Il y a 50 ans, le 10 octobre 1966, Jean-Marie Muller donnait sa toute première conférence publique à Orléans sur le thème « La violence et l’évangile » dans le cadre d’une rencontre oecuménique à laquelle participait notamment l’évêque d’Orléans Guy Riobé et le pasteur Miroglio, responsable de l’Eglise réformée d’Orléans. Jeune professeur de philosophie, il est alors âgé de 26 ans, Jean-Marie Muller y faisait le constat que « le monde est en état de violence » et qu’ « il est menacé par la violence jusque dans son existence même ». Il posait alors cette question qui demeure toujours d’actualité : « Face à cela, que devons-nous faire, que pouvons-nous faire ? » C’est précisément à ces questions cruciales que Jean-Marie Muller ne cesse de réfléchir depuis cinq décennies en s’efforçant de relever le formidable défi que nous lance la non-violence.
Son nom apparaît sur la place publique à Orléans, en janvier 1969, lors d’un procès où il comparaît avec deux autres Orléanais (Jean Desbois et Jean-Pierre Perrin) pour avoir renvoyé son livret militaire. Deux ans auparavant, il avait demandé, en tant qu’officier de réserve, à bénéficier du statut d’objecteur de conscience. Il sera condamné à trois mois de prison avec sursis et à cinq ans de privation de ses droits civiques.
La même année paraît son premier ouvrage L’évangile de la non-violence, chez Fayard, qui apporte les premiers éclairages sur la non-violence dans une perspective chrétienne. Il souligne les insuffisances et les contradictions de la théologie et de l’Eglise sur la violence légitime et la guerre juste. Surtout, il soutient que la non-violence est une des exigences essentielles du christianisme et montre qu’elle est une autre voie, davantage efficace, pour promouvoir la justice, la paix et la liberté. Avec cet ouvrage écrit avec une grande rigueur, Jean-Marie Muller s’impose déjà comme un important penseur de la non-violence.
En 1970, il quitte l’enseignement pour se consacrer à des travaux de recherche sur la non-violence et à sa mise en œuvre sur le plan de la formation et de l’action.
Ecrivain et militant
Ecrivain, Jean-Marie Muller est l’auteur de nombreux ouvrages de référence sur la philosophie de la non-violence et la stratégie de l’action non-violente. Mais si depuis cinquante ans, il consacre une grand part de son temps à l’écriture, Jean-Marie Muller est un avant tout un militant de la non-violence. « Le philosophe peut-il réfléchir sur la non-violence s’il n’est pas lui-même un « militant » ? », s’interroge-t-il dans son livre Le principe de non-violence, parcours philosophique (1995). Poursuivant son interrogation, il ajoute : « Ne convient-il pas de mettre en question l’image du philosophe qui réfléchit en se tenant à l’écart des conflits de la cité ? Comme si le fait de ne pas s’engager, de ne pas prendre parti permettait de mieux réfléchir… Ne faut-il pas affirmer, au contraire, que si la philosophie est une réflexion sur l’action, le philosophe ne peut pas ne pas agir et, qu’en ce sens il ne peut pas ne pas être un militant ? Nous pensons en effet qu’il faut procéder à une réhabilitation philosophique de la militance. »
Fidèle à ce principe, il participe à plusieurs actions d’envergure. En juin 1970, il entreprend, avec Jean Desbois, une grève de la faim de quinze jours pour dénoncer la vente de seize avions Mirage au gouvernement des généraux brésiliens, action qui suscite un grand retentissement dans l’opinion publique et un large débat sur le commerce des armes. En 1973, il participe à l’équipée du « bataillon pour la paix » menée dans le Pacifique, pour protester contre les essais nucléaires français. Avec Jacques de Bollardière, il se trouve à bord du Fri, lorsque ce voilier est arraisonné par la Marine nationale à l’intérieur de la zone interdite autour de Mururoa. Lorsque la bombe explose, il est détenu dans la prison militaire de la base de Hao. Ce sera la dernière fois que le gouvernement français procèdera à des essais nucléaires en atmosphère.
De l’action à la théorie… En 1972, il publie Stratégie de l’action non-violente, véritable manuel de la révolution non-violente. Pour la première fois, l’action non-violente est exposée de manière rigoureuse et réaliste. Il développe les principes d’une stratégie originale, à partir de l’étude des combats menés par Gandhi et Martin Luther King. Ce classique sera réédité au Seuil dans la collection « Points politique » (en 1981). L’année de la publication de cet ouvrage majeur, il fait un séjour prolongé aux Etats-Unis où il rencontre de nombreux responsables des mouvements non-violents de ce pays alors engagés dans la résistance à la guerre du Viet-Nam. En collaboration avec Jean Kalman, il publiera en 1976 un livre sur Le combat non-violent de César Chavez, le leader des travailleurs agricoles mexicains aux Etats-Unis.
Le MAN
Voulant donner une expression politique à la non-violence, il prend l’initiative, en 1974, de créer le Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN), fédération nationale de groupes non-violents, dont il fut longtemps le porte-parole. Avec le MAN (mais aussi le PSU et quelques groupes écologistes), il participe à la création du Front autogestionnaire qui présentera de nombreux candidats aux élections législatives de 1978. En octobre 1978, Jean-Marie Muller participe à une grève de la faim de quatre jours avec Lanza del Vasto, Jacques de Bollardière, Jean Toulat, Jean Goss et quatre paysan(ne)s du Larzac afin d’interpeller l’opinion et les pouvoirs publics sur l’affaire du camp militaire. François Mitterrand leur rend visite et les assure de sa solidarité. Elu Président de la République en 1981, ce dernier rendra le Larzac aux paysans.
Ces années-là, il participe activement à la campagne pour une nouvelle loi sur l’objection de conscience, tout en témoignant à de nombreuses reprises lors de procès d’objecteurs de conscience insoumis, et participe au Comité consultatif créé en 1982 par le Premier Ministre en vue d’établir une concertation sur ce dossier relatif au vote d’une nouvelle loi sur l’objection de conscience. Parmi les réformes qui seront adoptées, il est désormais possible aux réservistes d’obtenir le statut légal des objecteurs de conscience.
L’objection de conscience à l’institution militaire ne saurait se confondre avec un certain antimilitarisme. Pour Jean-Marie Muller, l’objecteur de conscience doit assumer ses responsabilités vis à vis de la défense en travaillant sur les possibilités d’une résistance non-violente à l’échelle d’un pays en cas d’agression. Il développe ses réflexions sur une autre défense dans son ouvrage Vous avez dit « pacifisme ?, de la menace nucléaire à la défense civile non-violente (1984). En 1983, suite à une campagne du MAN pour une autre défense, le ministre de la Défense Charles Hernu demande à Jean-Marie Muller de conduire une étude sur la défense civile non-violente. Celle-ci, réalisée en collaboration avec Christian Mellon et Jacques Sémelin, est publiée en 1985 par la Fondation pour les Etudes de Défense Nationale sous le titre « La dissuasion civile ». Comme une reconnaissance de la pertinence des méthodes de la résistance non-violente appliquée à la défense nationale.
Dans la foulée de la signature de ce contrat, Jean-Marie Muller participe, en 1984, à la création de l’Institut de Recherche sur la résolution Non-violente des Conflits (IRNC) au sein duquel il deviendra Directeur de recherche. Cet institut organisera de nombreux colloques et publiera des études appliquées au dispositif de la dissuasion civile, mais aussi de l’intervention civile de paix. Entre 1985 et 2000, l’IRNC a participé à des réunions de travail avec des représentants du Secrétariat Général de la Défense Nationale (SGDN). Entre 1985 et 1992, Jean-Marie Muller est chargé de cours de l’Institut d’Etudes Politiques de l’Université de Lyon où il donne un enseignement sur la stratégie de l’action non-violente.
Durant l’été 1987, Jean-Marie Muller se rend en Pologne, où il rencontre les principaux leaders de l’opposition démocratique, dont Jacek Kuron et Adam Michnik. La résistance polonaise avait traduit et publié illégalement en 1985 son ouvrage « Stratégie de l’action non-violente » qui était devenu pour eux le manuel de base de la résistance civile non-violente. La grille de lecture de la non-violence appliquée à la situation des régimes totalitaires de l’Est s’avèrera particulièrement féconde pour définir une stratégie de résistance non-violente qui aboutira finalement à la chute du mur de Berlin. Ainsi, anticipant sur les événements de 1989, Jean-Marie Muller écrit dès 1985 : « Il s’avère que, si le pouvoir totalitaire est parfaitement armé pour briser toute révolte violente, il se trouve largement désemparé pour faire face à la résistance non-violente de tout un peuple qui s’est libéré de la peur. […] Ainsi donc, la non-violence, dont les esprits doctrinaires professent qu’elle fait le jeu des régimes totalitaires, s’avère, en réalité l’arme la mieux appropriée pour la combattre. » Force est de reconnaître qu’à l’époque bien peu d’observateurs étaient prêts à partager ce point de vue.
Philosophe et militant
Conférencier et formateur, il parcourt l’Hexagone et de nombreux pays, en Europe et dans le monde, pour sensibiliser et convaincre ses auditoires de la sagesse et de la force de la non-violence. Une conférence de Jean-Marie Muller est toujours un événement. Sa voix, son humour, la clarté de ses analyses, ses reparties « désarmantes » ne laissent pas indifférent. Et s’il dérange ou agace parfois par son à-propos qui ne laisse apparaître aucune faille, on est généralement enclin à respecter sa force de conviction qui s’exprime à travers un raisonnement très cartésien. Depuis plus de vingt ans, invité par des associations et mouvements de défense des droits de l’homme, il a effectué plusieurs séjours au Liban, au Tchad, en Irak où il a animé des cycles de formation à la résolution non-violente des conflits. Par ailleurs, il a participé à plusieurs missions de paix au Nicaragua et en Colombie.
Parce que Jean-Marie Muller est à la fois un philosophe et un militant, son parcours est jalonné de réflexions et d’actions qui se conjugent pour donner un contenu rationnel et cohérent à la non-violence qu’il a largement contribué à sortir des équivoques et malentendus où elle était enfermée. « Ami de la non-violence », tel qu’il se définit modestement, il a contribué au fil de toutes ses années de réflexions et d’actions à rendre crédible l’hypothèse de la non-violence. A rendre la non-violence « discutable, c’est-à-dire digne d’être discutée », selon une formule qu’il affectionne. Tout au long de ses débats et de ses combats, de ces milliers de pages écrites sous le double sceau de la rigueur et de la pédagogie, il a su trouver les mots justes, les formules percutantes, les définitions rigoureuses, les raisonnements subtils, les analyses et les commentaires incisifs, les arguments définitifs qui ont permis à ses lecteurs et ses interlocuteurs d’accéder à « une compréhension approfondie de la non-violence ». Il faut rendre hommage à Jean-Marie Muller de nous offrir cet indispensable travail de clarification de la non-violence qui ouvre de nouveaux horizons pour penser et agir autrement face à la culture de violence qui domine nos civilisations.
Pour Muller, la non-violence n’est pas seulement une protestation, une résistance contre la violence, mais elle est aussi une force de proposition pour construire un avenir libéré de la violence. La non-violence n’est pas le pacifisme, contrairement à ceux qui pensent que la violence serait la seule attitude responsable dans l’Histoire. Il s’agit de conjuguer l’exigence morale qui consiste à délégitimer la violence avec l’attitude responsable qui vise à agir efficacement contre les systèmes de domination et d’oppression qui asservissent l’homme. Parce que la violence finit toujours par trahir et pervertir la fin qu’elle prétend servir, il est essentiel de rechercher des « équivalents fonctionnels » à la violence qui soient en cohérence avec la fin poursuivie. Seule la non-violence offre cette cohérence tout en visant à l’efficacité.
A cet égard, il faut souligner la publication du Dictionnaire de la non-violence en 2005, l’un de ses ouvrages les plus aboutis. Il rassemble en 108 mots-clefs toute la grille de lecture de la non-violence et nous donne les clés du langage pour penser la non-violence dans toute sa complexité. « Nous devons délégitimer et déconstruire les mots justifiant la violence et, dans le même mouvement, inventer et créer les mots qui honorent la non-violence », écrit l’auteur dans l’avant-propos de son Dictionnaire. Il élabore ainsi au fil des pages une langue que nous n’avons jamais eu la chance d’apprendre. Il précise un vocabulaire et structure une grammaire qui rendent possible le parler de la non-violence. C’est plus qu’un ouvrage « sur » la non-violence, c’est un lexique pour apprendre à nommer, à dire, à écrire, à dialoguer, à questionner, à raisonner, à penser avec la langue de la non-violence. Cette langue « étrangère » à notre culture, elle peut s’imposer désormais comme une évidence pour peu qu’on prenne la peine de l’apprendre…
Ses ouvrages
On peut classer la quarantaine d’ouvrages de Jean-Marie Muller en cinq catégories.
La philosophie de la non-violence
Jean-Marie Muller nous propose des « parcours philosophiques » à la rencontre d’auteurs avec lesquels il « dialogue » dans une dispute toujours féconde qui alimente la philosophie et la culture de la non-violence. Ainsi, il faut citer Simone Weil, l’exigence de non-violence (1991), Le principe de non-violence (1995) et Le courage de la non-violence (2001) où il dialogue avec Eric Weil, Kant, Hegel, Lévinas, Freud… Très récemment, Penser avec Albert Camus, le meurtre est la question (2013) montre toute la pertinence et l’actualité de la pensée de Camus sur la violence et le meurtre. L’ouvrage « Vers une culture de non-violence » (2000) comprend un long entretien avec l’auteur et une sélection d’articles sur de nombreux sujets. A la manière d’un artisan, Jean-Marie Muller forge, livre après livre, parcours après parcours, dialogue après dialogue, les contours d’une philosophie de la non-violence remarquablement exposée dans son Dictionnaire de la non-violence (2005) et particulièrement bien synthétisée dans l’ouvrage préfacé par Stéphane Hessel, Entrer dans l’âge de la non-violence (2011).
La spiritualité, les religions
Depuis son premier ouvrage déjà cité, L’évangile de la non-violence (1969), Jean-Marie Muller a développé une réflexion approfondie sur les enjeux de la violence et de la non-violence au sein du christianisme, mais aussi de l’islam : Guy Riobé et Jacques Gaillot, portraits croisés (1995), Les moines de Tibhirine, témoins de la non-violence (1999), Charles de Foucauld, Frère universel ou moine-soldat ? (2002), Désarmer les dieux, le christianisme et l’islam face à la non-violence (2010), Le christianisme face au défi des armes nucléaires (2011). Son ouvrage sur la dimension non-violente de l’engagement des moines de Tibhirine est, de notre point de vue, le plus important.
La stratégie de l’action non-violente
Son maître-livre sur la question, dont nous avons déjà parlé, demeure Stratégie de l’action non-violente (1972, réédité en 1981). Depuis, Jean-Marie Muller n’a cessé d’étudier l’œuvre et l’action de Gandhi sur lequel il a publié de nombreux articles (particulièrement dans les revues Non-Violence Actualité et Alternatives Non-Violentes) et plusieurs ouvrages : Gandhi, la sagesse de la non-violence (1994) et Gandhi l’insurgé, l’épopée de la marche du sel (1997). Il faut noter également : César Chavez, un combat non-violent (1977), Désobéir à Vichy, la résistance civile des fonctionnaires de police (1994), Principes et méthodes de l’intervention civile (1997) et L’impératif de désobéissance, les fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile (2011). Ce dernier ouvrage, parmi l’importante production de ces dernières années sur la désobéissance civile, est certainement celui qui fait référence.
Les questions de défense
L’arme nucléaire est une obsession chez Jean-Marie Muller dans le sens où elle représente la possibilité d’une violence absolue qui anéantirait la civilisation. Elle correspond à des engagements, des actions et des réflexions contenues dans plusieurs brochures militantes dont certaines ont eu un impact significatif dans le mouvement anti-nucléaire : La bombe en question (1976), L’héritage, quelle défense pour quel socialisme ? (1977), Et si nous décidions de ne plus faire de complexe militaro-industriel ? (1988), La nouvelle donne de la paix (1992), Les Français peuvent-ils vouloir renoncer à l’arme nucléaire ? (2010). Dans l’ouvrage Vous avez dit « pacifisme », de la menace nucléaire à la défense civile non-violente (1984), l’auteur propose une analyse rigoureuse des impasses de la dissuacion nucléaire tout en proposant les fondements d’une défense civile non-violente. Dans l’un de ses derniers ouvrages, intitulé Libérer la France des armes nucléaires (2014), Jean Marie Muller développe une pensée argumentée et rigoureuse tant sur la délégitimation de l’arme nucléaire que sur son infaisabilité.
Sur des sujets divers
On notera De la non-violence en éducation (2002) avec le concours de l’UNESCO, Supplique à un Prix Nobel en guerre (2010) sur les contradictions de la politique extérieure d’Obama et son dernier ouvrage Nelson Mandela, le choix de la lutte armée (2015) qui déconstruit l’image d’un Mandela héros de la non-violence.
La reconnaissance : le Prix de la Fondation Jamnalal Bajaj pour la promotion des valeurs gandhiennes en dehors de l’Inde.
Les nombreux ouvrages ainsi que les articles qu’il a publiés dans la presse nationale et militante ont fait de Jean-Marie Muller, au fil de ces cinq décennies, une véritable référence intellectuelle sur la question de la non-violence, en France et au-delà. Certains le considèrent comme LE théoricien de la non-violence en France, à l’égal de Gene Sharp aux Etats-Unis. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits et publiés à l’étranger, (Pologne, Croatie, Italie), également en langue arabe à Beyrouth et Damas.
En 2013, Jean-Marie Muller est invité en Inde à recevoir des mains du Président de la République, Shri Pranab Mukhergee, le prix international 2013 de la Fondation Jamnalal Bajaj pour la promotion des valeurs gandhiennes en dehors de l’Inde. Jamnalal Bajaj fut l’un des plus proches compagnons de Gandhi et la fondation présidée par Rahul Bajaj, petit fils de Jamnalal Bajaj, a pour mission de promouvoir des activités constructives dans l’esprit de Gandhi. Ce prix, pour l’Inde, est l’équivalent du prix Nobel de la paix.
Le 15 novembre 2013, le jour de la cérémonie, le président de la Fondation présente Jean-Marie Muller comme « philosophe et fondateur du Mouvement pour une Alternative Non-violente ». Il précise que c’est à travers ses livres et ses conférences sur le Mahatma Gandhi à travers le monde qu’il a « considérablement contribué à l’histoire de la non-violence ». Le Président de l’Inde remet alors à Jean-Marie Muller, sous forme d’un encadré, une Citation en son honneur « pour sa contribution exceptionnelle à la promotion des valeurs gandhiennes en dehors de l’Inde. » Il y est écrit notamment :
« Jean-Marie Muller affirme sa conviction que l’humanité ne sera pas capable de relever les défis auxquels elle est confrontée dans le monde d’aujourd’hui si elle ne rejoint pas les intuitions de Gandhi. […] C’est en se fondant sur les expériences non-violentes de Gandhi et sur son engagement en faveur de la vérité qu’il a construit une architecture philosophique cohérente et rigoureuse. Jean-Marie Muller est une légende vivante et un grand théoricien avec une expérience pratique de l’action non-violente. La Fondation Jamnalal Bajaj est honorée d’offrir à Jean-Marie Muller cette Citation et le Prix Jamnalal Bajaj. »
Dans son allocution, Jean-Marie Muller déclare :
« Le génie de Gandhi est d’avoir réconcilié la morale de conviction et la morale de responsabilité, d’avoir réconcilié les exigences de la vie spirituelle et les contraintes de l’action politique. Gandhi nous invite à revisiter les héritages de nos traditions historiques – aussi bien philosophiques, religieuses que politiques -, et à prendre conscience de toutes les complicités que nos cultures ont entretenues avec l’empire de la violence. Nous pourrons alors mesurer l’urgence qu’il y a à développer une véritable culture de non-violence. Ce qui menace la paix, partout dans le monde et dans chacune de nos sociétés, ce sont les idéologies fondées sur la discrimination et l’exclusion et qui toutes ont partie liée avec l’idéologie de la violence. Ce qui menace la paix, en définitive, ce ne sont pas les conflits, mais l’idéologie qui fait croire aux hommes que la violence est le seul moyen de résoudre les conflits. C’est cette idéologie qui enseigne le mépris de l’autre, la haine de l’ennemi ; c’est elle qui instrumentalise l’homme en faisant de lui l’instrument du meurtre. […]
La sagesse de la non-violence que Gandhi voulut expérimenter aussi bien dans la vie quotidienne que dans la vie politique, invite chacun de nous à revisiter sa propre culture et à discerner en elle, d’une part, tout ce qui légitime et honore la violence contre l’autre homme, et, d’autre part, tout ce qui demande que l’autre homme soit respecté et aimé. Ce double discernement fera apparaître une double exigence. Une exigence de rupture avec tous les éléments d’idéologie qui justifient le meurtre dès lors qu’il prétend servir une cause juste ; et une exigence de fidélité aux « valeurs » qui confèrent à l’homme dignité, grandeur et noblesse. Par elles-mêmes, ces valeurs viennent contredire la prétention de la violence à régenter la vie des hommes et des sociétés. C’est en fidélité à ces valeurs que chacun de nous pourra découvrir dans sa propre culture les fondements de la sagesse de la non-violence.
Il est contradictoire et, quelque part malhonnête de s’étonner de récolter la violence après l’avoir cultivée. Cultiver la violence, c’est en faire une fatalité, mais c’est une fatalité tout entière faite de main d’hommes. C’est pourquoi nous sommes mis au défi de cultiver la non-violence. Sans quoi, nous devons craindre d’être incapables d’apprendre l’espérance à nos enfants. »
Derniers combats
Ces dernières années, Jean-Marie Muller est tout particulièrement engagé sur deux terrains : Faire prévaloir la non-violence au sein du christianisme et de l’islam et le désarmement nucléaire unilatéral de la France.
Au mois d’avril 2016, à Rome, Jean-Marie Muller a participé aux travaux de la conférence internationale sur « Non-violence et paix juste : une contribution à la compréhension de la non-violence et à l’engagement envers celle-ci de la part des catholiques. » Cette conférence organisée à l’initiative du Conseil Pontifical Justice et Paix et de Pax Christi International a réuni plus de quatre-vingts participants venus d’Afrique, des Amériques, d’Asie, d’Europe, du Moyen-Orient et d’Océanie.
Cette Conférence a adopté un document qui appelle l’Église catholique à s’engager à faire prévaloir l’importance centrale de « l’Évangile de la non-violence ». » Ce qui est remarquable, et probablement décisif, souligne Jean-Marie Muller, c’est que les participants ne se contentent pas d’ajouter un paragraphe sur la non-violence dans la doctrine de la légitime violence et de la guerre juste, mais qu’ils remettent en cause cette doctrine au nom de l’exigence de non-violence. […] Cette rencontre propose donc un renouvellement en profondeur de la pensée de l’Église sur la question de la violence qui veut rompre avec la doctrine séculaire de la guerre juste pour proposer aux Chrétiens de devenir des acteurs de la non-violence. Cette rupture qui est un ressourcement évangélique s’apparente à une véritable révolution copernicienne. Elle pourrait être décisive pour l’avenir même de l’Église ». À la suite de cette conférence, Jean-Marie Muller contribuera à la préparation du texte « La non-violence : style d’une politique pour la paix » qui sera prononcé par le pape François, le 1er janvier 2017, lors de la journée mondiale pour la paix.
Il est évident que cette réflexion sur « l’évangile de la non-violence » (titre de son premier ouvrage…) qui avance de maniére significative au sein de l’Eglise, grâce aussi à l’impulsion du pape François, constitue aussi une autre forme de reconnaissance des travaux de Jean-Marie Muller sur cette question. A cet égard, il faut souligner l’importante somme de 700 pages que constitue son ouvrage Désarmer les dieux, le christianisme et l’islam face à la non-violence publié en 2010 et qui a été traduit et édité en langue arabe tout récemment. Jean-Marie Muller plaide pour que les religions, particulièrement le christianisme et l’islam, décident enfin de rompre avec les doctrines de la légitime violence et du meurtre juste et optent résolument pour la non-violence, « l’unique spiritualité qui fonde l’humanité de l’homme ».
Le second dossier est l’arme nucléaire. Lorsque le 13 juin 1967, il écrit au ministre des armées pour lui demander de bénéficier du statut des objecteurs de conscience, Jean-Marie Muller met en avant son refus de pactiser avec la force de frappe atomique pour justifier sa décision. Depuis cette lettre (le statut d’objecteur de conscience lui sera refusé et il renverra ses papiers militaires), Jean-Marie Muller n’a cessé de considérer que le combat contre l’arme nucléaire comme un combat prioritaire. « La menace de l’arme nucléaire, qui implique par elle-même le consentement au meurtre de milliers d’innocents, est le reniement de toutes les valeurs qui constituent notre civilisation. Aucun être humain, s’il veut rester digne, ne saurait donner ce consentement. », écrit-il dans une brochure éditée par le MAN en 2010.
Depuis 2012, Jean-Marie Muller est l’un des animateurs de la campagne du MAN pour le désarmement nucléaire unilatéral de la France. Il est convaincu que le désarmement nucléaire multilatéral ou mondial par la voie de la négociation est une utopie. Jamais les Etats ne se mettront d’accord pour renoncer ensemble aux armes nucléaires qu’ils possèdent. Un pays comme la France peut donner l’exemple et cela aurait un retentissement considérable sur les opinions publiques. Une dynamique de désescalade nucléaire serait alors probable. Jean-Marie Muller, avec le MAN, soutient l’organisation d’un référendum d’initiative populaire qui offrirait l’occasion d’un grand débat sur une question où les citoyens français n’ont jamais eu leur mot à dire. Ses réflexions sont rassemblées dans son ouvrage Libérer la France des armes nucléaires paru en 2014. L’action n’est jamais très loin… Du 6 au 9 août 2012, il participe avec quarante autres personnes à un jeûne international de trois jours à Paris pour l’abolition des armes nucléaires.
Agé de 76 ans, Jean-Marie garde toute sa vivacité et sa volonté de relever l’immense défi de la non-violence dans un monde plus que jamais malade de la violence. Le vrai réalisme, c’est la non-violence, quand bien même la majorité se résigne à la fatalité de la violence. Il faut souligner que tous les combats menés au nom de la non-violence au quatre coins du monde ont entrainé Jean-Marie Muller sur des territoires géographiques très divers. Commencés avec les résistances non-violentes en Amérique latine, puis les résistances civiles en Europe de l’Est, ils se concentrent maintenant sur le Moyen Orient. Lors de ses fréquents séjours dans cette dernière région, Jean-Marie Muller a particulièrement intériorisé cette image que nous livrons en guise d’envoi et de gratitude pour cet engagement continu au service de la non-violence : » La violence ne peut que détruire des ponts et construire des murs. La non-violence nous invite à déconstruire les murs et à construire des ponts. »
Alain Refalo
Site de Jean-Marie Muller : http://www.jean-marie-muller.fr/