Bangalore (Inde).– Septembre 2017. En Birmanie, le génocide des Rohingyas par l’armée birmane, la Tatmadaw, bat son plein dans l’État côtier de Rakhine. Le bilan de ce nettoyage ethnique, selon les Nations unies, est à l’époque déjà vertigineux : 23 000 meurtres, 17 000 viols, 115 000 maisons brûlées, estime l’ONG Ontario International Development Agency.
Derrière ces crimes et ceux qui sont perpétrés encore aujourd’hui, on trouve, probablement, des technologies européennes.
Toujours pendant le génocide de 2017, le premier ministre indien, Narendra Modi, est en visite à Naypyidaw, la capitale birmane. Il y rencontre Aung San Suu Kyi, alors conseillère d’État. Une visite sans mention des Rohingyas ni des exactions de l’armée. Car l’Inde est venue faire des affaires, notamment militaires.
Parmi les entreprises qui accompagnent le premier ministre, Bharat Electronics Limited. Poids lourd de l’industrie militaire indienne, ce conglomérat détenu à 51 % par l’État fabrique notamment des radars de surveillance. BEL signera justement un accord technique de fourniture d’un système de surveillance côtière avec la Myanmar Economic Holdings Limited.
Une coentreprise en Birmanie
Cette technologie profite à la marine birmane, qui a largement participé aux massacres envers les Rohingyas en 2017. Plusieurs autres contrats ont été signés depuis avec l’armée birmane, y compris après le coup d’État du 1er février dernier : le système de surveillance maritime a été livré trois semaines après.
À plusieurs reprises depuis 2009, le Conseil européen a interdit « la vente et la fourniture au Myanmar [nom officiel de la Birmanie – ndlr] [...] d’équipements susceptibles d’être utilisés à des fins de répression interne ». L’Inde n’est évidemment pas concernée par cet embargo. Mais les entreprises européennes le sont. Or, il y a lieu de penser que des technologies européennes du groupe Thales sont exportées vers la junte birmane via BEL.
Thales entretient des liens anciens et ténus avec BEL. Dès les années 1990, sa filiale néerlandaise transfère à BEL la technologie radar LW-08. Celle-ci est essentielle pour le radar aérien RAWL-02 Mk II que BEL fournit à la marine birmane, comme le confirme l’ONG Justice for Myanmar.
Une exportation contraire au droit, comme le reconnaîtra en 2015 le ministre des affaires étrangères néerlandais. « La technologie LW-08 était destinée à la marine indienne et BEL n’était pas autorisé à fournir des radars sous licence à des tiers sans l’autorisation préalable des autorités néerlandaises. »
Le partenariat entre Thales et BEL, devenu l’un des importants fournisseurs de l’armée birmane, s’institutionnalise à partir de 2014. Les deux groupes forment une coentreprise (« joint venture »), la Bel-Thales Systems Limited (BTSL). Il s’agit selon les mots du directeur général de Thales en Inde, Éric Lenseigne, d’une « étape importante [...] destinée à répondre aux besoins des clients indiens et à l’exportation ». Thales possède 24 % de l’entreprise.
Dans le même temps, BEL devient un partenaire privilégié de la junte et lui vend fréquemment des technologies radars. Le groupe établit en 2018 un bureau à Rangoun. Une délégation militaire birmane visite les usines de BEL en Inde en 2019, menée par le général sanguinaire Min Aung Hlaing, futur leader du coup d’État ; jusqu’à la livraison récente du système de surveillance côtière et même d’un système de contrôle d’armes à distance.
Pour l’Inde, la Birmanie représente en effet un marché prometteur dans le cadre du programme « Make in India » lancé par Narendra Modi. « Au-delà des débouchés économiques, le partenariat avec la Birmanie est stratégique, explique Chetan Rana, chercheur au Centre for International Politics, Organization and Disarmament de New Delhi. Il s’agit de contrer l’influence de la Chine et de combattre les forces rebelles présentes à ses frontières avec la Birmanie. »
Thales assure « se conformer à toutes les lois et réglementations applicables en matière de contrôle des exportations ».
Si l’Inde s’est d’abord fait un soutien du mouvement démocratique birman, la chape de plomb militaire qui s’abat sur le pays ne vient pas perturber sa stratégie d’export et d’investissement. « L’Inde porte le projet géant “Kaladan Multimodal”, qui doit relier Calcutta à la région birmane de Rakhine, où l’on trouve les musulmans rohingyas, auxquels le gouvernement Modi rechigne à fournir refuge et dont il renâcle à condamner le génocide », poursuit Chetan Rana.
Vu la proximité entre les technologies radars développées par Thales et des équipements de surveillance commercialisés par BEL, et la fréquence des ventes en Birmanie, difficile d’imaginer que les technologies de Thales ne finissent pas en partie dans les mains de la junte.
Interrogé par Mediapart sur cette possible violation de l’embargo européen, le groupe assure « se conformer à toutes les lois et réglementations applicables en matière de contrôle des exportations » et que « la responsabilité de l’entreprise répond aux normes les plus élevées du secteur ». En d’autres termes : les transferts de technologie de Thales à BTSL ne sont jamais utilisés dans les exportations de BEL.
Il est très complexe de prouver ce genre de violation d’embargos militaires.
Siemon Wezeman, chercheur
Plusieurs éléments montrent par ailleurs une grande porosité entre les activités de BTSL et de BEL en Birmanie. L’homme chargé de la conception et du codage du logiciel radar de la marine birmane est devenu le responsable de l’ingénierie système de BTSL. Deux des quatre directeurs actuels de BTSL sont aussi enregistrés comme « directeurs » au bureau de BEL en Birmanie.
Impossible de conclure en l’absence de détails précis sur les activités de BTSL, à Bangalore, et des ventes de BEL en Birmanie. « Il est cependant courant pour les entreprises indiennes de “labelliser” une technologie étrangère en produit “made in India” pour l’exporter en faisant fi des conventions », prévient Siemon Wezeman, chercheur au Arms Transfers Programme du Stockholm International Peace Research Institute.
Chercheur à l’Institute of Peace and Conflict Studies de New Delhi, Angshuman Choudhury tient une carte des actions de l’armée birmane depuis le coup d’État en Birmanie le 1er février. « BEL a délivré à la Tatmadaw un système de contrôle d’armes à distance baptisé “RCWS” qui peut être équipé par la marine en plus des radars. Cela doit permettre à l’armée de traquer les rebelles qui s’organisent de mieux en mieux. » Or ce système a été conçu avec des dirigeants de BTSL.
Angshuman Choudhury a déposé une demande d’information (RTO) à BEL sur la nature de ses livraisons à la junte, rejetée au nom de la « sécurité nationale ». « Il serait pourtant crucial de savoir ce que BEL vend au régime birman et si des technologies européennes sont exportées », juge le chercheur. Une demande partagée par les ONG Sherpa, Info Birmanie et Reporters sans frontières, qui ont interpellé Thales sur ses activités avec BEL vendredi 26 novembre.
« Il est très complexe de prouver ce genre de violation d’embargo militaire, explique Siemon Wezeman. En plus de l’opacité du matériel vendu se posent des questions de doubles usages. Par exemple, le système de surveillance côtière peut être utilisé pour massacrer des Rohingyas comme à des fins civiles et commerciales. »
« Les règles existantes pour sanctionner les entreprises françaises qui fournissent directement ou indirectement des groupes armés sont trop éparses et restreintes pour être dissuasives, estime Laura Bourgeois, chargée de contentieux et de plaidoyer à Sherpa. Il est temps que le législateur français crée une infraction réprimant la violation d’embargos en tant que telle. »
Au-delà de la qualification judiciaire se pose la question morale d’un tel partenaire d’affaires pour Thales. « BEL arme ouvertement un régime accusé de crimes contre l’humanité », rappelle un membre du réseau Justice for Myanmar. « Le “business as usual” n’est plus possible avec le Myanmar, dont la junte au pouvoir réprime férocement les journalistes et la société civile », déclare Paul Coppin, responsable juridique de Reporters sans frontières.
En Europe, Thales n’est pas seul à collaborer avec BEL. Parmi les partenaires industriels du groupe indien, on trouve l’Italien Elettronica, le Danois Terma et le Suédois Saab. Et dans les partenaires financiers, BNP Paribas, actionnaire du fonds mutuel de BEL.
Côme Bastin