On dira certes – et on aura raison de le dire – que la société dans son ensemble n’a pas viré à droite et que les mouvements sociaux évoquent le plus souvent les valeurs positives qui sont le terreau de la gauche historique. Même sidérée, la gauche n’a pas disparu du paysage français.
Dans l’espace politique institutionnel, le mouvement porte pourtant aujourd’hui vers la droite, « boostée » par sa fraction la plus extrême. La gauche dans les sondages reste engluée dans des totaux bien au-dessous des 30%. Son éparpillement rend assurée son absence au second tour, sauf cataclysme par essence imprévisible. Et quand bien même elle parviendrait au tour décisif, elle n’est pas certaine de vaincre, quel que soit l’adversaire.
À entendre les uns et les autres, chacun est à même d’accéder à l’Élysée, ce qui laisse envisager une gauche proche des 100% des suffrages exprimés… Ce n’est bien sûr pas raisonnable. Même rassemblée, la gauche n’a aucune certitude de concourir au second tour ; mais son éclatement ne fait que rendre le probable inéluctable. Cela signifie que le champ libre serait laissé à la droite, le choix se faisant entre trois de ses variantes, qui ne présentent pas le même danger historique, mais qui ouvrent toutes vers des évolutions socialement et démocratiquement redoutables.
La revendication de l’union de toute la gauche se heurte certes à une vérité d’évidence : la gauche n’est pas uniforme et les clivages qui la traversent ne sont pas de détail. Je n’ai jamais aimé l’image des « deux gauches », qui trace entre les gauches des murs tout aussi intangibles qu’infranchissables. Mais j’ai toujours pensé que l’absence de « mur » n’invalidait pas la présence de « pôles », au demeurant historiquement variables. Et, sur la longue durée de l’histoire de la gauche, j’ai considéré et considère encore que, dès l’instant où on ne l’enferme pas dans des cases hermétiques, l’un des clivages les plus décisifs est celui qui oppose la propension à « l’opportunité » et le choix de la « radicalité ». Les deux termes ne s’enferment pas dans des définitions immobiles, ils prennent des formes et délimitent des contours variables, mais ils structurent globalement le rapport des forces internes à la gauche.
Je crois la polarité positive, dans la mesure où elle peut pousser le pôle de « l’opportunité » à ne pas sombrer dans la compromission et les abandons et, en sens inverse, où elle oblige l’autre pôle à ne pas confondre la radicalité et l’incantation. En situation « normale », on peut convenir que le plus important est de savoir lequel de ces pôles est le plus attractif. Dans ce cas, la concurrence entre les deux peut être considérée comme saine et, de fait, elle n’a pas empêché la formation de majorités propulsives, en 1936, à la Libération ou en 1981-1982.
C’est en tout cas cette conviction qui, à mes yeux, avait poussé les « refondateurs » communistes à avancer naguère l’hypothèse d’un « pôle de radicalité », travaillant en même temps à renforcer le flanc gauche de la gauche politique et à retisser des liens modernisés entre la dynamique sociale, les constructions politiques et la sphère idéologico-symbolique. Les mots pour le dire ne sont plus les mêmes, mais la visée n’a pas changé. La gauche ne peut pas être pleinement elle-même, si la belle tradition plébéienne, démocratique et révolutionnaire née en 1789-1794 est minorée, d’une façon ou d’une autre.
Si la gauche persiste dans son éparpillement actuel, peut-être ne restera-t-il plus qu’à choisir, non pas le meilleur, mais la moins mauvaise candidature, pour une gauche qui veut rester fidèle à ses valeurs. Pourtant, tout le monde ne voudra pas faire ce choix et, quel que soit le classement final, toute la gauche pourrait bien se trouver en position affaiblie.
Mais sommes-nous dans une situation « normale » ? La gauche est dans un état d’affaiblissement qui touche toutes ses composantes, pour des raisons différentes. L’extrême gauche a raté l’occasion de 2002 (10% des suffrages au premier tour de la présidentielle, pour les seuls candidats héritiers du trotskisme) et, si elle garde sa combativité, elle est retournée à ses scores modestes. Le PC rêve d’un grand retour, mais tout laisse entendre qu’il restera plus ou moins dans sa marginalité électorale. Les héritiers du socialisme (Hidalgo, Montebourg… ou d’autres) continuent de payer l’addition des choix socialistes entamés en 1982-1983, quand le PS était archi-dominant. Mélenchon avait pour lui la réussite d’une élan rassembleur, auquel il a tourné le dos dès le soir du premier tour de 2017. Ce faisant, au fil des élections et des sondages, il a perdu une part importante de son capital acquis et il doit chercher à rattraper le temps perdu depuis. Quant à Jadot, il exprime bien l’incapacité écologiste à choisir pour l’instant entre un projet de rupture renouvelée, adaptée aux enjeux de notre temps, et la simple occupation de la place libérée par une social-démocratie subclaquante.
De ce fait, le grand risque est que se reproduise, pour la gauche dans son ensemble, ce qui a enfoncé la gauche de gauche dans l’échec en 2007. Cette année-là, il s’agissait de dire qui était le plus légitime pour exprimer électoralement l’élan révélé par le « non » de gauche au projet de traité constitutionnel européen de 2005. À l’arrivée, la « victoire » est revenue à Olivier Besancenot avec… un peu plus de 4%. Le résultat fut que la gauche antilibérale, massacrée par elle-même, n’a plus eu d’autre choix après 2007 que de confier son destin à un transfuge bienvenu du socialisme, en l’occurrence Mélenchon. Ce choix a été éminemment positif jusqu’en 2017, mais sa force propulsive a été émoussée depuis, par celui-là même qui l’avait dynamisée par son incontestable talent.
Si la gauche persiste dans son éparpillement actuel, peut-être ne restera-t-il plus qu’à choisir, non pas le meilleur, mais la moins mauvaise candidature, pour une gauche qui veut rester fidèle à ses valeurs. Pourtant, tout le monde ne voudra pas faire ce choix et, quel que soit le classement final, toute la gauche pourrait bien se trouver en position affaiblie. Ce n’est pas « pleurnicher » ou se laisser aller au goût morbide de l’autodestruction que de faire ce constat, qui est de fait partagé par la majorité d’une mouvance de gauche espérant passionnément que l’unité prendra le pas sur la parcellisation.
Ou bien la situation relève de l’urgence et il faut alors accepter qu’il y ait du compromis à gauche : l’essentiel est dès lors de fixer du mieux possible le point d’équilibre de ce compromis. Ou bien le moment présent ne relève pas de l’urgence : alors la gauche peut jouer avant tout la partition de la concurrence, au seul risque toujours possible du ridicule du résultat enregistré à l’arrivée.
Il y a encore autre chose… Le risque devant lequel se trouve notre pays n’est pas seulement celui d’une gauche affaiblie et d’une droite victorieuse. Il est celui du triomphe d’une droite droitisée, quand ce n’est pas d’une droite extrême-droitisée. Dans ce contexte, il est toujours possible de mettre l’accent sur la réalité d’une gauche divisée : de fait, il y a dans l’invocation d’une union de la gauche quelque chose d’un fantasme. Mais cette fiction a en même temps un mérite : rappeler que, s’il est important de dire qui à gauche donne le ton, nul à gauche ne peut mettre en œuvre son projet, s’il ne peut s’appuyer sur des majorités qui l’aident à le réaliser. Il faut certes de la rupture, mais aucune rupture n’est profonde et durable, si elle ne repose pas sur un élan majoritaire. Et l’accord sur un programme, même étoffé par des centaines de propositions, n’est pas la condition fondamentale de cet élan. Le programme commun n’a-t-il pas montré, tout à la fois, la force de l’union ainsi conçue et sa fragilité face aux contradictions épaisses du réel ?
Ajoutons que, si en 1934-1936, chacun à gauche avait continué de camper sur ses positions, assuré d’incarner à lui seul la classe ouvrière, la gauche, la révolution ou la République, il n’y aurait pas eu de Front populaire. Ou bien la situation relève de l’urgence et il faut alors accepter qu’il y ait du compromis à gauche : l’essentiel est dès lors de fixer du mieux possible le point d’équilibre de ce compromis, pour qu’il écarte le moins de monde possible sans tomber dans le consensus mou. Ou bien le moment présent ne relève pas de l’urgence : alors la gauche peut jouer avant tout la partition de la concurrence, au seul risque toujours possible du ridicule du résultat enregistré à l’arrivée.
En 2017, Mélenchon avait frôlé les 20%, tandis que Hamon avait été attiré dans le gouffre par la longue dérive du socialisme français, accélérée par la débâcle du hollandisme. Le résultat de Mélenchon pouvait être à juste titre considéré comme une bonne nouvelle, mais au sein d’une gauche réduite à la portion congrue (27%). Près d’un demi-siècle auparavant, en 1969, le communiste Duclos avait dépassé la barre des 20% et laminé le candidat socialiste, Defferre, qui payait la note (5%) d’un parti socialiste SFIO discrédité. Mais le PC de l’époque avait tiré de son résultat un argument supplémentaire pour pousser sa stratégie d’union de la gauche autour d’un programme. Du coup, la gauche écartée du second tour en 1969 a progressé en se rassemblant dans les années 1970. Mélenchon, lui, a pensé que son bon résultat présidentiel le dispensait désormais de s’adresser à la gauche et que le « peuple » allait se tourner vers lui. Du coup, il a perdu du côté de la gauche, et le « peuple » en bonne partie est allé voir ailleurs.
Au lieu de répondre sèchement à une proposition d’union, quoique l’on pense de qui émet cette proposition, peut-être serait-il préférable d’entendre que ce désir de rassemblement n’est pas celui d’un ou de quelques individus. Il est celui d’une grande partie de ce que l’on appelle le « peuple de gauche ». Ne pas y répondre est un risque immense.
On pouvait penser que l’expérience du macronisme allait ramener au bercail les électeurs de gauche abusés. Ce n’a pas été le cas dans les élections nationales qui ont suivi et, là encore, les sondages laissent entendre qu’une faible part de l’électorat Macron de 2017 est prête à se tourner à nouveau vers la gauche. Parce que la colère ne suffit pas pour tirer les catégories populaires vers la gauche, parce que les programmes ne suffisent plus à redonner le sens de l’espérance aux dominés, parce que la gauche qui a tant promis ne fait plus rêver. Et si à cette carence d’espérance s’ajoute le spectre de la division, alors la sidération peut prendre le pas et laisser une forte part de la gauche potentielle l’arme au pied. Dans ces conditions, ce n’est pas le volontarisme de façade qui peut remettre du carburant dans le moteur. « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », s’exclamait en septembre 1939 Paul Reynaud, futur chef du gouvernement au printemps de 1940. On sait quel fut le beau résultat de cet enthousiasme officiel.
Or nous en sommes arrivés à une situation qui prend l’allure d’une division insurmontable. Celles et ceux qui expliquent que cet état de fait est conforme à la réalité de la gauche ne manquent pas d’arguments solides pour cela. Mais la probabilité – je dis bien « probabilité » et pas « inéluctabilité » – d’un résultat désastreux est énorme. Un grand nombre d’individus qui croient encore à la gauche sont désespérés par cette hypothèse et, comme en 1934, ils disent que l’union est la seule manière de s’en sortir.
Je ne sais pas comment se dégager concrètement de cet étau qui nous étouffe. Nul ne peut, à lui seul, trouver la bonne formule et je n’ai pas la prétention de le faire. Mais au lieu de répondre sèchement à une proposition d’union, quoique l’on pense de qui émet cette proposition, peut-être serait-il préférable d’entendre que ce désir de rassemblement n’est pas celui d’un ou de quelques individus. Il est celui d’une grande partie de ce que l’on appelle le « peuple de gauche ». Ne pas y répondre est un risque immense, même si la réponse n’a rien d’aisé dans l’immédiat.
Chaque protagoniste de la scène politique actuelle ferait bien de s’y essayer. En tout état de cause, mieux vaut se persuader que le « rassemblez-vous autour de moi » ne fera pas l’affaire…
Roger Martelli