Le directeur du club de réflexion Terra Nova, Thierry Pech, tente d’expliquer la désaffection des classes populaires envers les partis de gauche, dans une tribune parue dans Le Monde daté du mercredi 9 novembre 2021 (« Il ne suffit pas de déclarer sa fidélité aux classes populaires pour les rencontrer » [1]). Ce n’est pas la première fois que Terra Nova s’empare de ce sujet et, comme il le note, un rapport de 2011 « sur la stratégie électorale de la gauche lui conseillait de rechercher les suffrages des jeunes, des femmes, des diplômés, des minorités et des quartiers populaires plutôt que ceux des ouvriers et des employés ». Ce rapport visait à justifier l’abandon par la gauche gouvernementale des ouvriers et employés [2].
Thierry Pech, qui affirme avoir pris ses distances avec ce rapport, veut lui substituer une analyse sociologique des transformations des classes populaires. Et de noter, à juste titre, la baisse de l’emploi ouvrier dans l’emploi total, la montée en puissance des employés et la féminisation qui s’en est suivie.
Une vision mythique du passé
Mais cette baisse relative de l’emploi ouvrier, liée à la désindustrialisation, n’est en rien expliquée et n’est pas mise en relation avec la stratégie des transnationales et plus globalement avec la financiarisation de l’économie qui a vu la « création de valeur pour l’actionnaire » devenir l’alpha et l’oméga des stratégies des entreprises. La mondialisation des chaînes de valeur, avec ses conséquences pour l’emploi, est ainsi passée sous silence. En « oubliant » cet aspect essentiel, Thierry Pech présente, de fait, les évolutions actuelles comme relevant d’un processus naturel contre lequel nous ne pourrions rien.
Encore plus problématique, l’affirmation selon laquelle l’« individualisation des relations d’emploi (dans les services), qui a installé une concurrence inédite entre les travailleurs, a peu à peu détruit le socle des “rapports de production” qui fondait l’ancienne lecture du social », individualisation due au fait que « la qualité de la prestation y est, en effet, souvent inséparable des qualités personnelles de celui ou de celle qui la produit ».
On peut d’abord en effet se demander en quoi les qualités personnelles des individus, par exemple leur capacité d’initiative, étaient absentes dans le procès de travail industriel, les sociologues du travail ayant montré que même une chaîne de montage taylorisée ne pouvait fonctionner correctement si les ouvriers ne faisaient qu’appliquer les consignes de la direction. Au-delà, la concurrence entre les travailleurs est une donnée structurelle du capitalisme, concurrence dont les formes se renouvellent avec les transformations de ce dernier.
C’est avoir une vision mythique du passé que de croire que la classe ouvrière formait un bloc homogène. Les inégalités que Thierry Pech pointe au sein des classes populaires ne sont pas nouvelles, même si elles ont été évidemment reconfigurées en partie sous l’impact des mutations du capitalisme.
Imaginaire disparu
Mais surtout, le caractère sociologiquement « composite » des classes populaires sur lequel Thierry Pech met essentiellement l’accent n’explique rien par lui-même. Pourtant, il note que la classe ouvrière « n’a pas seulement perdu en nombre et en cohérence : elle s’est aussi dépouillée d’une conscience d’elle-même et des grands récits qui lui donnaient forme ». Et en effet, la force d’un imaginaire social porteur de « lendemains qui chantent », le communisme ou le socialisme, surdéterminait autrefois l’identité des individus qui avaient une « identité de classe ».
Une fois cet imaginaire disparu, à la suite notamment de l’expérience du « socialisme réellement existant », l’identité de classe s’est d’autant plus vite effondrée que la restructuration du capital a entraîné une dispersion des salariés avec la fin des grandes concentrations ouvrières, le tout sur fond de défaites sociales considérables.
De plus, les contradictions, mises longtemps sous le boisseau par une conception qui hiérarchisait les combats et les priorités en les soumettant à la question sociale et aux organisations qui la représentent, n’ont pas manqué de ressurgir. C’est le cas, par exemple de la lutte contre l’oppression des femmes ou contre le racisme et les questions écologiques.
Or il existe dans la société une multiplicité d’oppressions et de dominations croisées qui se renforcent réciproquement et qui ne peuvent se réduire à la seule opposition capital/travail, même si elle reste cruciale. Une même personne peut à la fois être exploitée par le capital, opprimée par d’autres exploités, ou en opprimer d’autres, et prise dans des configurations discriminantes. La prise de conscience de ces multiples rapports de domination entraîne que l’appartenance sociologique au salariat ne suffit plus à déterminer l’identité des individus, leurs comportements et leurs priorités.
Régression sociale généralisée
Il ne suffit donc pas de prendre en compte les transformations sociologiques des classes populaires pour comprendre la situation actuelle, mais il les faut rapporter à l’absence d’une perspective émancipatrice partagée qui permettrait de dépasser leurs divisions internes. Et c’est là que gît un problème que n’évoque même pas Thierry Pech.
Car enfin, comment évoquer le rapport entre les classes populaires et la gauche sans dire un mot des politiques menées depuis des décennies par des gouvernements se réclamant de la gauche ? Comment ne pas voir que les politiques néolibérales menées par ces gouvernements ont détruit le rapport d’adhésion qui pouvait exister entre la gauche et les classes populaires, obérant ainsi toute perspective d’avenir désirable ?
Quand les politiques menées entraînent une régression sociale quasi généralisée, comment ne pas voir que cela est à la racine de l’opposition que note Thierry Pech entre « les pauvres et ceux que l’on qualifie d’assistés (…) qui dépendent des minimas sociaux et dont on souhaite d’autant plus s’éloigner qu’on craint de devoir les rejoindre un jour à la faveur d’un accident de la vie ».
Cet « accident de la vie » a un nom que se refuse à nommer Thierry Pech, les politiques néolibérales au service du capital.
Pierre Khalfa
Économiste, membre de la Fondation Copernic