La démocratie américaine est en danger. Nous l’avons échappé belle lors des élections de 2020 et les machinations qui ont suivi [1], mais la prochaine fois, nous n’aurons probablement pas cette chance.
Depuis la guerre civile américaine, notre patrie n’a jamais été aussi divisée. Les progressistes et les minorités ethniques dominent les villes et les régions côtières, les pro-Trump règnent sur les vastes zones rurales de l’intérieur du pays. Ces deux groupes ont des sources d’information complètement différentes. Les algorithmes des réseaux sociaux accélèrent cette division et entravent toute cohésion nationale autour de faits communément acceptés – comme la légitimité des résultats de 2020, rejetés par 72 % des républicains.
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La progression démographique – en 2045, les « Blancs non latinos » représenteraient déjà moins de 50 % de la population – menace les soutiens de Trump qui tentent de construire un rempart autour de ce qui reste de leur empire. En cela, ils se trouvent confortés par un système politique dérivé de l’époque de l’esclavage qui institutionnalise un pouvoir disproportionné des conservateurs ruraux.
D’abord, à travers la composition du Sénat, où tous les Etats ont deux sénateurs. Alors que le Wyoming rural, avec 579 000 habitants, envoie à Washington deux sénateurs républicains, la Californie, avec ses 39,5 millions d’habitants, envoie au Sénat deux démocrates. Le collège électoral transpose cette inégalité à l’élection présidentielle, où un candidat conservateur minoritaire peut facilement devenir président. Ce fut le cas pour Donald Trump en 2016 comme pour George W. Bush en 2000.
Radiation des listes
Ces anomalies faussent la vie politique surtout lorsque le Parti républicain demeure assujetti au culte de la personnalité de Donald Trump. Les élus républicains qui s’opposent aux délires de l’ancien président sont confrontés, aux élections primaires républicaines, à des candidats pro-Trump. Le GOP [Grand Old Party] ne cherche même plus à proposer des politiques capables d’attirer une majorité d’Américains, ce qui l’obligerait à reconnaître la défaite de Trump, assouplir ses positions contre l’IVG [interruption volontaire de grossesse], combattre le changement climatique, accepter un contrôle plus strict des armes à feu, etc. Sa stratégie consiste plutôt à fausser encore plus le jeu en supprimant le vote des minorités et en s’appropriant la machine électorale.
Depuis l’élection de Joe Biden, les républicains mènent une campagne Etat par Etat pour subvertir l’expression de la volonté populaire. Selon une étude du Brennan Center for Justice [2], dix-huit Etats ont déjà promulgué trente nouvelles lois qui rendent le vote plus difficile : l’inscription est rendue plus onéreuse, les électeurs qui ne votent pas lors d’une élection peuvent être radiés des listes, le vote par correspondance a été complexifié, les heures de vote sont limitées, etc. Les républicains justifient ces mesures par des mensonges empreints de racisme sur les supposées atteintes à la sécurité électorale, mais elles reposent en réalité sur un constat : comme l’a reconnu Donald Trump lui-même, si l’accès aux urnes était simple et facile, « vous n’auriez plus jamais un républicain élu dans ce pays » [3].
A la Chambre des représentants, la stratégie républicaine consiste en une politique partisane extrême de découpage électoral – le gerrymandering : l’Ohio par exemple, où Joe Biden a obtenu 45 % des voix, a élu douze représentants républicains et quatre démocrates. Des études ont montré que les démocrates doivent remporter le vote populaire à la Chambre par une marge de onze points pour obtenir une courte majorité, comme celle dont ils jouissent actuellement. Mais comme le recensement national de 2020 donne lieu à un nouveau découpage, nous assistons à une vraie frénésie de gerrymandering, ce qui devrait permettre aux républicains de regagner le contrôle de la Chambre en 2022, même sans gagner une seule voix de plus qu’en 2020.
Démis ou chassés
Plus effrayants sont les efforts pour éliminer les garde-fous qui protègent l’intégrité du comptage. En 2020, beaucoup d’Américains ont découvert qu’après le dépouillement, il y avait tout un processus de certification des résultats à différents niveaux. Traditionnellement, ces certifications étaient automatiques, mais Donald Trump et ses soutiens, invoquant des fraudes non existantes, ont mis la pression sur des fonctionnaires et des élus à chaque niveau, jusqu’au Congrès, le 6 janvier 2021 – l’insurrection contre le Capitole n’étant que la partie visible de l’iceberg – pour annuler sa défaite.
Mais ces efforts spontanés et amateurs afin d’« arrêter le vol » des élections de 2020 ont cédé la place à une campagne nationale organisée pour garantir que les partisans de Trump auront le contrôle sur les fonctionnaires électoraux qui leur manquait alors [4]. Les républicains récalcitrants, qui ont sauvé le pays en refusant de déclarer faussement une fraude ou de « trouver » plus de voix pour Trump – comme ce dernier l’avait expressément demandé [5] –, sont systématiquement démis ou chassés de leurs fonctions. Certains Etats républicains ont explicitement donné à leur législature le pouvoir d’annuler le vote populaire et de choisir directement leurs grands électeurs.
L’érosion de Joe Biden dans les sondages depuis la débâcle du retrait des troupes américaines de l’Afghanistan, la résurgence du Covid-19 et l’incapacité du président à faire voter ses projets phares sur la relance économique – en raison du pouvoir de blocage de la minorité républicaine au Sénat – hypothèquent les chances électorales des démocrates.
Il est plus que probable que les républicains remportent les élections législatives de mi-mandat en 2022, même avec une minorité de voix. En supposant qu’il soit en bonne santé, Donald Trump sera presque certainement candidat à la présidence en 2024. Nous risquons alors le chaos. Si Donald Trump devient président en étant encore plus minoritaire en nombre de voix, il aura certainement le contrôle de tous les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Et alors la démocratie américaine ne sera plus qu’un souvenir.
Reed Brody, avocat