La Diaria : Quel est votre premier bilan des résultats du dimanche 21 novembre ? Y a-t-il eu des surprises ? Les sondages avaient prédit que José Antonio Kast et Gabriel Boric passeraient au second tour.
Juan Pablo Luna : Ce qui est quelque peu surprenant, c’est que les sondages ont eu raison, car, par le passé, ils avaient souvent eu tort. Et ce que je prévoyais était contre-intuitif pour certaines personnes, notamment la montée en puissance de [Franco] Parisi, qui s’est avérée réelle. Il y avait des gens dans les commandos [groupes militants]des partis qui disaient que c’était du bluff et que les sondages étaient faux.
En conséquence, il n’y a pas grand-chose de surprenant. Depuis deux ou trois mois, un sentiment du type « arrêtez un peu la machine, les choses bougent trop » a commencé à émerger avec force. S’affirmait une sorte de coalition pour l’ordre, ancrée dans les préoccupations quotidiennes : sécurité, migration, économie, inflation. D’une certaine manière, c’est comme un arrêt du processus de changement que le Chili avait entamé avec l’explosion sociale d’octobre 2019 et plus tard avec l’Assemblée constituante. C’est ainsi que José Antonio Kast a gagné en popularité.
L’autre élément important de ces résultats est que les quatre candidats ayant obtenu le plus de voix sont issus de partis autres que les partis traditionnels. Même [Sebastián] Sichel, qui était le représentant du piñerisme, a remporté les primaires contre toute attente et en dehors des structures du parti. Ce n’est qu’en cinquième position qu’apparaît un membre d’un parti traditionnel, Yasna Provoste [Democracia Cristiana, DC].
Il y a donc une façon de voir cela comme une coalition en faveur d’un ralentissement et d’un retour en arrière, mais en même temps il y a une forte composante anti-establishment qui est comme le plus petit dénominateur commun de ces éléments qui semblent si différents vus de l’extérieur.
Cela vous met dans un état assez incertain pour envisager des stratégies de second tour [vote le 19 décembre]. Qu’est-ce que le soutien du Parti socialiste [PS] ou de la DC apporte-t-il à la candidature de Gabriel Boric ? Combien un déplacement limité au centre par Kast va-t-il l’aider ou lui nuir face aux partis du centre-droit ? Tous deux doivent le faire pour des raisons de gouvernabilité s’ils sont élus, car ils ont obtenu des résultats raisonnables aux élections parlementaires, mais en termes de d’adhésion citoyenne, il y a ici un risque.
Il y a aussi une grande inconnue en ce qui concerne le sens et origine du vote Parisi, que je dirais être un vote anti-système de la classe moyenne inférieure, self-made, très associée à la consommation, une classe moyenne nouvellement riche, très soucieuse de l’avenir, qui a une composante anti-système. C’est quelque chose comme « J’ai construit tout cela contre la politique et les politiciens », et c’est donc un vote qui n’est proche d’aucune des deux coalitions, ni de Kast ni de Boric. Je pense qu’il est moins « kastiste » qu’on ne le croit, mais il n’est pas certain que cet électeur finisse par voter au second tour. Je dirais que les groupes de militants ne savent pas trop où aller et comment réorganiser leurs forces pour le deuxième tour.
Il n’est donc pas si facile de cumuler les blocs : puisque ceux-ci sont de gauche, ils vont avec Boric et puisque ceux-ci sont de droite, ils vont avec Kast…
Cela fonctionne au niveau de l’élite, mais n’a que très peu de portée au niveau des collectivités territoriales et des citoyens.
Lié à cet aspect, qu’a fait, en 2013, l’électeur de Parisi au second tour ?
Il est resté à la maison. Ils ne sont pas allés voter. Et, en fait, les sondages qui existent sur la préférence au second tour du vote Parisi indiquent quelque chose comme 25% Boric, 20% Kast, 25% qui ne vont pas voter et un certain nombre de « ne sait pas ».
L’électeur de Sebastián Sichel est-il plus susceptible de se déplacer vers Kast ?
Il y a un grand échec des secteurs libéraux de droite à construire une droite modérée et moderne, non autoritaire, beaucoup plus ouverte sur la question des valeurs. Mon pari naïf était que Kast pourrait briser la droite, dans le sens où les partisans de la ligne dure iraient avec sa candidature, mais que la droite modérée essaierait, en perdant à court terme, de construire un centre droit plus libéral, et utiliserait l’« opposition » avec Kast pour établir cette droite démocratique. Mon impression est qu’ils convergent très vite vers Kast et que la proximité avec pouvoir est plus puissante.
Quel est l’impact de ce résultat sur le processus constituant (Convention constituante) ? A l’époque, ce processus a été interprété comme un glissement vers la gauche de la société chilienne, mais ce dimanche 21 novembre, nous avons vu un autre résultat.
Ce que vous avez, c’est une alternance entre différents types de leadership anti-establishment plutôt qu’une polarisation électorale gauche-droite. Je pense que la raison du soutien des citoyens est liée aux fluctuations de l’opinion qui favorisent l’émergence ou l’effondrement de coalitions alternatives au système traditionnel.
En ce sens, ce qui s’annonce si Kast gagne – ce qui pour moi est le scénario le plus probable – est un scénario d’affrontement avec la Convention constituante (CC).
Alors, nous devrons alors voir comment se dérouleront les premiers mois du gouvernement de José Antonio Kast. Ce sera un gouvernement compliqué en termes économiques, en termes de programme législatif, et il aura une opposition forte. Je pense que ce qui était raisonnablement improbable il y a quelques mois ne peut être exclu aujourd’hui, à savoir un vote de rejet du projet présenté par la CC. Ce sont des signaux d’alarme pour la Convention constituante : certains excès rhétoriques doivent être atténués, certaines propositions maximalistes doivent être modérées, afin d’essayer de rendre viable la nouvelle Constitution, où se joue réellement une partie de l’avenir du pays. Non seulement, ou peut-être même principalement, mais aujourd’hui la CC est en danger.
Que peut-il se passer après le 11 mars [fin du mandat de Piñera] en termes de gouvernabilité et de négociation ? Ni Boric ni Kast n’auront beaucoup de poids au Parlement.
Vous avez un congrès qui est plus fragmenté, polarisé et avec moins d’expérience législative que n’importe quel congrès que vous avez eu au Chili depuis le retour de la démocratie. Celui qui gagnera disposera d’une minorité. Cela leur donne une raison de se modérer pour le deuxième tour. Une grande partie des propositions que l’un ou l’autre avait ne sera pas possible à mettre en œuvre, du moins au contact du mécanisme institutionnel démocratique. J’ai certains doutes à propos de Kast : dans quelle mesure va-t-il jouer dans les règles et dans quelle mesure va-t-il jouer au-delà des règles ? Mais dans un contexte institutionnel, vous avez un système qui est grippé. Le président chilien Sebastián Piñera avait déjà dû y faire face, mais il était dans une situation plus facile pour obtenir certains accords que le prochain président n’aura pas, quel qu’il soit,
Comment imaginez-vous la campagne de Boric, plus au centre ou plus à gauche ?
Je ne sais pas encore clairement quelle sera sa stratégie. Je pense que la seule chose qu’il puisse faire aujourd’hui est clairement de se rapprocher du centre. Ce qu’il devrait essayer de faire, c’est de mobiliser l’ensemble du monde démocratique contre une menace qui pourrait conduire à un Jair Bolsonaro, à un Donald Trump, quelque chose comme ça. Cela étant, je pense que c’est le meilleur antidote à cette offensive que Kast a déjà développée en lançant : « c’est la liberté contre le communisme ». La question est de savoir combien il perd à gauche avec ce tournant et combien la peur de Kast et de l’autoritarisme fait que des gens d’une gauche plus identitaire et plus radicale vont, le nez bouché, voter pour Boric au second tour. Comme il s’agit d’un vote volontaire [et pas un vote obligatoire], vous avez besoin d’une stratégie de mobilisation électorale. Et au Chili, les partis ne sont pas capables de mener seuls cette stratégie, ils n’ont pas de structure territoriale. Les partis au Chili pensent que cela ne peut être gagné que par utilisation des réseaux sociaux et autres médias. Franco Parisi a obtenu 13% uniquement par ces moyens et en résidant dehors du Chili. Mais il faut faire voter beaucoup de gens qui habituellement ne votent pas si l’on veut renverser la situation. Il n’y a pas de force ou de structure organisationnelle pour faire mettre en marche un appareil, et il n’y a pas d’appareil.
La meilleure image pour illustrer cela est la suivante : le système chilien est une salade hors sol ; vous la voyez là-haut, vous allez l’attraper et elle est dans l’air, elle est dans l’eau, et aujourd’hui la moitié de ses feuilles sont sèches.
A l’approche des élections du dimanche 21 novembre, on a dit qu’elles étaient les plus importantes depuis le retour de la démocratie, mais une fois de plus, le taux de participation n’a pas dépassé 50%. Comment expliquez-vous cela ?
Cette histoire de l’élection la plus importante est une histoire que l’élite et les médias se racontent. Cela peut être important en fonction de la personne avec qui vous avez une relation ou selon son degré d’engagement, mais pour leur vie les gens ne considèrent pas cela comme important. Les gens se méfient du système politique et de la politique. S’il s’agissait d’une élection vraiment importante, peut-être que vous déplaceriez un peu plus que les 48% des personnes qui ont voté le 21 novembre. Il y a une histoire que le système se raconte à lui-même. Il en va de même pour la polarisation. Vous avez des états de l’opinion publique qui sont surinterprétés par un système politique qui n’a pas de vases communicants avec la société et qui, éventuellement, se cristallisent dans un résultat électoral. Mais ils sont insaisissables, évanescents, et ils s’effacent au bout de trois jours.
J’ai l’impression que deux ou trois mois après le début du gouvernement, Kast ferait face à des gros problèmes. La même chose si c’était du Boric. Une partie de ce qui n’est pas bien compris au Chili est liée au fait que nous pensons que cette élection va résoudre les problèmes de représentation et de légitimité. Mais il s’agit en fait du symptôme de ces problèmes, et non pas de la voie pour leur solution. Ce que vous avez, ce sont des hauts et des bas [des états de l’opinion] qui ne durent pas longtemps. C’est un peu comme la situation péruvienne avec ces tournants de l’opinion publique. Personne n’aime personne.
La campagne de Boric comprenait-elle des questions telles que la sécurité et certaines certitudes économiques ?
Sans aucun doute. Le problème est cet engouement pour la génération de 2011, la génération des étudiants, et l’incapacité de s’adresser aux besoins concrets des gens. Il y a la question de l’insécurité, de l’inflation, des migrants, qui sont d’énormes problèmes pour le Chili aujourd’hui et sur lesquels cette gauche, pas plus que l’autre, n’a beaucoup réfléchi. Cela tient en partie au fait qu’il s’agit d’une gauche fortement élitiste. Il y a un changement de génération, mais elle reste une gauche très élitiste, très peu connectée au Chili profond. En ce sens, elle est considérée avec ressentiment par des secteurs populaires : ce sont les enfants de l’élite qui viennent semer le trouble en notre nom. voilà un problème.
Qu’en est-il du monde des affaires le plus proche de Piñera ? Comment voyez-vous Kast ?
La droite entrepreneuriale est très pragmatique. A des exceptions très précises, elle a levé un bouclier contre le processus de changement et ne veut pas comprendre son rôle dans le mécontentement et les problèmes que connaît le Chili en termes sociaux et même économiques. Elle vit avec l’utopie d’un retour au 17 octobre 2019 (la veille de l’explosion sociale). José Antonio Kast le lui promet. Il va mettre le pays à feu, mais c’est que la promesse de Kast et de l’élite économique chilienne est particulièrement peu sophistiquée pour ce qui est de la compréhension qu’il existe des variétés de formes de capitalisme, que parfois il est bon d’avoir des syndicats à qui parler. C’est une élite très brutale. Ses membres ont sorti beaucoup de capitaux, ils ont sorti des profits comme jamais auparavant, ils ont acheté des dollars comme jamais auparavant et aujourd’hui ils sont plus soulagés parce qu’ils voient probablement qu’il y a ici une recomposition du modèle traditionnel.
De plus, la situation de 50/50 au Sénat bloque toute possibilité de changement radical du modèle. C’est très rassurant pour les marchés. Le problème se pose lorsqu’il y a des débordements dans la rue. A cet égard, j’ai l’impression que ces débordements sont plus distants aujourd’hui, non pas tant parce qu’une solution a été trouvée, mais parce que les gens en ont assez du désordre. Ce sont des cycles.
Si Kast gagne, est-il viable de penser qu’il gouvernera avec des partis, comme ceux qui composent la coalition Chile Podemos Más, ou que ce sera plutôt quelque chose comme Bolsonaro ?
Ce que je crains de Kast, c’est que son petit groupe de soutien est à redouter. Certains des adjoints élus, ceux qui sont avec Kast depuis le début, sont vraiment alarmants. La question est donc de savoir dans quelle mesure les partis de droite plus démocratiques parviennent à discipliner Kast et ses partisans et dans quelle mesure Kast parvient à les rallier à sa cause. Cela dépendra de la manière dont il gérera les premiers mois du gouvernement et des initiatives qu’il mettra sur la table. S’il met sur la table des initiatives suffisamment dures, cela compliquera la situation de son gouvernement. L’un des problèmes que rencontre la droite pour gouverner est que le coût d’opportunité d’être à droite au Chili est très élevé, tout le monde gagne plus dans l’entreprise privée. Toutefois, il y a encore beaucoup de militants qui pourraient éventuellement vouloir rester dans le gouvernement de Kast et se discipliner. C’est une question ouverte. Je ne le sais vraiment pas. Il faut comprendre que cette candidature, il y a deux mois, était considérée comme de l’ordre d’un témoignage, à hauteur de 5% ou 10%.