Une fuite radioactive très importante s’est produite début décembre à la centrale du Tricastin (Drôme), qui fait tourner quatre réacteurs et est l’une des plus anciennes installations nucléaires en France. Une énorme quantité de tritium, un isotope irradiant de l’hydrogène, a été mesurée dans les eaux souterraines de l’unité de production d’électricité : 28 900 becquerels par litre (Bq/L), une unité de mesure de la radioactivité, ont été enregistrés par EDF le 12 décembre dernier. Le groupe a dû déclarer à l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) « un événement significatif pour l’environnement » et a rendu public le problème quelques jours plus tard, le 20 décembre, via un communiqué.
Pour prendre la mesure de l’énormité de ce chiffre, il faut avoir en tête que le« bruit de fond », c’est-à-dire la quantité normale de tritium dans les eaux souterraines non contaminées, est compris entre 1 et 2 Bq/L, selon un rapport de la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (Criirad) en 2020, commandé par Greenpeace.
L’activité mesurée en décembre sous l’installation du Tricastin est donc au moins quatorze mille fois au-dessus du niveau normal. C’est exceptionnel. Et c’est d’autant plus impressionnant que la demi-vie du tritium est de 12,5 ans, durée nécessaire à cet élément pour perdre la moitié de sa radioactivité. Au bout de cette période, les 28 500 Bq/L deviennent 14 250 Bq/L, puis 7 125 Bq/L au bout de vingt-cinq ans, etc. Il faudra donc 175 ans pour que la radioactivité mesurée dans la fuite retrouve un niveau d’activité « naturel ».
Ce calcul est en réalité théorique car EDF pompe régulièrement l’eau contaminée par la centrale pour la mélanger avec de l’eau « propre », et ainsi diluer son activité, avant de rejeter le tout dans le canal de Donzère-Mondragon qui longe la centrale, et se jette in fine dans le Rhône.
La pollution au tritium a été mesurée dans l’« enceinte géotechnique » construite sous la centrale pour empêcher l’eau radioactive de se répandre dans l’environnement. Elle prend la forme de murs de béton de 60 centimètres d’épaisseur et de 12 mètres de profondeur, fermés au sol par des roches sédimentaires, des marnes, dites imperméables. À l’intérieur, l’eau y est maintenue à un niveau plus bas qu’autour du site, afin d’isoler le liquide, ainsi soumis à une plus forte pression.
La contamination au tritium provient d’une fuite particulièrement importante : une cuve servant à recueillir des effluents de la centrale a débordé et déversé 900 litres de liquide, qui se sont peu à peu écoulés et ont fini par atteindre les eaux souterraines.
La pollution est restée “circonscrite à l’intérieur de l’enceinte géotechnique”
Autorité de sûreté nucléaire
Selon EDF, la fuite est sous contrôle : le niveau record de 28 500 Bq/L mesuré sur un forage était retombé à 11 000 Bq/L quelques jours plus tard – c’est tout de même plus de cinq mille fois au-dessus du niveau normal. « Le marquage des eaux souterraines en tritium est bien circonscrit et limité aux eaux souterraines présentes dans l’enceinte géotechnique interne située sous la centrale », selon le communiqué. « Cet événement est sans conséquence sanitaire », selon le groupe.
De son côté, l’ASN valide ce diagnostic, considérant également que la pollution est restée « circonscrite à l’intérieur de l’enceinte géotechnique » et a classé l’incident au niveau zéro de l’échelle internationale des événements nucléaires INES. L’autorité s’est rendue sur place pour inspecter les lieux le 21 décembre, neuf jours après l’enregistrement du pic en tritium.
Des « défaillances des capteurs des alarmes » surveillant les niveaux des cuves ont été découvertes. Et l’ASN a demandé à EDF de lui transmettre les résultats des analyses radiologiques des prélèvements effectués chaque jour dans la nappe « interne » du site. Dans un avis publié le 23 décembre, l’autorité estime qu’« aucune contamination de la nappe phréatique à l’extérieur du site n’a été mise en évidence ».
L’enceinte géotechnique ne peut donc être considérée comme étanche au tritium.
Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Criirad
Mais cette fameuse enceinte de béton sous l’installation nucléaire est-elle réellement étanche ? Pour Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Criirad, l’idée que la centrale du Tricastin puisse confiner la contamination du tritium radioactif relève du mythe. L’atome de l’hydrogène est en effet très petit et « particulièrement mobile ». Il est donc « susceptible de diffuser à travers des murs de 60 cm de béton » : « l’enceinte géotechnique ne peut donc être considérée comme étanche au tritium », selon cet ingénieur spécialisé en physique nucléaire.
En 2018, lors d’une précédente fuite de tritium au Tricastin, les inspecteurs de l’ASN avaient écrit dans leur compte-rendu de visite que les « représentants » d’EDF avaient « indiqué que l’atteinte du sol ou de la nappe par l’écoulement » ne pouvait pas « être totalement exclue compte tenu de l’état des joints inter-bâtiments ». L’activité maximale mesurée du tritium avait alors atteint alors 2 000 Bq/L – soit mille fois de plus que le niveau normal.
[Fuite dans la zone contrôlée de la centrale du Tricastin en août 2018 (document interne obtenu par Mediapart en 2019). Non reproduit ici.]
Trois ans plus tard, ces joints ont-ils été remplacés ? L’atteinte du sol ou de la nappe par la fuite des 900 litres d’eau contaminée en décembre 2021 peut-elle être totalement exclue ? Interrogée par Mediapart, l’ASN répond que « les joints mis en cause en 2017 et 2018 ont été remis en état » et qu’« une nouvelle procédure de maintenance a été mise en place en 2019 » pour renforcer « les dispositions de contrôle ».
Elle précise aussi que « ces joints ne sont pas en cause dans l’événement du 25/11/2021 ». Au passage, l’ASN révèle la date du début de la fuite : le 25 novembre dernier, soit trois semaines et demie avant le communiqué officiel d’EDF informant le public de l’incident.
De son côté, EDF explique que « la surveillance renforcée en place permet de confirmer que les prélèvements réalisés dans la nappe phréatique avec les puits de contrôle situés en bordure externe de la centrale sont conformes aux valeurs habituellement observées, de l’ordre de 10 à 25 Bq/L ». Ces niveaux que le groupe dit « habituellement observés » sont en réalité très élevés. Car en l’absence de rejets par des centrales nucléaires, les niveaux de tritium dans les eaux de surface devraient être de l’ordre de 0,1 à 2 Bq/L, explique la Criirad dans son rapport de 2020.
L’autorité de sûreté ajoute encore que « les événements de 2018 n’ont pas mis en évidence d’anomalie dans les eaux souterraines du site ». Pourtant, lors d’une précédente enquête, Mediapart avait découvert qu’en août 2018, à la suite d’une fuite qui avait duré 24 heures dans la centrale du Tricastin, des effluents étaient sortis de la zone contrôlée vers l’extérieur.
Ils étaient contaminés au tritium avec une activité maximale de 2 000 Bq/L, soit au moins mille fois plus que le niveau normal, et deux cents fois plus que la limite fixée par le Code de santé publique pour déclencher une enquête sur la radioactivité de l’eau. Cet incident avait provoqué une crise interne au sein de la centrale nucléaire. Il est au cœur de l’alerte lancée par « Hugo », un membre de la direction, qui poursuit EDF pour mise en danger d’autrui, non-respect du Code du travail ainsi que pour harcèlement.
Ce n’est donc pas la première fois que la centrale du Tricastin connaît des incidents de ce type. En 2019, une activité de 5 300 Bq/L – plus de deux mille fois au-dessus du bruit de fond – avait été mesurée dans les eaux de la centrale, et EDF avait là encore dû prévenir l’ASN. Le groupe n’avait communiqué l’information au public que onze semaines plus tard, selon la Criirad.
En 2013, EDF avait déclaré à l’ASN « un événement intéressant l’environnement » en raison de la mesure d’une forte hausse du tritium mesuré, avec un pic de 700 Bq/L sous l’installation. Ces fuites radioactives dans la nappe phréatique sous la centrale du Tricastin avaient fait l’objet d’une plainte déposée par trois associations.
Peu de travaux existent sur les effets à long terme, notamment génétique, de la contamination par ce radioélément
Bruno Chareyron, Criirad
En dehors de ces incidents, la centrale rejette de toute façon régulièrement du tritium radioactif dans le canal de Donzère-Mondragon. Les quantités sont gigantesques : 44 000 milliards de becquerels en 2017, et 34 700 en 2018, selon les estimations de la Criirad. L’eau du Rhône est ainsi systématiquement contaminée par le tritium du Tricastin – et des autres installations nucléaires construites dans sa vallée : Bugey, Saint-Alban, Cruas et les installations d’Orano à Pierrelatte.
Cette eau contaminée est bien sûr diluée par le débit du canal et du Rhône. Mais il reste inévitablement de la radioactivité dans la nappe alluviale, où sont puisées les eaux potables des communes environnantes. Or les contrôles de ces eaux, « le plus souvent trimestriels » sont insuffisants, alerte la Criirad. « Ils sont donc susceptibles de sous-estimer très fortement la contamination effective de l’eau ingérée par les populations impactées. » Par exemple, si un contrôle est effectué un jour où le rejet est très faible, les habitants recevront l’information qu’il n’y a pas de tritium dans l’eau alors que l’élément radioactif y est présent.
Est-ce dangereux pour la santé des personnes qui boivent et utilisent cette eau ? Le tritium ingéré dans l’eau est rapidement éliminé par le corps humain, explique encore la Criirad dans son rapport. Mais quand du tritium se trouve dans de la nourriture, son activité d’irradiation est plus forte et plus longue. Et s’il se lie à l’ADN d’une personne, il peut entraîner des cassures et des mutations de chromosome pouvant causer des cancers. La « radiotoxicité du tritium semble avoir été largement sous-évaluée et peu de travaux existent sur les effets à long terme, notamment génétique, de la contamination par ce radioélément » selon Bruno Chareyron, de la Criirad.
[Carte. Activité du tritium dans les eaux potables des communes de la vallée du Rhône, entre Donzère et Caderousse, 2016-2019 (©Criirad). Non reproduite ici]
La présence de tritium dans l’eau potable bue par les habitant·es vivant à proximité de la centrale du Tricastin est surveillée – en général une fois par trimestre. À partir des données du ministère de la santé, la Criirad a réalisé une carte de l’activité du tritium dans les eaux potables des communes de la vallée du Rhône, entre Donzère et Caderousse. Il en ressort, sur la période étudiée – entre 2016 et 2019 - que « les habitants de très nombreuses communes, situées au sud du Tricastin, boivent régulièrement de l’eau contaminée au tritium » : à Lapalud, Bollène, Lamotte-du-Rhône, Mondragon, Mornas, et Piolenc.
Cette contamination dans l’eau du robinet « est très en dessous des normes applicables en France », explique l’ingénieur, mais il s’interroge : « Est-il normal de donner à boire à plusieurs dizaines de milliers de personnes, dont de jeunes enfants et des femmes enceintes, une eau contaminée par un élément radioactif rejeté par une centrale nucléaire proche ? »
Communication a minima, communiqué enfoui dans les tréfonds du site du Tricastin, utilisation du mot « marquage » plutôt que « contamination » ou « pollution » : en pleine discussion sur une relance du programme nucléaire français, EDF fait tout pour que cet incident gênant passe inaperçu.
Jade Lindgaard
Voir les annexes de cet article :
https://www.mediapart.fr/journal/france/261221/nucleaire-importante-fuite-radioactive-la-centrale-du-tricastin/prolonger
• MEDIAPART. 26 décembre 2021 à 18h12 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/261221/nucleaire-importante-fuite-radioactive-la-centrale-du-tricastin
Enquête - Centrale nucléaire de Tricastin : des dissimulations en cascade
Dans l’affaire du lanceur d’alerte de la centrale du Tricastin qui porte plainte contre EDF, de nouveaux éléments consultés par Mediapart révèlent que l’Autorité de sûreté du nucléaire connaissait depuis longtemps le problème. Selon un document interne, EDF a menti et l’autorité de sûreté également dans sa communication publique.
En plein débat sur la relance du nucléaire, un lanceur d’alerte jette un pavé dans la mare : un membre de la direction de la centrale du Tricastin (Drôme), l’une des plus anciennes du parc français, a déposé plainte contre EDF concernant la sûreté du site, la mise en danger d’autrui, le Code du travail ainsi que pour harcèlement, comme l’a révélé Le Monde.
Les faits dénoncés par celui qui se fait appeler « Hugo » sont graves et longuement détaillés dans la plainte, à laquelle Mediapart a eu accès. Des incidents se sont produits en 2017 et 2018 sur le site, parmi lesquels une importante inondation dans la zone contrôlée, le 28 août 2018, dont la durée et l’ampleur ont été dissimulées à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), comme l’avait révélé Mediapart en 2019.
Le refus d’Hugo de déroger à l’obligation de transparence, pierre angulaire de la sûreté nucléaire, lui a valu les foudres de sa hiérarchie, selon son récit. Au point de subir des intimidations ainsi que des humiliations, avant d’être brutalement poussé vers la sortie. Après une longue période d’arrêt maladie, il attend aujourd’hui de retrouver son poste.
Il sollicite le statut de lanceur d’alerte qui peut le faire bénéficier d’une protection juridique. La plainte a été déposée début octobre auprès du tribunal judiciaire de Paris, qui n’a pas encore annoncé l’ouverture d’une enquête préliminaire.
Depuis la révélation de cette plainte, très embarrassante pour EDF au regard de la qualité du parcours professionnel d’Hugo et de son niveau de responsabilité au sein de l’une des plus importantes centrales nucléaires françaises – quatre réacteurs de 900 mégawatts et la première à être prolongée au-delà de quarante ans – l’ASN est particulièrement discrète. Pas de communiqué de presse, et des réactions lapidaires dans les médias. Interrogée par Mediapart lundi 22 novembre, l’autorité annonce ne plus vouloir répondre aux questions des journalistes, en raison de la procédure judiciaire.
Selon nos informations, l’ASN connaît parfaitement ce dossier car elle avait été informée dans le moindre détail par Hugo lui-même, au moment où se déroulaient les faits en 2018. Pourtant, elle n’a pas sanctionné l’exploitant nucléaire pour la dissimulation de l’inondation. Elle occulte ses dysfonctionnements dans sa communication publique au sujet du Tricastin, et semble prendre la défense de la centrale en réponse aux premiers médias qui l’ont interrogée concernant la plainte d’Hugo. L’ASN n’a pas non plus soutenu le salarié quand il a été mis sur la touche, alors qu’elle est chargée de l’inspection du travail sur les installations nucléaires d’EDF.
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Créée en 2006 par la loi sur la transparence et la sécurité nucléaire, l’ASN est une autorité administrative indépendante qui assure, au nom de l’État, le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France, « pour protéger les travailleurs, les patients, le public et l’environnement des risques liés aux activités nucléaires ». Parmi ses missions, elle « informe le public » et « contribue à des choix de société éclairés ».
C’est à l’ASN de prévenir le gouvernement et les autorités politiques si l’exploitation des centrales nucléaires représente un danger pour le pays. « Son ambition est d’exercer un contrôle reconnu par les citoyens »,précise le texte décrivant sa mission. C’est pourquoi la nature des informations qu’elle rend publiques, et leur écart avec sa connaissance de la réalité de ce qui se passe, est une question d’intérêt général.
La chronologie des échanges entre Hugo et l’ASN, comme Mediapart a pu la reconstituer, révèle une attitude particulièrement conciliante vis-à-vis du groupe nucléaire. « S’agissant des propos rapportés par un salarié, EDF ne fait pas de commentaires » fait savoir, de son côté, l’entreprise.
Le 17 octobre 2018, Hugo écrit à l’inspecteur du travail en charge du suivi de la centrale nucléaire du Tricastin. Il se présente comme membre de l’équipe de direction du site. Il est chargé de superviser, entre autres, le pilotage des réacteurs nucléaires, en fonctionnement 24 heures sur 24. Près de quatre cents personnes se trouvent sous son autorité. C’est l’une des plus hautes responsabilités sur un site de production d’électricité.
Commencent plusieurs semaines d’échanges entre le cadre nucléaire et l’ASN. Hugo témoigne « des pressions en tout genre » de la part de sa hiérarchie directe. Il dénonce un « manque flagrant aux règles de culture sûreté et à la réglementation en matière de droit du travail ». Explique le sens de sa démarche et la souffrance qu’elle représente pour lui : « Cela fait plusieurs jours que j’essaie de trouver la force de vous écrire sans y parvenir », « je ne pensais pas en passer par là un jour… mais il me semble aujourd’hui urgent de vous alerter, pas seulement pour moi, mais aussi pour mes collaborateurs et pour le site ».
L’inspecteur du travail et sûreté du Tricastin, au sein de la branche lyonnaise de l’ASN, accuse réception. Il prend note de la situation qu’il qualifie de « préoccupante » pour le lanceur d’alerte à titre « personnel » et pour son unité. Et il s’engage à ouvrir une enquête à ce sujet. Sans disponibilité en octobre, il renvoie à novembre pour la suite.
Au bout de quelques jours, Hugo le relance : sa situation « est de plus en plus compliquée ». L’ASN promet de regarder la situation en novembre. Le cadre de la centrale nucléaire transmet rapidement une foultitude d’informations d’une grande précision : description de l’incident de sûreté ; récit détaillé des réactions de sa hiérarchie ; liste de noms de collaborateurs et collaboratrices à interroger ainsi que de personnes subissant des pressions ; alerte sur des triches concernant les déclarations d’arrêt de travail.
L’ASN rencontre Hugo à plusieurs reprises. Le contenu des informations qu’il leur délivre est impeccablement ciselé. Il joint des copies de SMS agressifs et brutaux envoyés par son manager : « Une connerie et t’es tondu », « Peux-tu éviter ce sourire narquois chaque fois que je parle ? » Il décrit sa disparition de l’organigramme et la mise à disposition de son poste alors qu’il se trouve en arrêt maladie depuis quelques jours seulement– et donc toujours salarié. Les exemples de mauvais traitements abondent, sa détresse est palpable. Dans une centrale nucléaire, les conditions de travail sont considérées comme intrinsèquement liées à la qualité de la sûreté du site, et donc à sa protection contre le risque d’accident.
Au printemps 2019, l’ASN clôt son enquête. Elle a auditionné des dizaines de personnes, dont seulement une poignée ont été conseillées par Hugo. EDF a suivi de près les investigations. Résultat : les enquêteurs concluent que des « dysfonctionnements au niveau collectif » au sein de la centrale ont été « mis en évidence », mais que la pratique de harcèlement moral « n’a pas été établie ». L’absence de preuves ne signifie pas que les dénonciations du salarié sont infondées.
L’enquête de l’ASN a-t-elle été loyale ? Dans la plainte contre EDF, les avocats d’Hugo exhument un SMS troublant envoyé par l’inspecteur du travail enquêtant sur son cas. En décembre 2018, deux mois après la première alerte lancée par le salarié d’EDF, son directeur lui écrit qu’il va lui proposer une nouvelle « mission ». Sous-entendu, un nouveau poste. Or le Code du travail interdit d’imposer un reclassement, une réaffectation ou une mutation pour avoir témoigné de harcèlement moral. Interrogée par Hugo à ce sujet, l’ASN semble alors valider cette démarche : « Le directeur d’unité se doit effectivement de vous protéger contre tout risque de récidive […] cela doit répondre à cet objectif » et ajoute que « votre retrait de poste est à ce stade une décision managériale ». Pour la défense d’Hugo, « toute nouvelle affectation ou mutation de quelque sorte serait en écart à la législation ». Et les avocats s’interrogent par écrit sur « l’indépendance de l’inspecteur de l’ASN » vis-à-vis de la direction de la centrale, et même sur sa « compétence ». Le salarié est alors dans une impasse avec sa hiérarchie et connaît des problèmes de santé. Il part en long arrêt maladie.
Quant au volet « sûreté », qu’a fait l’ASN des informations internes que lui a révélées le cadre ? Elles portent sur plusieurs événements : une inondation plus importante que la façon dont elle a été déclarée en 2018, l’omission de déclaration d’un incident ayant suscité un désaccord interne entre deux responsables, des pressions à l’encontre d’inspecteurs nucléaires.
Afin de le savoir, Mediapart a envoyé une liste de questions à l’autorité (retrouvez la liste complète dans les annexes de cet article). Quelles investigations ont été conduites ? Quelles explications ont été demandées et obtenues ? Quelles prescriptions ont été demandées à EDF pour que ces problèmes soient réglés ? Lors d’un échange téléphonique lundi 22 novembre, le « gendarme du nucléaire » nous a prévenu·e·s qu’il ne répondrait pas à nos questions en raison du dépôt de la plainte par Hugo auprès du procureur de la République - l’ASN n’est cependant à ce stade pas visée par la procédure. Et précise avoir déjà répondu sur le fond des incidents, lors de notre précédent article en 2019. Il n’y a, selon eux, « rien de nouveau ».
Des éléments inédits consultés par Mediapart interrogent pourtant l’attitude de l’ASN vis-à-vis d’EDF. Le 24 mai 2019, une réunion dite « 2 + 2 » se tient à la centrale du Tricastin. C’est un rendez-vous au sommet, réunissant le directeur de la centrale - et un adjoint –, avec la directrice de l’ASN à Lyon en personne - et son adjoint. Cet entretien a vocation à être franc et direct, sans filtre. Son compte-rendu fait l’objet d’une diffusion extrêmement restreinte, y compris au sein de la centrale nucléaire. Mediapart a eu accès à ce document de treize pages. On y voit que la liste des points faibles de la centrale est trois fois plus longue que celle de ses points forts. Surtout, de graves lacunes sont identifiées.
À commencer par un « manque de rigueur » dans le « respect des procédures et des référentiels ». Cette expression bureaucratique désigne une règle d’or en matière de sûreté nucléaire : toutes les activités de sûreté doivent impérativement suivre un mode opératoire, accompagné d’une check-list, qui découle des règles générales d’exploitation. À la date de cette réunion entre chef·fe·s, la centrale a déjà connu dix-huit « événements significatifs de sûreté » en cinq mois, ce qui est beaucoup - lire ici ce qu’en dit l’IRSN – dont la moitié correspondent au « critère 3 », un indice patenté de gravité car il signale la non-conformité aux « spécifications techniques d’exploitation », le sacro-saint référentiel de sûreté utilisé par tous les opérateurs en salle de commande. Des défauts sont détectés, notamment pour la « radioprotection » des travailleurs du site.
Pourtant, dans son bilan annuel de la centrale du Tricastin, public, l’ASN écrit que « les performances globales de la centrale » en matière de sûreté nucléaire et de protection de l’environnement « rejoignent globalement l’appréciation générale des performances que l’ASN porte sur EDF ». Traduction : rien à signaler.
La surveillance particulière dont la centrale faisait l’objet en 2017 semble être levée – en août la centrale avait dû être arrêtée en raison d’un risque de rupture d’une partie d’une digue proche pouvant causer la fusion des cœurs des quatre réacteurs de la centrale en cas de séisme. En février 2021, l’ASN rend un avis favorable au principe du prolongement au-delà de quarante ans de l’activité des réacteurs du type de ceux opérés au Tricastin.
Mais le document est aussi intéressant car l’ASN y écrit noir sur blanc qu’EDF ne lui a pas transmis les bons chiffres concernant les rejets de gaz de la centrale vers l’extérieur. Elle exige donc la transmission des « valeurs corrigées » sur presque dix ans, de 2008 à 2017. Pourquoi, alors, l’autorité conteste-t-elle que le groupe lui a caché les chiffres réels de ces émissions ? Interrogée par Le Monde en novembre 2021, l’ASN conteste toute dissimulation par la direction de la centrale du Tricastin : « Il y a effectivement eu en 2017 et 2018 pas mal de divergences mais elles ont été portées à la connaissance de l’ASN, et n’ont pas été mises sous le tapis. »
L’adjoint au chef de la division de Lyon de l’autorité écrit pourtant l’inverse, noir sur blanc, dans un courrier officiel envoyé à la direction d’EDF au Tricastin, le 22 mars 2018, et accessible en ligne. À l’occasion d’une inspection, il découvre qu’une décision opérationnelle (un « repli de réacteur ») prise fin 2017, que le règlement oblige à déclarer à l’autorité comme événement significatif de sûreté, ne l’a pas été. « Je vous demande de déclarer à l’ASN, dans les plus brefs délais, cet événement significatif pour la sûreté. »
Ce type d’occultation n’est-il pas exactement ce que l’on appelle « mettre sous le tapis » ? Interrogée en 2019 par Mediapart, sur d’éventuelles dissimulations d’incidents par EDF, l’autorité avait répondu négativement – par une phrase alambiquée maintenant une certaine confusion.
Toujours en 2018, une inondation dans un bâtiment où était entreposé du matériel important pour la sûreté de la centrale avait duré vingt-quatre heures - Mediapart en avait publié des vidéos.
Mais elle avait été déclarée à l’ASN comme « un écoulement d’eau » qui aurait été « immédiatement arrêté ». Interrogé sur cet épisode par Le Monde, Christophe Quintin, inspecteur en chef à l’ASN, déclare dans le journal du 13 novembre 2021 que « les présentations qui sont faites de l’événement sont cohérentes ». Sollicitée par Mediapart à ce sujet, l’ASN n’a pas voulu répondre à nos questions.
Pourquoi une telle différence de ton entre ses courriers internes et sa communication vers l’extérieur ? L’ASN cherche-t-elle à protéger EDF ? Et que se passera-t-il si la justice confie à l’autorité l’expertise de plainte d’Hugo ? Pour ses avocats, William Bourdon et Vincent Brengarth, « les révélations d’Hugo mettent en évidence des défaillances d’une extrême gravité de l’ASN, dont le rôle d’autorité de contrôle est incontestablement mis à mal ». À leurs yeux, « ces révélations appellent des investigations indépendantes, qu’il est impossible de faire reposer sur les conclusions de l’ASN, à la fois juge et partie. L’affaire, en plus de commander l’ouverture d’une enquête rapidement, invite à une réflexion en profondeur sur les mécanismes de contrôle et de surveillance dans le domaine du nucléaire ».
À la question : « Au Tricastin, en 2018 et 2019, avez-vous respecté les procédures et le référentiel de sûreté ? », EDF répond en se repliant derrière l’avis de l’ASN : « Chaque événement détecté sur le terrain, présentant un risque ou enjeu de sûreté, de risque pour l’environnement, est déclaré à l’Autorité de sûreté nucléaire »,qui « réalise chaque année des inspections programmées et inopinées sur chacun des sites ». D’après le groupe, il en ressort qu’« aucun manquement à la sûreté n’a été détecté pour aucune centrale nucléaire ».
Jade Lindgaard
• MEDIAPART. 24 novembre 2021 à 09h27 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/261221/nucleaire-importante-fuite-radioactive-la-centrale-du-tricastin
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