Michel A. est l’un des tout premiers volontaires français, peut-être le premier, à être allé se battre en Afghanistan contre les envahisseurs soviétiques. En novembre 1985, il vient d’arriver à Miranshah, la petite capitale du Waziristan du Nord, l’une des sept agences tribales pakistanaises, tout près de la célèbre ligne Durand qui sépare les deux pays. Il a déjà sa kalachnikov à l’épaule mais reconnaît ne pas savoir s’en servir.
Il a prévu de demeurer une année dans les maquis afghans, puis de regagner Paris où il possède une petite librairie islamique. Il a vendu les parts de son commerce pour payer son voyage. Il laisse derrière lui sa femme, de nationalité tunisienne, et une petite fille.
Son parcours, tel qu’il le raconte, commence à la fin des années 1960, lorsqu’il est parti « sans un sou en poche » faire la route. Celle qui mène à Katmandou. Il s’y égare, arrive en piteux état à Karachi, où il décide d’intégrer une madrasa (école théologique). Il y trouve la foi, y demeure six ans, acquiert un solide bagage religieux, une connaissance parfaite de l’arabe classique, y compris la versification. Au bout du cursus, il devient alim (docteur de la foi). Et revient à Paris.
À l’époque où nous le rencontrons, en cette fin 1985, la guerre d’Afghanistan, née de l’invasion soviétique le 27 décembre 1979, fait rage. Rien n’indique encore que les Soviétiques finiront par se retirer – le dernier convoi franchira le fleuve Amou-Daria le 15 février 1989. C’est pourquoi Michel est venu se battre. « Le djhad, explique-t-il alors, ce n’est pas une obligation, sauf si elle est décrétée par les autorités religieuses du pays attaqué, mais c’est un devoir. Chaque État musulman se doit d’envoyer un groupe de volontaires là où se déroule une guerre sainte. À mesure que les moudjahidins de ce pays se font tuer, ils doivent être remplacés par des combattants venus des pays frères. »
L’heure n’est pas au djihad global et personne ne l’imagine encore. La guerre sainte afghane se veut uniquement défensive. Il s’agit de vaincre l’armée soviétique qui a envahi un territoire musulman. Ensuite, d’établir une « république islamique », objectif de la plupart des partis de la résistance afghane, au nombre de sept, qui ne sont pas pour autant d’accord sur la forme qu’elle prendra.
Michel A. a pour modèle le royaume saoudien. Il y apprécie en particulier l’application stricte des houdoud, les châtiments islamiques : « En Arabie saoudite, il y a une ou deux mains coupées par an mais cela suffit à empêcher des milliers de vols. Au Pakistan, les houdoud sont vraiment nécessaires car il y a beaucoup trop de brigandage », plaide-t-il. Il est aussi favorable à la lapidation des femmes adultères.
En 1985, les volontaires venus comme Michel soutenir la guérilla afghane sont fort peu nombreux, alors que celle-ci a commencé il y a déjà cinq ans. On en compte autour d’une centaine, essentiellement des Frères musulmans égyptiens, jordaniens, syriens, algériens, venus à titre individuel – la confrérie est hostile à ce que ses membres participent à des combats et se contente de fournir aux moudjahidins afghans une aide financière et logistique. Trois Black Muslims américains font également partie du petit contingent.
Beaucoup ont été comme aimantés par un prêcheur charismatique, un intellectuel palestinien qui s’est totalement investi dans le djihad afghan : le cheikh Abdallah Azzam. Né le 14 novembre 1941, dans une famille très pieuse d’un petit village situé près de la ville de Jénine, en Cisjordanie occupée, il publie en cette année 1985 un ouvrage qui, aujourd’hui encore, est une référence absolue dans la mouvance islamiste : La Défense des territoires musulmans.
L’auteur y développe l’idée que tous les musulmans doivent venir combattre en Afghanistan, même si leurs parents ou leur gouvernement s’y opposent, que c’est une obligation individuelle pour tous les membres de l’Oumma, la communauté des croyants. « Si un empan d’un territoire musulman est attaqué, le djihad s’impose personnellement à celui qui habite ce pays et à celui qui en est voisin. S’ils sont trop peu nombreux, incapables ou réticents, alors ce devoir s’impose à ceux qui sont proches, jusqu’à gagner la terre entière », plaide-t-il. Ces lignes font écho aux propos de Michel A., le djihadiste français.
Un autre de ses livres va galvaniser les volontaires : Les Signes de la Miséricorde divine dans le djihad afghan. C’est sa recension de tous les « miracles » qui se sont produits au profit des maquisards afghans pendant les combats.
Comme théoricien du djihad, Azzam est à cent coudées au-dessus de ceux qui commencent à émerger à cette époque. Le Palestinien a d’abord beaucoup étudié, de l’université de droit islamique de Damas, en 1966, où il a obtenu un diplôme de charia (loi islamique), à celle d’Al-Azhar, au Caire, qui lui a permis d’avoir un doctorat en droit religieux. Sa thèse témoigne d’un antisémitisme virulent. Pas seulement parce qu’Israël a envahi sa terre natale, mais parce qu’il rend les Juifs responsables de l’écroulement de l’empire ottoman, auquel il demeure très attaché, et de la création du communisme.
Je me suis demandé : “Où est le djihad ?” J’ai trouvé une parcelle de terre appelée Afghanistan et j’ai essayé d’y aller. Dieu m’a montré le chemin.
Cheikh Abdallah Azzam
Au Caire, il se lie avec la famille de Sayyid Qutb, l’idéologue islamiste radical, promoteur du djihad contre les régimes « corrompus » du monde arabe, que Nasser a fait pendre en 1966. Il a ensuite participé aux luttes palestiniennes entre 1967 et 1970. Méprisant l’incapacité de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et ses idées de gauche, il estime que seule une résistance islamique pourra faire triompher la cause palestinienne.
À partir de 1973, il se fait connaître comme professeur de charia à l’université d’Amman. Son charisme lui vaut d’être bientôt surnommé le « Sayyid Qutb jordanien ». Il devient aussi l’un des dirigeants des Frères musulmans dans le royaume hachémite. Expulsé de Jordanie, on le retrouve, en 1980, enseignant à l’université Abdulaziz à Djeddah (Arabie saoudite), un poste qu’il a obtenu grâce à ses nombreuses relations avec les Frères.
Là, il sera le professeur d’Oussama Ben Laden, puis son mentor. Il part ensuite au Pakistan, d’abord comme professeur à l’université d’Islamabad, et gagne ensuite Peshawar, la capitale de la province de la Frontière du Nord-Ouest, afin de pouvoir se mettre au service du djihad afghan. « Je me suis demandé : “Où est le djihad ?” J’ai trouvé une parcelle de terre appelée Afghanistan et j’ai essayé d’y aller. Dieu m’a montré le chemin », expliquera-t-il.
À Peshawar, les chefs de l’insurrection afghane sont séduits par son immense bagage religieux, son extrême piété et ses talents d’orateur. Il voyage en Afghanistan avec la guérilla mais ne participe pas aux combats. Il se définit comme prêcheur et théoricien. Reconnaissable à sa silhouette émaciée, coiffée d’un pakoul marron (le béret des montagnards de la province afghane du Nouristan, la première à s’être révoltée contre le régime communiste de Kaboul), il devient vite l’une des figures de Peshawar, où les résistants afghans ont installé leurs quartiers généraux.
Il n’oublie pas pour autant la Palestine qui, à ses yeux, « est plus importante » que tout. « Tous les Arabes qui peuvent aller se battre en Palestine doivent y aller. Ceux qui ne peuvent pas doivent venir en Afghanistan », insiste-t-il. « Le corps du cheikh était en Afghanistan mais son esprit demeurait suspendu entre Naplouse et Jérusalem », écrira, plus tard, l’un de ses hagiographes.
Azzam profite de la vague panislamiste qui traverse alors le monde arabe. Mais il révolutionne la théorie en proposant que la solidarité entre membres de l’Oumma soit prolongée par une participation au djihad. « Azzam fut le premier savant religieux à élaborer une argumentation islamique légale faisant du combat à l’extérieur un devoir religieux individuel », souligne le chercheur Thomas Hegghammer, dans la biographie de 700 pages qu’il lui a consacrée : The Caravan, Abdallah Azzam and the Rise of Global Jihad (Cambridge University Press, 2020).
L’un a le verbe, l’autre l’argent. Le budget de Ben Laden semble sans limites : chaque volontaire arabe est rémunéré 300 dollars par mois.
Historiquement, seules des sommités religieuses, comme les oulémas saoudiens, ont autorité pour appeler au djihad. La révolution qu’opère Azzam, c’est de leur retirer cette prérogative et de la transférer aux simples croyants qui, désormais, peuvent décider par eux-mêmes quel territoire relève du djihad, qu’il soit envahi par une puissance étrangère ou sous la coupe d’un dirigeant musulman « impie ». C’est ce que l’islamologue Bernard Rougier appelle « la démocratisation du djihad ». Et, donc, sa banalisation. Ne pas se battre alors qu’il le devrait devient pour un fidèle « un grave péché » devant Dieu.
En octobre 1984, Azzam crée le Maktab al-Khadamāt (MaK), le « Bureau des services », chargé de collecter des fonds dans les milieux religieux et de faire venir des combattants arabes. Il s’appuie sur l’important réseau des Frères musulmans et des ONG islamiques. Oussama Ben Laden, qui a rejoint son mentor à Peshawar, fait partie de la direction, sans responsabilité particulière. Il tient salon, pérore à longueur de journée en buvant du thé et monte de beaux chevaux – sa principale passion. Comme Azzam, sa mission est de faire venir des volontaires. L’un a le verbe, l’autre l’argent. Le budget de Ben Laden semble sans limites : chaque volontaire arabe est rémunéré 300 dollars par mois.
Il faudra du temps pour que les recrues commencent à arriver. Elles s’installent dans un camp à la frontière pakistanaise, dans ce qu’on appelle le « Bec du perroquet », une région âpre et montagneuse qui dessine comme un crochet à l’intérieur du territoire afghan.
« Faire bouillir les frontières »
L’anthropologue Georges Lefeuvre, alors directeur de l’Alliance française à Peshawar, a eu l’extraordinaire privilège de rencontrer Azzam grâce à un ami commun, un jeune Algérien, en octobre 1989. Il décrit le théoricien du djihad comme une personnalité assez anodine d’aspect et sympathique. Celui-ci lui expose ses théories.
Pour Azzam, les États-nations sont des inventions de l’Occident que le monde musulman n’a pas à reconnaître. Seule doit compter l’Oumma. Pour cela, il faut casser les États. D’où cette phrase qui a marqué l’anthropologue : « On va faire bouillir les frontières. » Mais alors que l’on s’attend à ce qu’il vante le courage des moudjahidins afghans, qui résistaient à la plus grande armée conventionnelle du monde, Azzam ne donne pas d’eux une belle image.
« Il les voyait comme des pécheurs. Parce qu’ils pratiquent le culte des saints et aiment les soufis. Et il voyait leur exil [cinq millions d’Afghans sont à cette époque réfugiés au Pakistan et en Iran – ndlr] comme une punition qu’ils auraient méritée. Pour lui, il fallait que cet exil soit sacré, qu’il serve à les purifier, à les sanctifier et, ensuite, qu’ils reviennent dans leur pays pour le purifier à son tour. Il fallait que l’Afghanistan redevienne une terre de pureté à partir de laquelle la Palestine, l’Inde, voire l’Andalousie pourraient être reconquises. »
Selon Azzam, si le monde musulman est affaibli, c’est notamment « à cause des chiites et des soufis ». Pour y remédier, il plaide pour « un retour à la lettre du Coran ». Il appuie certaines de ses prédictions sur un hadith (une parole attribuée au Prophète) qui assure que l’Apocalypse surviendra une fois l’Inde libérée (c’est-à-dire islamisée) et que cette libération prendra sa source au Khorasan, du nom d’un territoire nommé par des géographes arabes vers le XIe siècle et qui recouvre l’Afghanistan, et une partie de l’Iran et du Pakistan. Plusieurs autres hadiths y font référence. « Quand vous verrez les étendards noirs venant du Khorasan, allez à eux, même si cela signifie “ramper sur la neige” », dit l’un d’eux.
Quand il n’est pas à Peshawar, le Palestinien court le monde pour donner des conférences et récolter des fonds. Aux États-Unis, dans cette Amérique qu’il hait parce qu’elle incarne à ses yeux la grande corruptrice sur terre, il fait un tabac au sein des communautés musulmanes. Dans la mosquée Al-Farouq de Brooklyn, il va bientôt ouvrir un bureau de recrutement pour le djihad.
S’ils n’étaient qu’une centaine en 1985 à « rejoindre la caravane » (l’allégorie du djihad), les Arabes afghans sont au nombre de 4 000 quatre ans plus tard, pour la plupart installés dans les bases du « Bec du perroquet ». En raison d’un statut particulier qui remonte à la colonisation britannique, la région frontalière, que l’on appelle Fata (l’acronyme anglophone pour « zones tribales administrées au niveau fédéral », lesquelles sont au nombre de sept), est strictement interdite aux étrangers et même l’armée pakistanaise n’a le droit de s’y déplacer qu’en empruntant les grands axes. Pour les djihadistes arabes, c’est une terre d’accueil parfaite.
En plus, ils ont l’appui de l’Inter-Services Intelligence (ISI), les services secrets pakistanais, qui jouent un rôle des plus important dans la guerre d’Afghanistan. Leur voyage est financé soit avec leur propre argent soit par les sociétés de charité islamique des pays du Golfe. Ce n’est qu’à la fin des années 1980, quand le djihad afghan deviendra une cause très populaire chez les jeunes Saoudiens, que leurs billets d’avion seront pris en charge par les autorités du royaume.
Les combattants arabes ne sont d’ailleurs pas aimés des Afghans, qui ne leur ont jamais demandé de venir et les dénigrent volontiers. Ils les surnomment « les ânes qui nous apportent l’argent ». Certes, ils sont fascinés parce qu’ils parlent la langue du Coran mais ils leur reprochent leur sectarisme et leur hostilité à l’égard de l’islam bâtini (l’islam des saints et des mystiques), dans lequel baigne une large partie de l’Afghanistan. Et puis, ils leur font grief de chercher à les convertir à l’islam wahhabite plutôt que de se battre.
Le reproche est fondé. Dans sa biographie de Ben Laden, le journaliste du New York Times, Jonathan Randall, établit que seuls 44 combattants arabes – sur les 7 000 qui, au total, s’engagèrent dans le djihad contre les Soviétiques – ont trouvé la mort. Avant 1985, ils n’étaient que quatre à avoir été tués au combat.
« Tel un ange », Ben Laden « nous vient du paradis »
Un incident a cependant mis en alerte la CIA. Dans son phénoménal livre d’enquête Ghost Wars (Penguin Books, 2005), consacré aux guerres secrètes de la CIA en Afghanistan, Steve Coll, un autre journaliste du New York Times, raconte que deux responsables de la Centrale, de retour d’une banale mission sur la frontière afghane, sont tombés à cette époque sur un barrage de djihadistes qui ont voulu les assassiner. Heureusement, l’un des deux agents était arabophone, ce qui les a sauvés in extremis.
Des télégrammes fusent alors pour Washington, afin de mettre en garde contre ces Arabes afghans qui professent une haine totale des Occidentaux et dont les agissements inquiètent les ONG étrangères et nombre de résistants afghans. Mais la priorité américaine reste la chute du régime de Najibullah. Les rapports de l’agence ne sont donc pas suivis d’effets. Le financement de la guérilla va même s’intensifier. Les djihadistes étrangers vont indirectement en profiter.
Les partis de la résistance afghane sont à ce moment-là de plus en plus divisés. Se mêlent de façon inextricable rivalités ethniques, tribales, religieuses, mais aussi idéologiques. La plus notable est celle qui oppose le Hezb-e-Islami du chef de guerre pachtoun, Gulbuddin Hekmatyar, à Ahmed Shah Massoud, le célèbre commandant tadjik de la vallée du Pandjchir.
Les deux adversaires sont pourtant issus des Frères musulmans et ont adopté la doctrine de Sayyid Qutb prônant le takfir, « l’excommunication », qui rend légitime l’élimination des dirigeants musulmans « impies » et « corrompus ». Mais le francophile Massoud est mille fois moins sectaire que Hekmatyar : il écoute la BBC, est favorable à l’éducation des filles et accepte dans sa vallée des infirmières françaises, celles que Hekmatyar appelle « les putains de Massoud ».
Fort de son immense prestige, Azzam se donne pour mission de réconcilier les deux ennemis. Il organise une rencontre entre eux. Elle n’aura pas lieu. Le 9 juillet 1989, 31 officiers de Massoud, dont huit de ses meilleurs commandants, sont assassinés par un chef du Hezb-e-Islami dans l’embuscade de Farkhar.
Dans cette lutte à mort entre les deux chefs, les volontaires arabes sont en très grande majorité du côté de Hekmatyar. C’est aussi le cas de Ben Laden, qui est hostile à Massoud – douze ans plus tard, il enverra deux Tunisiens, Abdous Sattar Dahman et Rachid al-Ouaer, l’assassiner.
Azzam s’oppose à toute extension du djihad hors d’Afghanistan, du moins tant que ce pays n’aura pas été libéré des « impies » qui le dirigent.
Azzam, lui, essaye d’empêcher cette fitna (discorde au sens religieux). Tout en vouant un quasi-culte à Massoud, au point de le comparer, lors d’une conférence de presse, à… Napoléon. Selon son gendre, l’Algérien Anas Hussein, un ancien djihadiste qui a raconté dans un récit (To the Mountains – My Life in Jihad from Algeria to Afghanistan, Hurst, 2019) ses dix ans passés en Afghanistan, Hekmatyar et Ben Laden se sont même offusqués de cette adoration, estimant qu’Azzam frisait « l’idolâtrie », l’un des pires sacrilèges aux yeux de l’Islam.
Ce n’est pas le seul point de désaccord entre le mentor et son élève : Azzam s’oppose à toute extension du djihad hors d’Afghanistan, du moins tant que ce pays n’aura pas été libéré des « impies » qui le dirigent. À quoi bon, plaide-t-il, appeler à la guerre sainte contre Moubarak ou Benazir Bhutto, alors premier ministre du Pakistan, quand les communistes règnent encore sur l’Afghanistan. Ce n’est pas l’avis de Ben Laden, qui, déjà, pense à l’après-Kaboul, et rêve d’étendre les frontières du djihad.
Azzam est soucieux de voir son élève s’éloigner de lui et quitter le Bureau des services, avec une bonne partie des volontaires. On sait par son gendre, Anas Hussein, que leurs relations ont commencé à se détériorer dès 1987. Un homme y a beaucoup contribué : le médecin égyptien Ayman al-Zawahiri, un rescapé des geôles de Nasser. Azzam croit que Ben Laden est tombé sous son influence et celle des Arabes les plus radicaux. « Je suis très fâché contre Oussama. Cet homme nous vient du paradis, tel un ange. [Mais] je m’inquiète pour son avenir s’il reste avec ce genre de personnes », confiera-t-il à son gendre.
Effectivement, Ben Laden et al-Zawahiri vont bientôt créer dans le plus grand secret, en août 1988, une nouvelle organisation, qui apparaît comme une scission du Bureau des services. Le nom de celle-ci est bien mystérieux : Al-Qaïda (« la Base »).
Mais c’est pour son propre avenir qu’Azzam aurait dû craindre. Le 24 novembre 1989, alors qu’il se rend à la « mosquée des Arabes » Saba-e-Lail de Peshawar pour y conduire la prière du vendredi, l’explosion d’une voiture piégée tue le cheikh palestinien et deux de ses fils.
Plus de trente ans plus tard, l’attentat n’a toujours pas été élucidé. Les pistes ne manquent pas. Pas moins de neuf, selon son biographe Thomas Hegghammer : Hekmatyar, qui n’a jamais hésité à tuer ses opposants ? Ayman al-Zawahiri, du fait de la rivalité entre Azzam et les djihadistes égyptiens ? Les services secrets jordaniens ? Le Khad (les services secrets afghans), mais il est à cette époque très affaibli ? L’ISI, dont les agents maillent la ville ? Voire Israël, la CIA ou le KGB ? Peut-être Ben Laden, même si l’hypothèse est peu crédible ? Une certitude : les services pakistanais connaissent la vérité.
L’attentat consacre Azzam comme martyr. Et fait de lui une icône absolue dans la mouvance islamiste : on ne compte plus les mosquées, les rues, les centres religieux, les sites Internet qui, dans le monde arabe, portent son nom. Des groupes armés se réclament de lui comme Ahrar al-Cham, en Syrie. Ses écrits ont influencé des générations de militants, plus ou moins radicaux. Son assassinat est l’équivalent pour la mouvance djihadiste de celui de Kennedy pour les pays occidentaux.
Aujourd’hui, une question hante les chercheurs : si Azzam, qui professait un anti-occidentalisme violent et haïssait l’Amérique, n’avait pas été tué, est-ce qu’il aurait cautionné les attentats du 11-Septembre 2001 ? « Il ne fait aucun doute que le Azzam de 1989 n’aurait jamais approuvé ces attaques parce qu’il n’a jamais plaidé pour un djihad contre l’Ouest, pour des tactiques de terrorisme international ou même pour des attentats suicides, répond Thomas Hegghammer. La vraie question est de savoir s’il serait devenu une personne qui aurait accepté de telles tactiques. Nous devons garder à l’esprit que personne à la fin des années 1980 n’a jamais proposé un djihad global contre l’Ouest, même pas Ben Laden. »
La mort d’Azzam est cependant l’occasion pour le Saoudien de prendre sa place comme « cerveau et cœur du djihad », même s’il n’a pas le même bagage religieux, de lui donner une nouvelle direction et de diriger en toute liberté, avec Ayman al-Zawahiri, la mystérieuse organisation secrète Al-Qaïda.
Jean-Pierre Perrin