet aussi à Lactalis d’être protégé de la concurrence et de garantir sa rentabilité, tout comme les bénéfices pour le souverain ».
Selon un communiqué officiel de sa direction, Lactalis est « une entreprise familiale dotée d’une riche histoire et de traditions consistant à apporter le plaisir des produits laitiers dans la vie des gens ». Plaisir. Vie. Tout ce qui manque actuellement à la population de la dernière monarchie absolue du continent africain.
Jean-Christophe Servant
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