Le Groupe d’experts international sur l’évolution du climat (GIEC) définit la neutralité carbone comme l’équilibre, à l’échelle mondiale, entre les émissions et les absorptions de CO2 anthropiques sur une période donnée.
En cohérence avec la définition du GIEC, l’Agence de la transition écologique (Ademe) rappelle que le concept de neutralité carbone n’a « réellement de sens qu’à l’échelle de la planète » et « ne peut pas s’appliquer à une autre échelle – territoire infranational, organisation [entreprises, associations, collectivités, etc.], produit ou service, etc. Individuellement ou à leur échelle, les acteurs économiques, collectivités et citoyens qui s’engagent pour la neutralité carbone ne sont, ni ne peuvent devenir, ou se revendiquer, “neutres en carbone”, l’atteinte d’une neutralité carbone arithmétique n’ayant pas de sens à leur échelle. »
Grande marge de manœuvre
En dépit de la définition qu’en donne le GIEC, et ignorant la position de l’Ademe, certaines entreprises revendiquent pourtant, dans leurs annonces publicitaires, la neutralité carbone de leurs produits. A supposer même que le concept ait un sens à leur échelle, le mode opératoire utilisé par ces entreprises pour afficher la neutralité carbone de leurs biens ou services repose sur le triptyque « mesurer, réduire, compenser », éminemment critiquable.
« Mesurer » : les standards et protocoles existant sur le marché laissent aux entreprises une grande marge de manœuvre concernant le périmètre des émissions à intégrer dans leur évaluation, et n’incluent pas systématiquement les émissions les plus significatives de leur chaîne de valeur. La neutralité ainsi revendiquée ne concerne donc jamais la totalité des émissions de l’entreprise.
« Réduire » : les réductions d’émissions annoncées sont autodéclaratives, estimées sur la base d’actions souvent peu ambitieuses et difficilement vérifiables.
« Compenser » : le procédé consiste à financer, par l’achat de « crédits-carbone », le développement de puits de carbone ayant vocation à absorber les émissions que l’entreprise n’a pu éviter ou réduire. Ne disposant pas actuellement de technologies efficientes pour absorber des quantités significatives de CO2, ces crédits financent principalement le développement de puits biologiques (projets de forestation ou de reforestation).
Viser une neutralité carbone par compensation, en recourant au développement de projets de (re)forestation, revient donc à postuler une équivalence parfaite entre une émission immédiate et certaine de l’entreprise – entraînant des conséquences physiques directes sur le dérèglement climatique –, et une absorption future – en raison de la durée de croissance des arbres, sur plusieurs décennies – et incertaine – ces projets sont soumis à de nombreux aléas : leur annulation, incendies, sécheresse, etc.
En outre, la compensation, telle qu’elle est actuellement mise en œuvre, n’est pas universalisable puisque, d’après les estimations les plus optimistes, le potentiel d’absorption des émissions résultant de la forestation/reforestation des terres disponibles s’élèverait à 367 milliards de tonnes de CO2, soit l’équivalent de seulement dix années d’émissions (37 milliards de tonnes de CO2/an).
Relevons enfin que, parmi les difficultés évoquées, certaines sont indépendantes de la bonne volonté des entreprises. Ainsi, même une firme appliquant chacun des termes du triptyque « mesurer, réduire, compenser » avec la plus grande rigueur ne pourrait scientifiquement garantir la neutralité carbone de ses produits.
Promotion du « greenwashing »
Pour ces raisons, l’Assemblée nationale avait adopté, dans le cadre de l’étude du projet de loi Climat et résilience, un amendement posant l’interdiction pure et simple de revendiquer la neutralité carbone d’un produit ou d’un service, interdiction expressément motivée par le fait qu’une telle allégation « ne trouve aucun fondement scientifique ».
Introduisant une exception à cette interdiction, le Sénat a créé une brèche dans le dispositif légal, non refermée par la commission mixte paritaire. La version définitive du texte, codifiée à l’article L. 229-68 du code de l’environnement, dispose désormais qu’« il est interdit d’affirmer dans une publicité qu’un produit ou un service est neutre en carbone (…), à moins que l’annonceur ne rende aisément disponibles au public les éléments suivants :
1 - Un bilan d’émissions de gaz à effet de serre intégrant les émissions directes et indirectes du produit ou du service ;
2 - La démarche grâce à laquelle les émissions de gaz à effet de serre du produit ou du service sont prioritairement évitées, puis réduites et enfin compensées ;
3 - La trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre est décrite à l’aide d’objectifs de progrès annuels quantifiés ;
4 - Les modalités de compensation des émissions de gaz à effet de serre résiduelles respectant des standards minimaux définis par décret. »
Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Le “greenwashing” est devenu un lieu commun trop facile »
Ainsi, le législateur, dont le but initial était d’interdire une « allégation qui ne trouve aucun fondement scientifique », autorise finalement les annonceurs à revendiquer la neutralité carbone de leurs produits sous réserve qu’ils démontrent s’être conformés à la méthode « mesurer, réduire, compenser », elle-même dépourvue de toute valeur scientifique.
Bénéficiant d’une autorisation expresse de la loi, les annonceurs peuvent désormais afficher une neutralité carbone dépourvue de toute réalité physique, sans craindre d’être poursuivis du chef de pratiques commerciales trompeuses. Posant une interdiction de façade, ce texte encadre, et donc promeut le « greenwashing ». Plus grave encore : il ancre, dans l’inconscient collectif, le biais selon lequel la neutralité carbone serait facilement atteignable, sans qu’il soit nécessaire de repenser notre structure socio-économique.
Paul Dalmasso, avocat