Les conférences de presse et interviews données par Éric Dupond-Moretti ces dernières heures n’y ont rien fait, pas plus que les courriels envoyés par le garde des Sceaux dans les tribunaux. Magistrats et greffiers, rejoints par de nombreux avocats, se sont rassemblés pour demander plus de moyens pour la justice, ce mercredi 15 décembre, dans la plupart des cours d’appel de France, à l’appel de 18 syndicats et organisations syndicales. Une mobilisation d’une ampleur inédite.
À Paris, à partir de midi, un rassemblement très dense se tient dans une ambiance bon enfant, à quelques pas du ministère de l’économie, des finances et de la relance, à Bercy. Arrivé sur place, on apprend qu’une délégation sera reçue en fin de journée par le ministre délégué chargé des comptes publics, Olivier Dussopt. Pas de quoi refroidir les ardeurs des manifestants.
Quelques politiques ont fait le déplacement, dont Olivier Faure et Jean-Pierre Sueur pour le PS, Ugo Bernalicis pour LFI, et Julien Bayou pour EELV. Des avocats parisiens assez réputés, qui croisent habituellement le fer avec les magistrats, viennent aussi faire un tour, en robe. « On est dans le même bateau », constatent-ils. Le Syndicat des avocats de France (SAF) est bien représenté, lui aussi. Côté magistrats, on voit des robes rouges, celles des magistrats de cour d’appel, plus capés que leurs jeunes collègues en noir.
Parmi les manifestants, cinq magistrats ont fait le voyage depuis Papeete (Polynésie française), et témoignent de la misère de la justice locale. « Il nous manque 14 greffiers, mais il n’y a pas eu de concours de recrutement depuis cinq ans. On est obligés de supprimer des audiences », expliquent-ils à Mediapart.
« Un de nos collègues juge d’instruction n’a plus de greffier, il est en arrêt maladie et n’est pas remplacé. Il n’y a plus de vrai greffe à l’exécution des peines, ce sont des contractuels qui ne sont pas formés, ils restent trois mois et ils repartent au moment où ils commencent à connaître le boulot. Il nous faudrait plus d’audiences foraines aussi, avec un territoire de 118 îles, qui fait la taille de l’Europe, expliquent ces magistrats polynésiens. Et sur certaines îles, il faudrait pouvoir rester une semaine. »
Une avocate membre du collectif « Black Robe Brigade » raconte les lenteurs insupportables de la justice du quotidien, « les clients qui ne comprennent plus, qui sont en dépression. Pour un divorce, à Nanterre, il faut attendre un an avant le premier rendez-vous devant un juge. On attend quoi, que les gens se tapent dessus ? ». Un de ses confrères, ancien magistrat, insiste pour sa part sur le désastre de la justice sociale. Partout les mêmes récits, les anecdotes déprimantes sur le manque de personnel et le matériel informatique obsolète.
Greffière à Marseille et syndiquée à l’UNSA, Isabelle Fernandez peste elle aussi contre le sous-effectif chronique. « L’outil de comptabilisation de besoins n’est pas le bon. On se retrouve avec des audiences de comparution immédiate ou de juge des libertés et de la détention (JLD) qui se terminent très tard le soir, parfois même à cinq heures du matin. On dépasse le quota d’heures supplémentaires et on n’arrive plus à prendre nos congés. Il y a beaucoup d’arrêts maladie, les gens lâchent. On est en première ligne face au mécontentement justifié des justiciables et des avocats », témoigne Isabelle Fernandez.
Céline Parisot, la présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire), qui appelait pour la première fois à la grève, résume l’état d’esprit des manifestants. « On veut une justice de qualité par respect pour les justiciables, on veut travailler dans de meilleures conditions, et dans des délais acceptables. Ces revendications, nous les portons depuis des années », rappelle Céline Parisot.
Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature (SM), est plus politique. « Je m’interroge sur la réelle volonté du pouvoir exécutif de doter le service public de la justice de moyens dignes. On a beaucoup parlé de mépris, de déni, de déconnexion avec le réel de la part du garde des Sceaux et aussi du président de la République. L’absence de réponse à la hauteur, ces dernières semaines, alors que le cri d’alarme est inédit, interroge de manière extrêmement inquiétante sur les projets du candidat Emmanuel Macron en faveur d’une justice digne de ce nom. Quelle justice prépare-t-il ? », demande Sarah Massoud.
À la fin du rassemblement, des magistrates du SM sortent le mégaphone et entonnent quelques slogans, dont celui-ci : « Dupond, Dupond, rend l’argent ! Mêêême en cash, on prend, on prend ! » À quelques pas de là, des avocats de l’Essonne dansent en musique sous l’œil goguenard des CRS qui protègent le ministère.
À Nantes, les robes noires quittent en masse le palais de justice à 12 h 30 pour se rassembler sur le parvis, face à la passerelle qui enjambe la Loire. Des banderoles et panneaux rappellent l’évidence – « justice en ruine », « justice en burn-out » – et quelques chiffres : quinze mois d’attente pour voir le juge aux affaires familiales, douze pour être convoqué à une audience pénale.
Magistrats, agents de greffe ou avocats, les membres de l’intersyndicale insistent sur une particularité locale : alors que la démographie de l’agglomération nantaise « a explosé ces dernières années », ce qui entraîne une augmentation de toute l’activité judiciaire, les effectifs ne suivent pas.
Le 6 décembre, les magistrats du siège et du parquet ont adopté de concert une motion annonçant le boycott des États généraux de la justice – faute de débat sur les moyens – et l’arrêt des audiences pénales à 21 heures maximum, comme le veut (ou le voudrait) une circulaire de 2001.
Sur son masque, une greffière a dessiné des larmes de sang. Moins connus et moins habitués à prendre la parole que les magistrats, ces fonctionnaires s’efforcent de faire entendre leurs voix depuis le début du mouvement, tout en craignant des reproches de leur hiérarchie.
Des gens m’ont dit qu’ils allaient se suicider.
Une greffière
Aurélien Parès, jeune greffier syndiqué à la CFDT, rapporte « l’extrême souffrance psychologique et physique » de ses 200 collègues, victimes « d’épuisement ». « Ils n’arrivent plus à faire face à la surcharge de travail qui s’accumule et aux arrêts maladie au sein de la juridiction. Même les directeurs sont touchés et doivent compenser l’absence de leurs collègues. »
Il ne supporte plus les délais imposés aux justiciables. « Leur dossier, c’est leur vie. Quand on leur annonce que l’audience aura lieu dans un, deux ou trois ans, ils ne comprennent pas. Ce n’est pas de la mauvaise volonté de la part des agents du tribunal, mais un vrai manque de moyens matériels et humains, que nous sommes toujours obligés de justifier. »
L’une de ses collègues, âgée d’une cinquantaine d’années et préférant rester anonyme, alterne entre justice civile et pénale au gré des remplacements. « On est traités comme des misérables et complètement occultés. Les jeunes qui arrivent n’imaginaient pas ça en passant le concours. Ils préparent déjà leur départ. »
Deux fois dans la conversation, sa voix se brise. Quand elle rappelle qu’elle mène ce combat pour l’intérêt général, pas pour le sien. Et lorsqu’elle évoque le cas de justiciables âgés, en détresse, désespérés de ne pas voir venir une décision qu’ils attendent depuis des années. « Certains me supplient, ça me fend le cœur. Des gens m’ont dit qu’ils allaient se suicider. J’ai dû prévenir le parquet, les gendarmes sont partis voir chez eux. »
À long terme, la répétition de ces situations a un retentissement sur sa santé à elle. « Des fois, je n’arrive plus à respirer, c’est physique. Je ne bois pas, je ne fume pas, je fais du sport et je fais attention à ce que je mange, sinon je ne tiendrais pas. Je ne sais pas quand je vais tomber, mais je vais tomber. Tout ce que je peux donner comme énergie, c’est maintenant. Deux agents m’ont dit qu’ils allaient se jeter de la terrasse du quatrième. Un jour, il va y avoir un drame. »
Très en colère contre le garde des Sceaux et ses chiffres « dévoyés, dont la plupart sont faux », cette greffière rappelle qu’à Nantes, « cinq contractuels sur six sont partis » du greffe, dont une au bout de deux jours. « Depuis deux semaines, nous n’avons pas de greffier au service du juge des libertés et de la détention. C’est comme si, aux urgences d’un hôpital, il n’y avait pas d’infirmier. C’est gravissime, on traite de la liberté des gens. »
Chez les magistrats, le bilan n’est pas plus optimiste. Une demi-heure avant le rassemblement, trois parquetières dont « aucune n’est militante », tiennent-elles à préciser, partagent un moment au café. Elles racontent leurs semaines de permanence, quand elles reçoivent « entre 50 et 60 appels d’enquêteurs par jour » et doivent prendre des décisions « lourdes » sur des procédures allant « du vol de vélo au viol incestueux ».
L’argument souvent avancé par le ministre de la justice, les appelant à mieux s’organiser, leur sort par les yeux. « Je peux aussi m’organiser pour dormir au travail », ironise l’une d’entre elles, expérimentée, prise en étau entre des logiciels « défectueux » et les « délais contraints » imposés par la loi. « Pour faire mes règlements, un travail fastidieux, je n’ai le temps que le week-end. »
« Dans mon poste précédent, on m’a déjà demandé de régler des dossiers sans les lire, à partir du PV de synthèse, poursuit une jeune magistrate du parquet. À l’école, on nous explique qu’on a des vies entre nos mains et que le travail ne sera jamais assez bon. Mais quand on arrive en juridiction, pour être un “bon magistrat” qui sort des dossiers, il faut aller contre notre serment. Ce qu’on nous oblige à faire au quotidien est extrêmement douloureux pour nous et préjudiciable pour les citoyens. »
Quitte à passer pour de « bonnes élèves » trop zélées, ces trois magistrates refusent de traiter leurs dossiers « par-dessus la jambe ». Pour elles, la logique comptable mine la cohésion de la magistrature, un corps où les rapports peuvent être « très durs ».
« On va regarder combien de dossiers on fait, mais aussi si l’autre en fait autant. Quand il y en a un qui craque, on dit qu’il était fragile. Pendant des années, nous avons eu le sentiment d’être nulles, incapables, et d’être les seules à vivre ça. C’est très culpabilisant. La tribune des jeunes magistrats a montré que c’était un sentiment partagé. Aujourd’hui, il y a une sorte de libération de la parole, mais on n’en attend rien. »
Quatre auditeurs de justice, deux hommes et deux femmes, sont actuellement en stage au tribunal judiciaire de Nantes. Ils participaient ce mercredi à leur première journée de mobilisation. Ces futurs juges, qui doivent prendre leur premier poste en septembre 2022, se posent « beaucoup de questions » sur leur avenir professionnel et personnel.
En huit mois de stage dans tous les services du tribunal, ils se sont habitués aux audiences « de 9 heures à 19 heures, sans pause » et à voir les juges « partir avec leurs petites valises, le soir et le week-end ». Certaines scènes les ont marqués.
« Une personne âgée nous a dit : “Quand la décision sera rendue, je serai morte” », se souvient un auditeur. « Au tribunal pour enfants, la semaine dernière, on jugeait des faits de 2015, s’étonne un autre. Tout le monde était un peu perturbé : six ans après, quatre heures d’audience pour donner un avertissement à des jeunes qui ont désormais bien plus de 18 ans, ça veut dire quoi ? »
Un troisième : « Au siège civil, on a rédigé un jugement qui condamnait l’État pour “fonctionnement défectueux du service public de la justice”, en l’occurrence le juge aux affaires familiales de Nantes, pour des délais supérieurs à vingt mois entre la saisine et l’audience. On en vient à indemniser notre propre dysfonctionnement. »
À 14 heures, Marine Chollet, présidente de l’audience correctionnelle, s’apprête à renvoyer d’office tous les dossiers de l’après-midi, en raison de la mobilisation nationale. Elle a averti les avocats et leurs clients. « Aucun dossier ne sera jugé sur le fond aujourd’hui », annonce-t-elle avec le soutien du parquet, après avoir intégralement lu la motion adoptée par les magistrats le 6 décembre.
La présidente, elle aussi, se retrouve au quotidien confrontée à des choix difficiles. Depuis qu’il a été décidé d’arrêter les audiences à 21 heures, Marine Chollet a dû « expliquer à des gens qui attendaient depuis 14 heures qu’il n’était pas souhaitable de les juger entre 23 heures et minuit ».
« J’ai eu le sentiment de prendre une décision juste sur le fond, parce que je ne voulais pas les juger dans de mauvaises conditions. Ni imposer à la greffière une fin d’audience à minuit, alors qu’en ce moment, elles en font trois par semaine et n’arrivent pas à mettre en forme les jugements. Mais j’ai aussi eu l’impression de malmener ces personnes. »
Michel Deléan et Camille Polloni