Samedi 27 novembre, le nouveau Premier ministre japonais Fumio Kishida n’a pas mâché ses mots. « Toutes les options » sont sur la table, a -t-il déclaré, y compris celle pour l’armée japonaise d’acquérir des capacités de d’attaques de bases ennemies. Et de promettre de créer des forces de défense plus fortes afin de protéger son pays contre des menaces croissantes venant de la Chine, de la Corée du Nord et de la Russie.
Lors d’une inspection de troupes japonaises réunies sur une base au nord de Tokyo, la première depuis qu’il est arrivé à la tête du gouvernement en octobre, Fumio Kishida a souligné que la situation sécuritaire autour du Japon changeait rapidement et que la réalité était désormais « plus grave qu’elle ne l’a jamais été ». Une situation provoquée à la fois par la Corée du Nord qui continue ses tirs de missiles balistiques toujours plus performants, et par la Chine qui poursuit son réarmement vertigineux et ses activités toujours plus agressives dans la région.
« Désormais, je vais envisager toutes les options, y compris celle [pour le Japon] de posséder des capacités d’attaques de bases ennemies, de continuer le renforcement de la puissance militaire japonaise autant qu’il sera nécessaire », a ainsi promis Fumio Kishida devant quelque 800 soldats de l’infanterie habillés en couleur kaki, membres des « forces d’auto-défense » japonaises, nom donné à l’armée nationale depuis l’adoption par le Japon en 1948 d’une Constitution qui lui interdit de prendre part à un conflit militaire sur un théâtre étranger.
« La sécurité autour du Japon change très rapidement à une vitesse sans précédent, a poursuivi le chef du gouvernement. Des choses qui ne se produisaient que dans des romans de science-fiction sont devenues notre réalité d’aujourd’hui. » Le gouvernement japonais mènera en conséquent « des discussions calmes et réalistes » afin de déterminer ce qui est nécessaire pour protéger la vie des gens tout en recueillant leur soutien, a ajouté le Premier ministre.
L’acquisition de « capacité de frappes » contre des objectifs militaires étrangers est une notion qui divise l’opinion publique japonaise. Pour certains opposants, cela viole la Constitution pacifiste imposée au Japon par les États-Unis au lendemain de la reddition de l’Empire du Soleil levant en 1945.
Fumio Kishida qui, jusqu’à son arrivée à la tête du gouvernement était plutôt modéré, a depuis adopté une posture plus radicale [1]. Il semble là satisfaire les dirigeants du Parti libéral démocrate (PLD, au pouvoir), y compris l’ancien Premier ministre Shinzo Abe. Le voilà désormais devenu un apôtre du renforcement des capacités militaires de son pays, et même du doublement du budget de la défense du Japon.
Vendredi 26 novembre, le gouvernement a d’ailleurs donné son feu vert à une enveloppe supplémentaire de 770 milliards de yens (6,8 milliards de dollars) au budget militaire pour 2021. Il s’agit de financer l’achat de missiles, de roquettes anti-sous-marins et d’autres armements pour faire face à ce que Tokyo perçoit comme une escalade des activités militaires de la Chine, de la Russie et de la Corée du Nord.
Si cette enveloppe supplémentaire est approuvée par le parlement japonais, le budget militaire de l’archipel atteindra alors un niveau jamais vu depuis 1945 avec plus de 6 100 milliards de yens (53,2 milliards de dollars) pour 2021. Soit une hausse de 15% comparée à la même période de 2020. Le budget militaire représenterait alors plus d’1% du PIB nippon.
Le ministre de la Défense Nobuo Kishi est allé jusqu’à dire qu’il était favorable à l’idée de doubler les dépenses militaires de son pays pour que celui-ci puisse affronter une situation sécuritaire qui s’aggraverait de jour en jour. Ses opposants estiment que cet argent devrait plutôt être utilisé pour les services de soins dans un pays dont la population vieillit à un taux record dans le monde.
Aide logistique aux États-Unis en cas d’attaque chinoise contre Taïwan
Comme avec les États-Unis, le principal sujet de tensions entre le Japon et la Chine est la question de Taïwan, que Pékin considère comme une simple province destinée à être rattachée au continent chinois, par la force si cela est jugé nécessaire.
Selon un rapport chinois récent, le rapprochement en cours du Japon avec Taïwan indique que Tokyo et Washington se préparent maintenant à travailler ensemble pour dissuader Pékin de faire usage de la force contre l’île rebelle. « Non seulement le Japon a envoyé des signaux à des niveaux officiels et individuels, mais il s’efforce de trouver des réponses [à une menace chinoise contre Taïwan] par le biais d’une alliance militaire avec les États-Unis », souligne ce rapport publié début novembre par le journal Asia-Pacific Security and Maritime Affairs.
Bien que la grande majorité des Japonais soit attachés à la Constitution pacifiste de leur pays et hostiles à ce que le Japon prenne part à un conflit armé, explique ce journal, les autorités nippones ont étudié trois scénarios. Chacun d’eux préconisent explicitement que les forces d’auto-défense accordent un soutien logistique aux États-Unis en cas de guerre à Taïwan. Ceci dans le cadre d’un « accord de défense collective » dont l’objectif premier serait de défendre l’île de même que les bases américaines du Japon contre une attaque chinoise.
Le gouvernement japonais considérerait alors une invasion de Taïwan comme une menace directe et vitale à la sécurité nationale et la stabilité de la région, souligne ce rapport chinois. « Il est difficile d’imaginer que le Japon s’engage à court ou moyen terme de façon active dans une guerre incontrôlable et désastreuse sans égard pour son coût », écrit son auteur, Wu Huaizhong, un chercheur de l’Académie des Sciences sociales de Chine, cité par le South China Morning Post. mais « il apparaît clairement que l’archipel japonais apporterait une aide logistique aux États-Unis et à leurs alliés. La question n’est pas « si » mais « quand » le Japon prendrait une telle décision. »
Liens économiques et sécuritaires « très délicats »
Le fait est que les flottes militaires américaine et japonaise ont pris part à une série de manœuvres militaires conjointes ces dernières années, y compris début octobre en mer de Chine du Sud. Une première dans cette zone revendiquée par la Chine qui s’étend sur près de 4 millions de km2 et longe les côtes de Taïwan, les Philippines, l’Indonésie, Singapour, la Malaisie et le Vietnam.
D’autres chercheurs chinois ont mis en garde contre l’intention prêtée au Japon d’utiliser les Nations Unies pour s’engager dans des opérations de maintien de la paix dans l’idée de devenir ainsi l’une des grandes puissances militaires du monde. La Chine « doit prendre garde à leurs efforts visant à rechercher des occasions pour contourner la Constitution japonaise », écrivent ainsi les experts des questions militaires de l’Université de Fudan, Hu Fangxin and Zhang Lihua, dans un média officiel chinois. Pour Zhang Jifeng, autre expert chinois du Japon à l’Académie des Sciences sociales de Chine, « lorsque [les forces d’auto-défenses japonaises] s’engagent dans des manœuvres en mer de Chine du Sud, elles violent à l’évidence la Constitution » japonaise.
« Les relations du Japon avec la Chine sont prisonnières de liens économiques et sécuritaires très délicats », écrit Thomas Glucksmann, dans les colonnes de la revue américaine The Diplomat . En effet, « la Chine est le plus grand partenaire commercial du Japon qui a exporté pour plus de 141 milliards de dollars vers ce pays en 2020, comparé à 118 milliards de dollars exportés vers les États-Unis. Mais il reste que, comme l’a souligné le ministère japonais de la Défense, la Chine est aussi le plus grand défi géopolitique [du Japon], une inquiétude partagée par le nouveau Premier ministre de ce pays Kishida Fumio. »
« Confronté à une cybermenace chinoise croissante dans le domaine militaire, ajoute Thomas Glucksmann, le ministère japonais de la Défense a renforcé les capacités de lutte du pays contre cette menace avec la mise en place d’un nouveau Commandement de Défense qui a représenté un investissement de 5,7 milliards de yens (341 millions de dollars) pour la seule année 2021 afin de doter le Japon de nouvelles technologies dans le domaine de la cybersécurité. Pourtant, les articles 9 et 21 de la Constitution japonaise interdisent aux forces d’auto-défense japonaises de mener toute guerre préventive, posant ainsi des limites à ce que peut faire le Japon dans l’adoption d’une stratégie de lutte contre les menaces de cybersécurité ainsi que ses capacités de renseignement dans ce domaine. »
Les bases militaires américaines au Japon, cibles potentielles des missiles chinois
Parallèlement à ces tensions nouvelles, l’image de la Chine auprès de la population japonaise se détériore elle aussi. Selon un sondage réalisé par la BBC en 2014, seulement 3% des Japonais avaient une vision positive de la Chine, 73% exprimant une vue négative, la proportion la plus élevée dans le monde envers ce pays. Ce sentiment antichinois s’est depuis encore largement creusé. En 2019, d’après un autre sondage conduit par l’institut américain Pew Research Center, 85% des Japonais éprouvent désormais une opinion négative de leur voisin chinois.
Le 13 juillet dernier déjà, le ministère japonais de la Défense avait rendu public un état des lieux annuel dans lequel Tokyo s’inquiète des tensions croissantes autour de l’ancienne Formose. « Il est nécessaire pour nous de prendre conscience de la situation actuelle avec un sentiment de crise plus élevé que jamais, souligne ce document. Tout particulièrement, la compétition dans les domaines technologiques va devenir de plus en plus intense. Il est indispensable pour nous de surveiller étroitement la situation avec un sentiment de grande urgence sans précédent. »
L’inquiétude croissante des autorités japonaises à l’égard des activités militaires chinoises autour de Taïwan peut se comprendre du fait que le Japon est géographiquement proche de la Chine et de la « province rebelle ». L’archipel nippon accueille en particulier de nombreuses bases militaires américaines, dont la plus grande base aérienne des États-Unis sur le théâtre de l’Asie de l’Est, celle de Kadena à Okinawa. Ces bases pourraient bien devenir des cibles des missiles chinois si un conflit devait survenir à Taïwan.
Début juillet, le vice-Premier ministre japonais et ministre des Finances de l’époque Taro Aso avait publiquement déclaré que le Japon devait joindre ses forces armées à celles des États-Unis pour défendre Taïwan contre toute tentative d’invasion chinoise. Le même Taro Aso avait néanmoins un peu plus tard modéré ses propos, estimant que toute situation d’urgence devait trouver solution par le dialogue.
En avril dernier, l’ancien Premier ministre Yoshihide Suga avait été le premier responsable étranger à être reçu par le président américain Joe Biden à la Maison Blanche depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2021. À l’issue de leur entretien, les deux hommes avaient diffusé un communiqué commun dans lequel ils exprimaient leur attachement à la préservation de la stabilité dans le détroit de Taïwan. C’était là la première fois que le Japon mentionnait ces termes depuis la reconnaissance par Tokyo de la République populaire de Chine en 1972 et la rupture concomitante des relations diplomatiques avec Taipei.
« Un danger à Taïwan serait un danger japonais »
Ce mercredi 1er décembre, l’ex-Premier ministre Shinzo Abe est allé encore plus loin en déclarant que les États-Unis et le Japon ne pourraient pas rester sans réagir si la Chine attaquait Taïwan et que Pékin devait comprendre cela. S’exprimant à l’occasion d’un forum organisé par le National Policy Research, un think tank taïwanais, l’ancien chef du gouvernement japonais a ajouté qu’une invasion de Taïwan constituerait « un grave danger pour le Japon ». « Un danger à Taïwan serait un danger japonais et de ce fait, une urgence pour l’alliance américano-japonaise et le président Xi Jinping ne doit pas se méprendre sur ce sujet », a-t-il insisté. Et d’enfoncer le clou : « Le Japon, Taïwan et toutes les populations qui croient en la démocratie doivent faire savoir au président Xi Jinping et aux autres dirigeants du Parti communiste chinois qu’ils ne doivent pas s’engager dans une impasse. » Le mois dernier, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken avait déjà averti le gouvernement chinois : « Les États-Unis et leurs alliés prendront des décisions pour le cas où la Chine devait faire usage de la force contre Taïwan. »
Ces propos n’ont pas manqué de susciter la colère de Pékin. Dans la soirée de mercredi, le gouvernement chinois a convoqué l’ambassadeur du Japon en Chine pour condamner des propos « extrêmement dangereux », a expliqué ce jeudi 2 décembre Hua Chunyin, l’une des porte-paroles du ministère chinois des Affaires étrangères. Les propos de Shinzo Abe « constituent un soutien éhonté aux forces indépendantistes taïwanaises » et « la Chine s’oppose fermement à cela », a-t-elle lancé. Le Japon n’a « aucun droit » de prononcer des remarques « irresponsables » sur la question de Taïwan au regard de l’agression japonaise en Chine dans les années 1930, a-t-elle ajouté. « La Chine demande au Japon de se pencher sur l’histoire, de tirer des enseignements de ces faits historiques et de ne pas porter tort à la souveraineté de la Chine sous quelque forme que ce soit et de ne pas envoyer de signaux erronés aux forces indépendantistes taïwanaises. »
Plus tôt mercredi, un autre porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Wang Wenbin, avait déjà dénoncé les propos de Shinzo Abe, les qualifiant de « non-sens total ». « Quiconque ose répéter le militarisme nippon et s’en prendre au peuple chinois sera certainement anéanti. » Jamais depuis 1972 les propos tenus au Japon et en Chine n’avaient atteint un tel degré de violence.
Pierre-Antoine Donnet