L’histoire a son importance. Emportés par nos débats sur les statues, sur l’esclavage et sur le rôle de l’Empire [britannique], nous nous sommes habitués à ces affrontements incessants au sujet du passé. Mais une branche de l’histoire s’est maintenue jusqu’à présent au-dessus de la mêlée : celle de notre passé le plus ancien, de “l’aube” de l’humanité.
Pour l’anthropologue David Graeber [décédé le 2 septembre 2020, à l’âge de 59 ans] et l’archéologue David Wengrow, ce consensus est problématique. Comme ils l’affirment dans Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, un ouvrage aussi iconoclaste qu’irrévérencieux [à paraître le 10 novembre aux éditions Les Liens qui libèrent], une grande partie de ce que nous croyons savoir sur cette époque lointaine tient en réalité du mythe – l’équivalent moderne d’Adam et Ève et du jardin d’Éden.
Et c’est ce mythe que l’on retrouve, d’après les auteurs, dans des best-sellers comme Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, de Yuval Noah Harari (Albin Michel, 2015), ou Le Monde jusqu’à hier. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, de Jared Diamond (Gallimard, 2013). Des ouvrages qui ont en commun une certitude : plus les sociétés croissent, plus elles deviennent riches et complexes – autrement dit, “civilisées” – et moins elles sont équitables, c’est inévitable.
Les humains de la préhistoire vivaient, dit-on, comme les chasseurs-cueilleurs du désert du Kalahari [en Afrique australe]. Ils formaient de petits groupes mobiles qui pratiquaient avec désinvolture une sorte d’égalitarisme démocratique. Puis cette idylle primitive, ou cet enfer hobbesien (c’est selon), a disparu avec la sédentarisation et l’agriculture, qui ont nécessité que l’on gère tant la terre que la main-d’œuvre. L’apparition des premières villes, puis d’États, a requis des hiérarchies toujours plus développées, qui se sont accompagnées de toute la panoplie civilisationnelle – des dirigeants, des fonctionnaires, la division du travail et les classes sociales. La leçon est donc évidente : l’égalité et la liberté sont sacrifiées sur l’autel du progrès.
Un mythe bien pratique
Cette conception “étapiste” a pour origine la pensée des Lumières, estiment Graeber et Wengrow. Ils démontrent que si son attrait ne s’est jamais démenti, c’est parce qu’elle peut être utile tant à la gauche qu’à la droite. Pour les tout premiers libéraux comme Adam Smith (1723-1790), elle constituait un récit positif qui pouvait servir à justifier la hausse des inégalités causée par le commerce et la structure de l’État moderne.
Une autre version de l’histoire, défendue par le philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), s’est révélée tout aussi pratique pour la gauche : à “l’état de nature”, l’homme était à l’origine libre. Mais avec l’avènement de l’agriculture, de la propriété, et ainsi de suite, il s’était retrouvé enchaîné. Quant à Friedrich Engels (1820-1895), il a fusionné la fable du “bon sauvage” de Rousseau avec les idées évolutionnistes de Darwin pour accoucher d’une description marxiste, plus optimiste, du progrès : le communisme primitif a été remplacé par la propriété privée et les États, qui céderont à leur tour la place à un communisme prolétaire moderne.
C’est cette vision des choses, sous ses formes tant de gauche que de droite, que les auteurs s’efforcent de déconstruire en s’appuyant sur de récentes découvertes anthropologiques et archéologiques. Ainsi, des fouilles réalisées en Louisiane montrent que vers 1 600 avant J.-C., les peuples autochtones d’Amérique avaient édifié de gigantesques ouvrages de terre pouvant accueillir de grands rassemblements, où convergeaient des individus vivant à des centaines de kilomètres à la ronde – une preuve à rebours de l’idée que les chasseurs-cueilleurs menaient des vies simples et solitaires.
Par ailleurs, la prétendue “révolution agricole” – le pacte faustien qui aurait vu l’humanité troquer, au Néolithique, la simplicité égalitaire contre richesses, statut et hiérarchie – n’aurait tout bonnement jamais eu lieu. La transition de la cueillette à l’agriculture aurait au contraire été lente et chaotique. Une grande partie de ce que l’on a considéré comme des activités agricoles n’aurait en réalité relevé que de l’horticulture à petite échelle, tout à fait compatible avec des structures sociales horizontales. De même, l’avènement des villes n’a pas toujours nécessité des rois, des prêtres et des bureaucrates. Les cités de la vallée de l’Indus, comme Harappa [située sur le territoire de l’actuel Pakistan] vers 2 600 avant J.-C., ne recèlent rien qui ressemble à des palais ou à des temples, ce qui suggère que le pouvoir y était fragmenté plutôt que centralisé. Les arguments de Graeber et Wengrow sont convaincants, même s’ils admettent que les indices dont on dispose sont rares et sujets à interprétation.
En revanche, ils s’en prennent sans merci à un autre mythe, celui qui veut que le “bon sauvage” se soit doublé d’un idiot. Au XVIIe siècle, les Wendats d’Amérique du Nord ont donné du fil à retordre aux jésuites qui tentaient de les convertir. Ils se seraient même montrés plus éloquents que “les plus avisés bourgeois et marchands de France”. On a attribué cette sophistication intellectuelle aux conseils démocratiques des Wendats, qui se tenaient “quasi tous les jours dans les villages” et “les form [aient] au discours”. Grâce à ces talents et coutumes, avancent Graeber et Wengrow, les peuples prétendument primitifs étaient d’authentiques “animaux politiques”, bien plus que nous ne le sommes aujourd’hui.
Jusqu’à sa mort, l’an dernier, Graeber était un anarchiste de renommée mondiale, et l’un des chefs de file intellectuels du mouvement Occupy Wall Street (qui fête cet automne ses 10 ans). Au commencement était… s’inscrit assurément dans une longue tradition d’anthropologie antiétatiste. Il faut toutefois souligner que Graeber et Wengrow n’idéalisent nullement un quelconque “âge d’or”. Ils ne nous incitent pas à adopter un mode de vie paléolithique, mais mettent l’accent sur la variété ahurissante et le caractère hybride des sociétés humaines préhistoriques – tantôt hiérarchiques, tantôt non, égalitaires dans certains domaines, mais pas dans d’autres.
Questions essentielles
Un lecteur sceptique se posera inévitablement la question : si les États sous leur forme actuelle sont si inutiles, pourquoi dominent-ils à ce point le monde ? Pour répondre, il aurait fallu que les auteurs expliquent de façon beaucoup plus détaillée pourquoi les États modernes sont apparus, comment il aurait pu ne pas en être ainsi et comment nous pourrions vivre sans eux.
Malgré tout, la chasse aux mythes est une tâche cruciale en soi. Alors que nous sommes en quête de nouveaux moyens durables d’organiser notre monde, nous devons comprendre toutes les façons qu’ont eues nos ancêtres de penser et de vivre. Et nous nous devons de remettre en cause les versions de notre histoire que nous avons acceptées sans nous poser de questions depuis bien trop longtemps.
David Priestland
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